Interview

Vina Ballgobin, universitaire et pédagogue: «Les problèmes de lecture-écriture s’aggravent»

Le recul des langues à Maurice, comme l’ont démontré les récents résultats du School Certificate (SC), n'est pas irréversible. Pour Vina Ballgobin, universitaire et pédagogue, il faut s'inspirer du système éducatif singapourien, un pays multilingue et pluriculturel, où l'anglais est le médium d'enseignement, comme à Maurice. Les résultats en français et en anglais montrent un déclin de ces deux langues à Maurice. Est-ce un fait propre ici ? Non, le déclin n’est pas spécifiquement mauricien. Si on s’en tient au test européen PISA (Program for International Student Assessment), concernant la performance des jeunes de 15 ans, il y a eu amélioration au niveau de la lecture dans 32 pays et régression dans 10 pays. En Angleterre, l’écart est énorme entre les meilleures et les pires performances. Depuis 2009, les résultats s’améliorent constamment en Espagne, en Irlande, en Roumanie, en Serbie, en Pologne, en Estonie, en Russie, à Taipei et à Macao (Chine) et Singapour. Dans ces pays, les résultats sont aussi meilleurs en mathématiques et en sciences. Le Singapour est multilingue et multiculturel, et le médium d’enseignement est l’anglais, comme à Maurice. Plus de 15 % des meilleurs lecteurs se trouvent à Singapour.
Faut-il s’inquiéter de la situation à Maurice ? Aujourd’hui, la motivation pour lire chute à la fin de l’école primaire et le plaisir de lire cède la place à d’autres loisirs. Les jeunes se plaignent du volume de lecture à faire durant les études. Hors de l’école, ils préfèrent l’écran sous toutes ses formes – télévision, Internet, téléphone portable, tablette. L’audiovisuel les intéresse plus que le visuel tout court. La démocratisation de l’accès à l’éducation a donné la possibilité à l’ensemble des jeunes Mauriciens d’intégrer le système scolaire. Toutefois, plus de 50 % des jeunes ne sont pas issus de familles où les parents ont l’habitude de lire, ne serait-ce que le journal. La plupart du temps, les bibliothèques scolaires sont peu fournies. Ils n’ont pas d’argent pour se procurer les ressources qui intéressent les jeunes. Combien de parents mauriciens ont-ils une bibliothèque à la maison ? Combien de parents lisent-ils autre chose que les grands titres d’un journal ? Puis, il y a eu une baisse dans les ventes de textes habituellement à grand tirage pour le monde scolaire, car les tirages de vulgarisation sont plus courts et plus faciles à comprendre et mémoriser. Le désintérêt pour les grands textes avec beaucoup de pages a commencé dans les années 1980. Cette tendance continue.
[blockquote]« L’usage des nouvelles technologies demande une discipline de soi, mais les jeunes en manquent cruellement »[/blockquote]
Sommes-nous dans une logique irréversible ? Non, rien n’est irréversible. La République de Singapour est très stricte sur la politique linguistique et éducative en milieu multilingue et multiculturel. Les chercheurs sont à l’avant-plan des recherches. Ils ne copient pas les recherches des autres pays sans tenir compte de leurs propres spécificités et besoins, notamment sur les plans politique, économique, social et culturel. Là-bas, les autorités font appel aux meilleures compétences sur le plan mondial. La compétence attire la qualité. Ces chercheurs font avancer les connaissances en sciences de l’éducation, notamment dans la manière d’améliorer la lecture et l’écriture en milieu scolaire. Les méthodes singapouriennes sont aujourd’hui expor-tées dans les pays où l’on veut exceller dans l’art d’améliorer la performance scolaire de l’enfant. Leur multilinguisme et leur multiculturalisme les ont rendus plus forts, plus performants. On a parlé de l’influence des réseaux sociaux, comme facteur incriminant. Peut-on s’en accommoder dans l’enseignement des langues ? L’Internet a cédé la place à des objets qui permettent une grande mobilité à son utilisateur : les téléphones mobiles connectés et les Smartphones sont partout. Il y a le célèbre Facebook, les chats et Twitter. On communique souvent dans une langue dépouillée. On va vite, on clique sur un bouton pour donner une appréciation sans avoir besoin d’expliquer ce qui nous dérange ou ce qu’on aime à travers des phrases structurées. En même temps, on lit peu. Alors, les mots disponibles pour s’exprimer sont en nombre limité dans le cerveau. On écrit des phrases très courtes. Les mots ne sont pas toujours précis. On comprend le sens en contexte. La manière d’écrire est influencée, car les jeunes ne savent pas comment s’y prendre autrement. Plus on est pressé, plus on laisse des erreurs dans les écrits. Qu'est-ce qui change dans l’enseignement par les nouvelles technologies ? À Maurice, les jeunes utilisent beaucoup l’outil informatique pour leurs loisirs, mais les recherches démontrent qu’ils préfèrent les cours en face-à-face à l’usage des nouvelles technologies. Ils aiment bien écouter l’enseignant et prendre des notes. Ils ont bien des difficultés à désapprendre les mauvaises habitudes comme mémoriser des contenus à partir de notes reçues. L’usage des nouvelles technologies demande une discipline de soi, mais les jeunes en manquent cruellement. La majorité des jeunes ont besoin d’un monitoring en permanence, alors qu’ils devraient être plutôt autonomes. Est-ce le livre, c’est-à-dire la version papier de la transmission du savoir, qui est aujourd’hui questionné ? Les recherches en éducation indiquent que le manuel scolaire demeure un outil indispensable. Dans les pays en voie de développement, les manuels sont une aide précieuse pour les enseignants eux-mêmes. Que ce soit un livre sur support papier ou un e-book, il s’agit de prendre le temps de lire un contenu. Or, les jeunes ont beaucoup plus d’activités disponibles sur Internet. Ce recul des langues n’a pas favorisé, si tant on pouvait le penser, l’avancée des sciences, des mathématiques ou de l’économie. Pourquoi ? À Maurice, on apprend de moins en moins par cœur. Mais cette pratique régresse lentement. Parfois, certains jeunes réussissent très bien en sciences où ils doivent écrire en anglais, alors que leurs résultats en anglais sont très moyens. C’est un paradoxe. Pour ce qui est des meilleurs étudiants, ils réussissent bien en général dans toutes les matières. Le problème : ils ne sont pas aussi nombreux qu’on le souhaiterait. L’éducation gratuite coûte cher à l’État mauricien, donc aux contribuables. Mais tant que le système ne fera pas plus de place aux sciences de l’éducation, ce sera difficile de voir la lumière au bout du tunnel. Assiste-t-on à ce qu’on appelle à la naissance d’un cyberlangage au détriment des deux principales langues étrangères à Maurice ? On assiste surtout à l’effet boule de neige dans le milieu éducatif. Lorsque les jeunes quittent le lycée, ils vont en milieu tertiaire et la majorité d’entre eux obtiennent un diplôme universitaire après trois ans d’études. Malheureusement, ils intègrent le milieu professionnel avec les mêmes faiblesses à l’écrit et en lecture. Alors que vont-ils transmettre aux collégiens ou aux élèves de l’école primaire à leur tour ? Ainsi, d’année en année, le déclin se poursuit et les problèmes de lecture-écriture s’aggravent. L’écrit est un outil pour élaborer le savoir. Lire, c’est imaginer et créer. Les supports changent, la relation culturelle avec l’écrit évolue. Tout se complexifie. Un jour ou l’autre, tous les Mauriciens se lèveront d’une seule voix pour réclamer la « fire-fighting strategy » afin d’améliorer la performance scolaire. Comme d’habi-tude, à Maurice, il faudra d’abord arriver à un seuil critique. Pour que nous ayons les mêmes résultats que Singapour, il faudra que nous touchions d’abord le fond du fond de la mare.
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