
Quand le feu dévore tout, seuls le courage et la solidarité peuvent sauver des vies. Retour sur ce drame bouleversant de 1995 à Belle-Étoile, où une famille a défié les flammes et l’impossible pour reconstruire son avenir.
Belle-Étoile, Beau-Bassin, un dimanche d’août 1995. Le feu dévore une maison. Au premier étage, des cris, des pleurs, des enfants… des bébés. En bas, des bras tendus, nus, comme seuls filets de sauvetage. Ce qui se joue là n’est pas un scénario de cinéma mais un drame bien réel. Il y a 30 ans, l’île toute entière assistait, médusée, à ce qui restera comme « le saut de l’ange ».
Qui oserait « parachuter » des bébés de trois mois, de trois ans et de quelques mois de plus, du premier étage d’une maison envahie par les flammes, pour sauver la vie de ces petits anges ? Si ces bouts de chou passaient à travers, c’était la mort assurée. Ce dimanche 13 août 1995, jour de la foire annuelle des fonctionnaires au Gymkhana, le drame se produit.
The Sun, aujourd’hui disparu, publie le lendemain, sous l’objectif du regretté photographe Rajen Rengasamy, des clichés qui feront date. Des images prises sur le vif. Choquantes. Bouleversantes.
Jeudi 7 août 2025, Raj Mukool, 64 ans, fait ronronner sa machine à coudre électrique. Garnisseur et menuisier, il confectionne une couverture de sofa dans l’atelier familial « Mukool Salon Confort », ouvert en 1985. À ses côtés, son petit frère Anand, même métier, même passion.
Alors que ce dernier poursuit l’ouvrage, Raj, tout en simplicité, va chercher des pochettes plastifiées contenant l’édition du Sun du 14 août 1995. Cet incendie, qui avait ravagé l’atelier familial, et surtout, qui avait failli détruire toute sa famille, est resté gravé dans le marbre de sa mémoire, 30 ans après.
Il étale la copie du journal et des photocopies en noir et blanc du même journal. « D’abord, je voudrais encore une fois remercier le journal The Sun et ses journalistes qui avaient couvert ce drame, je leur dis Om Sairam. Sans ces photos de sauvetage et de la gravité de l’incendie qui a ravagé l’atelier familial, nous n’aurions pu nous défendre en Cour contre des poursuites au civil entamées par des proches du soudeur retrouvé mort dans les toilettes au premier étage (voir plus loin) », dit Raj.
Le jour où tout a basculé
Le sexagénaire n’a rien oublié, 30 ans après. « La veille, soit le samedi 12 août, il y avait une prière de 40 jours après le décès de notre ‘nani’. Toute la famille était réunie et après le rituel, certains sont restés chez nous pour dîner et dormir », raconte-t-il.
Rien, à ce moment-là, ne laissait présager un tel drame. « Le lendemain matin, quand l’incendie a éclaté, certains ont pu prendre la fuite par les escaliers sous un épais nuage de fumée asphyxiante et une chaleur insupportable. » En revanche, les femmes et les enfants étaient coincés à l’étage.
« Au premier étage, les jeunes neveux et nièces, ma femme, mes deux belles-sœurs, mes deux beaux-frères, et ma sœur sont restés prisonniers de l’intense chaleur et de cette fumée suffocante », se remémore Raj. La terrasse à l’arrière était impraticable, ajoute-t-il, à cause de la fumée brûlante. « Nous leur avions demandé de venir au bord de la dalle du côté droit de la maison et de sauter. »
C’est ainsi que commence le sauvetage à mains nues. « À trois frères, nous avons demandé d’envoyer les enfants d’abord. » La première à être « larguée » ? Yasoudha, 3 mois, la fille de son frère Anand. « On l’a réceptionnée alors que le feu se propageait dans l’atelier et que la fumée envahissait le premier étage », se souvient Raj.
Trente ans après, Anand est parfaitement conscient que c’était à quitte ou double. Mais, à ce moment-là, l’instinct paternel était le plus fort : « Je n’ai pas eu peur de réceptionner ma fille. »
Cela a ensuite été au tour de Divya, puis des autres enfants, l’un après l’autre. « Tous ont atterri entre nos mains », poursuit Raj. Oui, c’était un risque à prendre, concède-t-il. « Ils étaient encore des enfants, et même des bébés. »
Les adultes suivront. Anand n’a rien oublié du saut de sa femme : « Elle a sauté, mais elle a percuté un bout d’un rebord en béton et s’est cassée la jambe, mais je l’ai réceptionnée et elle était sauve. »
Là-haut, tout partait en fumée. « Monn trouv nou lakaz kouma pe brile… J’avais la respiration coupée par l’épaisse fumée noire qui se dégageait de notre maison, j’avais envie de vomir. » Ces images effroyables, ces sensations sont marquées au fer rouge dans sa mémoire. « Mais je suis content que nous ayons pu sauver nos enfants », dit Anand.
« Ce moment-là a été terrible, c’est inoubliable. Mais Dieu était avec nous », renchérit Raj Mukool. Ce dernier se souvient qu’il ne disposait que de 65 roupies ce jour-là, qu’il a utilisées pour acheter des savattes et des jus pour les enfants rescapés.
Tout perdre, tout recommencer
Équipements, matériaux, stocks en bois, éponge, toiles… En quelques heures, les Mukool ont vu leur gagne-pain partir en fumée ce dimanche 13 août 1995. Une fois le feu éteint, ils ont dû débarrasser leur atelier. « En haut, tous les meubles de ma chambre en bois de Sapelet, la télévision, la vidéo, le frigo, tout a été carbonisé », rapporte Raj.
« Il a fallu recommencer à zéro, alors que nous n’étions pas riches. Nous gagnions simplement notre vie. Il a fallu renvoyer une douzaine de membres du personnel », relate-t-il. Aujourd’hui, il est seul avec son frère Anand à tenir le business. « Nous sommes seuls à subvenir aux besoins de la famille, mais nous y sommes arrivés. »
Dans cette épreuve, il y a aussi eu de la solidarité. Une voisine, feue Miss Ramkelawon, leur ouvrit sa maison. Elle les accueillit, le temps qu’ils se remettent de leurs émotions et se reconstruisent. « Sa Miss Ramkelawon-la ti ena enn bon leker. Li finn permet nou res kot li, li finn fer plas pou nou, donn nou manze, bwar », narre avec gratitude Raj.
Il confie qu’ils sont restés chez elle pendant un bon moment. Par la suite, ils ont loué une maison à Rs 5 500 par mois. « Sa lepok-la ti ser, me nou pa ti kapav abize tro lontan. » Le soutien de Miss Ramkelawon, ils ne l’oublieront jamais. « Nou fami dir Miss Ramkelawon ek zot fami ek tou dimounn ki finn donn nou zot ed dan tou manier, nou dir zot tou mersi », lance Raj.
Aujourd’hui, trente ans après, la vie a repris son cours. Les Mukool ont pu relancer leur atelier « avec beaucoup de patience et de difficultés ». Mais tout aurait pu être bien différent. Ils le savent. Et ils n’oublient pas.
Divya, la rescapée : « C’est l’oeuvre de Dieu »

Trente ans après ce drame qui a bien failli lui coûter la vie, Divya Mukool vit aujourd’hui au Luxembourg avec son époux, Satyam, depuis septembre 2024. À 33 ans, elle évoque avec une émotion palpable ce que ses parents, Raj et Manita Mukool, lui ont transmis sur ce jour d’août 1995.
« J’avais trois ans à l’époque. Je me souviens vaguement de cet événement, j’étais encore trop petite », confie-t-elle, entre deux sanglots, au téléphone depuis son appartement européen. « Lorsque mon ‘dad’ m’a montré le journal ‘The Sun’ qui avait fait sa Une sur cet incendie, j’ai compris que ce parachutage était l’œuvre de Dieu. »
Sans ce saut, sans le courage de ses proches – son père Raj, son « chacha » Anand et d’autres membres de la famille –, « je ne serais pas de ce monde aujourd’hui ». Il en va de même pour son frère Kreshan, son cousin Nilesh, et sa cousine Yasoudha, qui n’avait alors que trois mois. « Nous habitions tous ensemble au premier étage, tandis que le rez-de-chaussée était occupé par l’atelier de menuiserie et de garnisseur de mon papa et de mon ‘chacha’ Anand. »
Les images de ce jour-là la hantent encore, mais ce souvenir s’accompagne aussi d’une profonde gratitude. « Mes parents ont fait énormément de sacrifices pour m’offrir une bonne éducation, pour que je puisse devenir ce que je suis aujourd’hui : une professionnelle qui navigue dans les grandes eaux européennes de l’informatique. Sans eux, sans ce largage sans filet de protection, sans la certitude d’être réceptionnée au sol, je ne serais pas là pour vous parler aujourd’hui, car je serais morte le 13 août 1995 », insiste Divya.
Sans eux, je ne vous parlerais pas aujourd’hui, car je serais morte ce 13 août 1995»
Cette distance géographique l’empêche d’aider directement la famille restée à Maurice, et cela lui pèse. « Je sais que mon papa travaille toujours avec son frère Anand. Ils ont beaucoup donné pour tout reconstruire à zéro, car l’atelier avait entièrement flambé, et les équipements avaient été complètement détruits. »
Elle admire profondément la persévérance et la détermination de son père et de son oncle. « S’ils continuent aujourd’hui à exercer leur métier, c’est par passion et par amour pour leurs familles respectives. Ils ont su se relever avec courage pour reconstruire ce qu’ils avaient patiemment bâti tout au long de leur vie. »
Avant ce départ, Divya a passé plusieurs années dans une multinationale mauricienne. Avec son mari, expert en finances, elle a choisi le Luxembourg, une terre d’accueil pour expatriés, mais exigeante. « Au Luxembourg, les deux filières les plus recherchées sont les finances et l’informatique, mais il faut être des professionnels, car ce pays accueille des expatriés du monde entier, des professionnels. »
Ils s’adaptent lentement à leur nouvel environnement, mais l’hiver a été un choc. « Il fait un froid de canard, pas de soleil. Nous sommes obligés de prendre des compléments de vitamine D. »
Divya évoque aussi le coût de la vie, particulièrement élevé. « Il y a toutes sortes de taxes, individuelles et autres, sans compter le logement. » Même la nourriture lui semble chère. « Même le fast-food coûte cher, car il faut payer en euros. »
Alors, Satyam et elle se débrouillent pour acheter des légumes, du poisson et des fruits de mer. « Nous préparons nos menus un peu à la sauce mauricienne : simples, mais sympas et succulents. Mais il y a un avantage : tous les transports publics – trains, trams, bus – sont gratuits », dit-elle, le sourire dans la voix.
Quant à un retour au pays natal, il reste une éventualité lointaine : « Nous n’avons pas de pied-à-terre à Maurice, ni d’enfants. Mais nous allons économiser, essayer de nous construire un avenir professionnel, et peut-être, dans une quinzaine d’années, on verra. »
Enfin, à la jeune génération, Divya adresse ce message : « Ne jamais oublier d’où l’on vient, savoir remonter la pente quand on est au plus bas, comme notre famille l’a fait après l’incendie, et toujours rendre grâce aux parents et à Dieu. »
Le soudeur asphyxié au premier étage

Ce dimanche fatidique, un soudeur, habitué des lieux, avait pour mission de fixer les pattes des rideaux roulants de l’atelier situé au rez-de-chaussée. « Il est venu, je lui ai offert un verre de lait, et j’avais préparé un seau d’eau au cas où, car lorsqu’il commence à souder à l’extérieur, il faut souvent de l’eau pour éviter que le métal des rideaux roulants ne brûle », raconte Raj Mukool.
Il suppose qu’en soudant, la flamme de son chalumeau a vraisemblablement touché des éponges entreposées dans l’atelier. « Ces matériaux, très inflammables, ont rapidement pris feu, et l’incendie s’est propagé à l’ensemble de l’atelier, mêlant flammes et meubles en bois », pense-t-il.
Au premier étage, Raj s’était donné pour mission de faire évacuer sa mère âgée par un escalier situé à l’arrière du bâtiment, car elle avait subi de graves brûlures. Mais le soudeur était introuvable. Ce n’est qu’après l’intervention des sapeurs-pompiers qu’il fut découvert sans vie, asphyxié dans les toilettes du premier étage, réservées à la famille. « Il y a une autre toilette au rez-de-chaussée pour les employés, je ne comprends pas pourquoi il s’est caché là », raconte Raj Mukool. « J’ai identifié le soudeur pour la police. »
Rs 40 000 de bijoux disparus
L’or ne brûle pas, sauf s’il passe dans un four à plus de 400 degrés. Pourtant, ce même jour, lorsque Raj Mukool s’est rendu dans les décombres de leur salon après l’incendie, une autre perte, plus intime, l’attendait.
« J’ai ouvert un meuble qui contenait un tout petit coffre avec des bijoux : alliances, mangalsutra, batanas, bagues de fiançailles et de mariage, chaînes pour enfants et adultes… Tout avait disparu », raconte-t-il.
À ce jour, personne ne sait qui a dérobé ces précieux objets. Leur valeur était alors estimée à plus de Rs 40 000. Un mystère qui reste entier, au milieu des cendres.

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