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Nita Deerpalsing : «Il y a dans ce pays un ‘Welfare State for the well-connected’»

L’ancienne députée du Parti travailliste (PTr), Nita Deerpalsing, s’exprime sans détour sur le début de ce nouveau mandat gouvernemental. Elle pointe particulièrement du doigt les acteurs économiques qu’elle accuse de continuer à puiser dans les ressources de chaque Mauricien. Selon elle, ces derniers bénéficient de subsides permanents et considérables, au détriment de la population, en raison de leurs connexions privilégiées au sommet de l’échiquier économique.

Vous avez personnellement vécu le fonctionnement d’un gouvernement dirigé par Navin Ramgoolam entre 2005 et 2014. Quelles attentes nourrissez-vous aujourd’hui pour 2024, et, parallèlement, quelles erreurs de cette période souhaitez-vous absolument éviter de voir se reproduire ?
D’abord, il faut bien situer le contexte du rejet cinglant de l’ancien régime. Une grande majorité de la population a justement bien vu que le pays sombrait dans une ambiance quasi-mafieuse. Le pays aurait été carrément irrécupérable si jamais on n’avait pas mis l’ancien régime hors d’état de nuire à tout ce qui était le fondement même de notre démocratie.

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Personnellement, je trouvais que c’était sidérant qu’un chef d’État digne de ce nom pouvait même considérer qu’un Phokeer avait les qualités nécessaires pour diriger les travaux de l’Assemblée nationale. Et qu’on reste figé, qu’on ne prenne absolument aucune mesure corrective, qu’on laisse ainsi, sombrer notre Parlement dans les pires ténèbres – semaine après semaine - avec des hurlements grotesques et des expulsions à la pelle accompagnées, s’il vous plaît… de « diagnostics » médicaux ! Personne n’oubliera les « Collect this man, take him to hospital », « There is a sick man in Parliament » et j’en passe ! 

Par ricochet, on envoyait un message à tous ceux qui regardaient les travaux de l’Assemblée nationale que le bullying se pratiquait sans gêne au plus haut niveau de notre pays. Je me demande comment personne ne s’est rendu compte qu’au-delà du tort fait au concept sacré d'« accountability », on renforçait chaque semaine, auprès de la population, le message, pas trop subliminal, que le bullying était totalement acceptable dans notre société.

Vous rendez-vous compte ? Cela ne semblait perturber personne au sein de la majorité de l’époque… Pire encore, chacun des frontbenchers se levait avec un plaisir manifeste pour « seconder » des motions, toutes plus insignifiantes les unes que les autres.

Ne serait-ce que pour avoir sanctionné cela, il faut remercier la majorité de la population qui a su faire le bon choix.

Avec le début de mandat du nouveau gouvernement, observez-vous des signaux concrets de réforme institutionnelle qui traduisent le slogan de rupture mis en avant lors de la campagne ?
Pour les réformes institutionnelles en profondeur, il faudra clairement donner du temps au nouveau gouvernement. Cependant, je suis d’avis que les conférences de presse au sujet de la Mauritius Investment Corporation (MIC) était le premier mauvais cinéma à déplorer. Il faut aussi que les uns et les autres se rendent compte que les méthodes des années 2 000 n’auront pas les mêmes effets sur une population de 2024.

Tenter de canaliser l’attention de la population sur un « petit poisson » qui a mangé Rs 45 millions, tout en appliquant strictement la fameuse « clause de confidentialité » au sujet de ceux qui ont englouti Rs 2 milliards ou Rs 4 milliards de la caisse publique, relevait d’un profond mauvais goût. C’était même une insulte à l’intelligence collective du peuple.

Un autre faux pas : cette division de la classe travailleur au sujet du 14e mois. Certes, nous sommes tous d’accord pour dire que le 14e mois représente une charge importante pour la caisse publique, surtout après les dilapidations liées à la CSG, entre autres. Cependant, je pense que le PM a été très mal avisé d’appliquer un ‘cap’ de Rs 50 000. Clairement par ceux qui ont une dent contre la classe moyenne qui continue à se rétrécir.  La classe moyenne est connue dans plusieurs pays pour être un des moteurs de croissance nationale. Vous rendez-vous compte : seules quelque 65 000 personnes touchent au-delà de Rs 50 000 par mois dans ce pays ? Cela en dit long sur l’état de notre ‘salary curve’. Ceci étant dit, il aurait été préférable de réduire le ‘cap’, à disons Rs 35 000/40 000 et donner une ‘token compensation’ de Rs 5 000/ 7 000 à tous ceux touchant au-delà du ‘cap’. 

Pourquoi je dis cela ? Si vous faites un sondage, vous verrez que plusieurs familles de cette catégorie emploient des ‘helpers’ à domicile. Ils ont donc eux-mêmes des travailleurs à payer. En leur donnant absolument rien, le gouvernement leur envoie le message suivant : « On s’en fiche, débrouillez-vous ». C’est du mépris alors que les bénéficiaires des Rs 2 milliards et Rs 4 milliards sont protégés tous azimuts.

Je connais plusieurs familles à Quatre-Bornes, par exemple, qui ont voté pour ce gouvernement, qui touchent plus de Rs 50 000 par mois, qui ont deux enfants étudiant à l’étranger (et qui ont déjà payé le prix d’une roupie dévaluée), et qui emploient un helper quelconque. Ces familles se retrouvent dans une situation cocasse, devant débourser plus que leur salaire mensuel pour le mois de décembre ! Franchement, je me demande qui est ce génie qui a pensé que cela correspondait à une quelconque notion de « fairness » ou de « justice », même si cela ne devait concerner qu’une seule famille de notre République.

Going forward, il faudra veiller avec vigilance qu’on ne pratique pas cette politique de division en ce qui concerne les salariés alors que les catégories (les bénéficiaires des Rs 2 milliards et Rs 4 milliards) continuent a « laugh all the way to the bank ».

Le gouvernement a-t-il fait preuve de responsabilité en tenant compte des impératifs économiques pour la mise en œuvre du 14e mois, ou estimez-vous que la décision aurait pu être mieux calibrée pour éviter d’accroître le mécontentement populaire ?

Comme je l’ai démontré, sur ce sujet, le concept de « fairness » et de « justice » n’a pas été de mise – surtout quand on sait que le ciblage ne se pratique pas en ce qui concerne les subsides accordés par toute la population aux plus nantis de la République. Que ce soit par des mécanismes comme le « stimulus package », la MIC, ou nos factures mensuelles d’électricité afin d’assurer les super profits des Independent Power Producers  (IPPs), quelle que soit la situation.

Quels seraient les principaux obstacles pour mettre en œuvre ces réformes dans un système souvent accusé de clientélisme ou de politisation excessive ?
Je crois que l’accès à l’information sera « LA » première source d’inoculation contre le pillage de notre caisse publique, contre le népotisme tel qu’on l’a vécu avec le précédent régime. En particulier, au sujet de cette politique de deux poids deux mesures à laquelle je faisais allusions plus tôt – entre l’élite économique et le reste du pays – je pense qu’il y a un « litmus test » important qui se profile à l’horizon.

D’habitude, dès qu’on parle de clientélisme ou de politisation excessive, notre attention est toujours canalisée ailleurs que vers les plus grands financiers des partis politiques. Le Défi Plus a récemment fait état de contrats des IPPs qui devraient être renouvelés bientôt.

D’abord, la population – étant le captive market – est en droit de tout savoir - absolument tout - sur la structure du prix qu’elle doit payer par Kwh sur sa facture d’électricité chaque mois. Tout comme pour le prix de l’essence et du diesel.

Surtout qu’on ne nous vienne pas servir la sauce de la fameuse « clause de confidentialité » pour « des raisons commerciales » ou autre. On n’est pas dans un secteur compétitif régi par les « free market forces ». Très loin de la !

Voilà un pays où il existe un modèle économique où le peuple paie tout ce qu’il faut pour monter l’usine, tous les prêts possibles (même ceux des années 2000 déjà amortis !), le peuple paie les belles voitures de toute la famille des propriétaires, les jardiniers et les femmes de ménage, ainsi que les frais de scolarité privée des propriétaires, et j’en passe. Comme à l’époque de l’industrie sucrière qui ne déclarait jamais aucun profit.

Pour les IPP qui empochent des superprofits ronflants, quasiment tous les risques du business sont passés à la population, qui encaisse tranquillement chaque flambée du prix du charbon ou d’autres intrants. Il est à noter que ces IPP roulent principalement au charbon. La bagasse n’était qu’une petite excuse de ‘greenwashing’ pour bénéficier des fonds d’accompagnement de l’UE.

Il est aussi à noter que, lorsque des propositions de projets visant à produire de l’énergie à partir des déchets ont été faites – ce qui nous aurait obligés à faire le tri des déchets – ces projets ont été tués dès le départ par des campagnes de peur concernant la santé publique. On se souvient de ces grands panneaux publicitaires, coûteux, financés par des pseudo-ONG, qui parlaient de cancer, etc. Aujourd’hui, où en est-on avec Mare-Chicose ? Les gens qui vivent à proximité de Mare-Chicose sont-ils hors de danger concernant leur santé ?

Dans ce pays, il existe une catégorie de soi-disant « entrepreneurs » qui bénéficient de subsides permanents de la part de la population. Cette catégorie « d’entrepreneurs » ne supporte pas la compétition. Elle ne croit pas dans le concept d’une « économie de marché ». C’est pourquoi tous les autres projets sont tués.

Cette catégorie « d’entrepreneurs » vit allègrement sur le concept de « socialiser tous les risques, privatiser tous les superprofits ». Et ils ne peuvent continuer à le faire qu’avec la complicité de divers protagonistes en tant que dirigeants de ce pays. Ils continuent de nous chanter le fameux refrain « There Is No Alternative » (TINA).

Il existe dans ce pays un « Welfare State for the well-connected ». Un Welfare State qui continue de puiser dans la poche de chaque Mauricien, de toute la population, afin d’accorder d’énormes subsides permanents à cette catégorie de ‘well-connected’.

Il faudra donc observer ce que fera un gouvernement élu sur la plateforme du « sanzman », d'autant plus avec Rezistans ek Alternativ (ReA) intégré à ce gouvernement. Ce sera un véritable « litmus test’ du « sanzman », de la « rupture » ou d'autres promesses similaires.

En matière de nominations, aucune véritable révolution n’a été observée jusqu’à présent, notamment avec l’absence de création d’un Appointment Committee pour les postes stratégiques…
Quand la caisse publique est vide, y a-t-il une logique pour que l’argent public paie pour un poste de vice-Président vase à fleurs ? La population paie un salaire d’environ Rs 500 000 par mois pour ce poste. Elle s’acquitte aussi des factures d’électricité, d’eau, d’essence, de transport et des frais de voyage du titulaire à ce poste. 

N’est-ce pas un cas flagrant de gaspillage de fonds publics ? Pour quelques jours d'absence possible du Président ? De toute façon, où qu’il se trouve dans le monde, on paiera le billet d’avion pour qu’il rentre au pays dans les 24 heures si le besoin se faisait sentir. Cette excuse ne tient donc pas la route, et il faudrait une fois pour toutes abolir ce poste vase à fleurs qui coûte plus de Rs 700 000 par mois au contribuable.

Quant à l’Appointment Committee, nous espérons que toutes les nominations politiques se feront à travers ce type de comité, qui aura la tâche de vérifier les certificats et de s’assurer que les personnes sont « fit and proper ». Mais même en l’absence de ce comité, qui n’est pas encore mis en place, on s’attend quand même à ce qu'une forme de due diligence soit effectuée avant toute nomination politique.

Mais ce qui est également important, au vu des nominés politiques de l'ancien régime qui s'accrochent indignement à leurs postes, c'est de modifier la loi afin que tout contrat d'un nommé politique soit automatiquement terminé après un changement de Premier ministre.

Qu'une avouée, proche de l'ancien régime, continue d'empocher des ‘retainer fees’ de la part d'institutions publiques grâce à une nomination politique est incroyable ! On se demande où est passé le sens de l'amour-propre, de la dignité de ces personnes.

L’ancien gouvernement avait introduit une série d'allocations sociales, dont certaines ont suscité des débats. En ce sens, vous attendez-vous à ce que le gouvernement apporte des réformes majeures concernant certaines de ces aides, notamment dans le contexte de la situation économique actuelle ?
Il est clair qu’il s’agissait plutôt d’une politique pleine de cynisme, axée sur l’idée d’assurer qu’un peuple devienne l’esclave du régime du jour. La destruction du NPF au profit d’une CSG qu’on a tout bonnement vidée, comme dans une sorte de ‘Ponzi Scheme’, est hallucinante. Si ce n’est criminel ! La population a raison d’attendre que des enquêtes soient initiées au plus vite contre ces personnes qui ont ainsi joué avec la caisse publique. Mais tant que notre « income curve » restera ce qu’elle est, la grande majorité de la population restera victime de toute tentative d’utiliser l’argent public comme appât pour des votes ou autre. Il faudra donc à ce gouvernement de travailler pour que cette « income curve » ne soit pas aussi fragile dans cinq ans.

Au sujet de la fraude et de la corruption, il est surprenant de constater que la Financial Crimes Commission (FCC), malgré ses critiques, continue d’exister. Quelles sont vos attentes concernant les mesures que le gouvernement devrait mettre en place pour renforcer l’efficacité de la FCC dans la lutte contre la fraude et la corruption ?
Sur ces questions de fond, il serait injuste d’attendre que celles-ci soient réglées en moins de deux mois depuis que ce gouvernement est au pouvoir. Donnons du temps, mais restons vigilants. Il ne faut surtout pas que les mauvaises habitudes de l’ancien régime perdurent.

Pensez-vous que des amendements législatifs devraient être envisagés pour supprimer certaines dispositions qui permettent au directeur de la FCC de contourner les prérogatives du DPP, notamment en ce qui concerne le pouvoir de lancer des poursuites ?
Il faut s’inspirer des meilleures pratiques des démocraties où les systèmes de lutte contre la corruption sont efficaces. Des systèmes qui renforcent les contre-pouvoirs afin de s’immuniser contre les abus et dérives possibles dans tout système où il y a trop de pouvoirs. Il ne faut surtout pas que l’on revive les traumatismes liés à la fragilisation des institutions démocratiques, comme l’arrestation d’un DPP sur les instructions d’une « lakwizinn mafieuse ».

À l’approche de 2025, quel est votre souhait pour renforcer la démocratie ? Quelles sont les réformes nécessaires pour assurer un système politique encore plus transparent et équitable ?
Je vais être brève même si la réponse à cette question mérite une élaboration importante. 

Ce que je souhaite, c’est que ces deux mots qui me tiennent à cœur guident toutes les actions du nouveau gouvernement : « lazistis ek lakorite. »
n En sachant qu’il n’y aura ni « lazistis », ni « lakorite » aussi longtemps qu’il y aura des ciblages mal inspirés qui ne font que diviser la population, pendant que les plus riches des riches s’enrichissent aux frais du peuple.

  • En sachant qu’il n’y aura ni « lazistis », ni « lakorite » aussi longtemps qu’on plombera l’école publique et les services de santé publics afin de favoriser l’émergence des écoles privées et des cliniques de luxe.
  • Un pays où il existe une ségrégation économique (selon le pouvoir d’achat) dans le domaine de l’éducation dès le plus jeune âge ne peut jamais rêver de nation building, de ce mot très mauricien : « lakorite. »
  • Aussi longtemps qu’on n’aura pas, comme dans les années 70, une majorité d’écoles où les Mauriciens de toutes les classes sociales, de toutes les diversités possibles peuvent se côtoyer et forger dès leur plus jeune âge des liens de citoyenneté commune, du sens du bien commun, nous continuerons à produire une nation de citoyens qui grandissent avec le concept de ségrégation. Et nous paierons le prix très cher par la suite.

Il faut ajouter qu’il n’y aura certainement pas de bien-être si le peuple continue, dès son plus jeune âge, à développer des complexités médicales en consommant majoritairement des Ultra Processed Foods (UPF), sans que ceux en charge des politiques publiques ne se sentent concernés. La classe populaire, qui ne peut consommer que la malbouffe des UPF parce que c’est ce qui lui est « abordable », est particulièrement vulnérable. La grande majorité de la population se dirige donc inexorablement vers des troubles de santé bien avant l’âge de la retraite. Une population profondément malade ne peut pas produire de prospérité ni de joie, et encore moins rêver de « lazistis ek lakorite. »

  • defimoteur

     

 

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