
Alors que la santé mentale s’impose comme un enjeu crucial dans le monde du travail, une étude révèle des fragilités persistantes chez certains groupes de salariés mauriciens. Entre pressions économiques, inégalités et quête de sens, la question du bien-être psychologique peine encore à trouver sa place dans les priorités des entreprises.
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Le débat autour de la santé mentale prend de l’ampleur dans le monde du travail et Maurice s’interroge sur sa propre réalité. Le ministre du Travail, Reza Uteem, a récemment tiré la sonnette d’alarme lors d’un atelier intitulé « Together for Decent and Stress-Free Workplaces ». Il a souligné l’absence d’obligation légale pour les employeurs d’organiser des bilans médicaux réguliers pour leurs salariés. Une lacune, selon lui, qui met en péril non seulement la santé des travailleurs, mais aussi la performance des entreprises.
Dans ce contexte, une étude conduite par le cabinet Analysis Kantar vient jeter un éclairage utile sur la situation locale. Basée sur les réponses de 780 salariés mauriciens, elle révèle que si près des deux tiers des répondants déclarent un bon état mental, des différences significatives existent selon l’âge, le genre et la situation familiale. La moyenne générale se situe à 7 sur 10, mais les jeunes adultes (25-34 ans), les femmes et les parents affichent des niveaux de bien-être psychologique moindres.
Des disparités révélatrices
Pour Manish Bundhun, Chief People Executive chez ENL et Rogers, ces résultats sont révélateurs de tensions structurelles au sein du monde professionnel mauricien. Il note que bien que le score global soit plutôt encourageant, les écarts constatés sont préoccupants. Les femmes, notamment, rapportent un niveau de bien-être légèrement inférieur. Il explique cette tendance par une pression multidimensionnelle, entre charge mentale, exigences professionnelles et responsabilités familiales.
Les jeunes travailleurs, pour leur part, semblent confrontés à d’autres défis. Selon Manish Bundhun, leur score plus faible pourrait refléter une difficulté à s’intégrer dans des environnements parfois perçus comme rigides ou peu humains. Ce groupe semble également en quête de sens et de reconnaissance dans leur emploi. À l’opposé, les travailleurs plus âgés, souvent plus établis, indiquent une stabilité émotionnelle plus marquée.
Adilla Diouman-Mosafeer, fondatrice de Talent Lab et HR Café, rejoint cette analyse. Elle précise que les femmes continuent de faire face à une double charge - professionnelle et domestique - malgré une évolution des mentalités. Cette réalité freine leur progression et ajoute une pression constante. En ce qui concerne les jeunes, elle évoque les difficultés d’insertion sur un marché de l’emploi compétitif et marqué par la précarité. La fuite des cerveaux, toujours d’actualité, accentue cette incertitude professionnelle.
Le bien-être, une nécessité stratégique
Le lien entre bien-être psychologique et performance en entreprise ne fait plus de doute pour nombre d’experts. Manish Bundhun souligne que l’état émotionnel des employés influence directement leur engagement, leur créativité et leur fidélité à la société. Cependant, il déplore que la performance soit encore trop souvent mesurée uniquement par des indicateurs financiers, au détriment de la culture d’entreprise et du climat de travail.
Investir dans le bien-être psychologique des salariés pourrait devenir un critère déterminant pour attirer des talents.»
Pour Adilla Diouman-Mosafeer, l’intégration de la santé mentale dans la gestion des ressources humaines est désormais incontournable. Elle affirme que les recruteurs doivent dépasser l’évaluation des seules compétences techniques pour considérer l’adéquation culturelle et la résilience psychologique des candidats. Ces dimensions, trop souvent négligées, pourraient pourtant jouer un rôle décisif dans la réduction du taux de rotation du personnel.
Elle insiste également sur les coûts indirects d’un climat de travail négligé : baisse de productivité, départs prématurés, dépenses accrues en recrutement et en formation. Le bien-être au travail, loin d’être un luxe, devient un facteur de compétitivité à long terme.
Une évolution progressive
Le constat partagé par les spécialistes reste clair : la prise de conscience avance, mais de manière inégale. Certaines entreprises intègrent progressivement des initiatives pour améliorer la qualité de vie au travail, telles que des programmes de soutien psychologique, des horaires plus flexibles ou encore des espaces de dialogue plus ouverts. Toutefois, ces pratiques ne sont pas encore généralisées.
Selon Diouman-Mosafeer, la pression économique actuelle, combinée à une concurrence accrue, pousse les entreprises à rester performantes, parfois au détriment de la santé mentale de leurs employés. Or, les transformations rapides du marché du travail exigent une main-d’œuvre motivée, adaptable et en bonne santé mentale.
Elle estime que les employeurs qui anticiperont cette évolution seront mieux armés pour faire face aux défis futurs. Investir dans le bien-être psychologique des salariés pourrait bien devenir un critère déterminant pour attirer et retenir les talents.
Un cadre légal encore à construire
La déclaration du ministre Uteem met en lumière l’absence d’un cadre légal structurant en matière de santé mentale au travail. Si la question est désormais reconnue comme stratégique, sa prise en compte reste, dans les faits, largement laissée à la discrétion des entreprises. L’idée d’instaurer des bilans de santé réguliers, bien que débattue, n’a pas encore abouti à une loi.
Ce vide juridique limite la portée des recommandations et des engagements volontaires. Pourtant, dans un monde du travail en mutation, marqué par une digitalisation croissante et une pression accrue sur les individus, un encadrement plus rigoureux semble de plus en plus nécessaire.
Au-delà des mesures concrètes, une réflexion s’impose sur la culture organisationnelle. La reconnaissance, l’écoute et la flexibilité apparaissent comme des leviers essentiels. Il ne s’agit pas uniquement d’éviter les risques psychosociaux, mais de construire un environnement de travail qui permette à chacun de s’épanouir.
Les résultats de l’étude Kantar montrent que les attentes des salariés évoluent. Les jeunes aspirent à un travail porteur de sens. Les femmes demandent plus d’équité. Les entreprises, de leur côté, recherchent une performance durable. Trouver l’équilibre entre ces aspirations passe inévitablement par une meilleure prise en compte du bien-être mental.
En définitive, le sujet n’est plus à évacuer ou à marginaliser. Il fait désormais partie intégrante de la réalité du travail. La santé mentale des employés n’est pas un enjeu secondaire : elle est l’un des piliers de la performance et de la résilience des organisations dans un monde de plus en plus exigeant.
Vijay Ramanjooloo, psychologue clinicien : «La stigmatisation empêche les salariés de demander de l’aide»
Une note moyenne de 7 sur 10 pourrait sembler rassurante concernant la santé mentale des salariés mauriciens. Pourtant, elle masque des écarts notables entre différentes catégories de travailleurs, alerte Vijay Ramanjooloo, psychologue clinicien. Selon lui, une lecture globale ne suffit pas. « Une moyenne est un indicateur utile, mais elle peut invisibiliser des réalités très contrastées. Il est essentiel de s’intéresser aux groupes qui se sentent en difficulté », dit-il.
Les données révèlent notamment que les femmes salariées affichent une note de 6,7, inférieure à la moyenne générale. Cette différence s’expliquerait, selon le psychologue, par une surcharge mentale. « Les femmes cumulent souvent responsabilités professionnelles et familiales. Cela engendre un stress chronique. Les discriminations et le plafond de verre viennent aussi impacter leur bien-être et leur motivation », analyse-t-il.
Les jeunes actifs font également partie des groupes plus vulnérables. Entre incertitudes professionnelles et pression de performance, leur santé mentale apparaît fragilisée. En comparaison, les salariés plus âgés obtiennent une note moyenne de 7,7. Pour Vijay Ramanjooloo, ce résultat s’explique par la stabilité acquise avec l’âge. Il précise : « L’expérience, qu’elle soit professionnelle ou personnelle, permet de mieux gérer les exigences du quotidien ».
Face à ces constats, le psychologue appelle à des mesures concrètes. Il plaide pour la mise en place de programmes d’aide aux employés, la formation des managers à la détection des signaux de détresse, ainsi qu’un engagement plus fort en faveur de l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Il insiste également sur l’importance d’un environnement de travail où la parole est libérée. « Normaliser les discussions sur la santé mentale est une nécessité. La stigmatisation empêche encore trop d’employés de chercher de l’aide », ajoute-t-il.
Vijay Ramanjooloo conclut en appelant à une approche proactive : « Chaque salarié doit pouvoir se sentir reconnu et soutenu. C’est une condition essentielle pour bâtir des organisations solides et durables ».
Ateliers, yoga, méditation, travail hybride, congés parentaux…Ces initiatives mises en place par les entreprises
Face à des attentes nouvelles des salariés, la santé mentale devrait gagner en reconnaissance au sein des entreprises mauriciennes. Selon Manish Bundhun, plusieurs entreprises intègrent aujourd’hui des initiatives ciblées, comme des programmes d’aide psychologique (EAP), des ateliers sur la gestion du stress ou encore des activités de bien-être telles que le yoga ou la méditation.
Certaines structures misent également sur une culture d’entreprise axée sur l’écoute et la reconnaissance, en favorisant un management plus humain. La flexibilité des horaires, la valorisation de l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle et la formation des encadrants font partie des leviers utilisés. L’objectif : créer un environnement propice à la performance durable et à l’engagement des collaborateurs.
Adilla Diouman-Mosafeer souligne que la pandémie de Covid-19 a accéléré cette prise de conscience. Elle note l’apparition de nouvelles pratiques comme le travail hybride, l’aménagement des horaires, l’extension des congés parentaux et la mise en place de solutions de garde d’enfants. Des formations en gestion du stress, du coaching et des partenariats avec des professionnels de la santé mentale complètent souvent ces dispositifs.
Elle observe aussi une montée des actions collectives : séances de méditation en groupe, activités de cohésion, ou encore projets d’entraide interne. Toutefois, elle note que cette dynamique reste inégale. Les petites et moyennes entreprises, qui représentent une large part de l’économie mauricienne, manquent parfois de moyens pour développer des programmes structurés.
Les intervenants s’accordent sur l’importance de poursuivre la sensibilisation à tous les niveaux pour intégrer durablement la santé mentale dans la culture du travail.
Sarvesh Dosooye, psychologue du travail, des organisations, et du personnel : «En absence d’une loi, certains employeurs considèrent le bien-être comme une dépense»
L’étude d’Analysis Kantar attribue une note moyenne de 7 sur 10 à l’état mental des employés. Un chiffre pouvant inspirer une certaine confiance, mais qui mérite d’être interrogé en profondeur. Pour Sarvesh Dosooye, psychologue du travail, des organisations et du personnel, cette moyenne masque des réalités plus complexes. « Globalement, si c’est 7, c’est bien, toutefois, en étudiant les chiffres de près, je ne saurais quoi dire », commente-t-il, en soulignant le manque de précision sur ce que mesure réellement l’étude : joie, bien-être, ou santé au travail.
Selon lui, le premier obstacle réside dans une méconnaissance personnelle. « Beaucoup de travailleurs ne sont pas conscients de leur propre état mental. Alors, comment peuvent-ils vraiment évaluer s’ils vont bien ? », interroge-t-il. De plus, il évoque l’ancrage dans des habitudes qui, bien que familières, peuvent être néfastes. « On s’adapte, mais certaines routines finissent par lasser », fait-il ressortir.
Plutôt que de classer les salariés par âge ou par genre, le psychologue préfère se concentrer sur les environnements professionnels. Il estime que le stress varie fortement en fonction des secteurs. Les métiers en contact direct avec la clientèle sont, selon lui, particulièrement exposés à une pression émotionnelle soutenue.
Autre facteur de tension : les rapports intergénérationnels. Les différences dans les styles de communication ou d’organisation peuvent créer des incompréhensions persistantes. « Il y a un vrai décalage entre les générations. Cela devient une source de stress au quotidien », observe-t-il.
Concernant les initiatives en faveur de la santé mentale, Sarvesh Dosooye note une mise en œuvre encore inégale. Certaines entreprises s’engagent, d’autres restent en retrait. Il pointe l’absence d’un cadre légal contraignant et rappelle : « Contrairement à la sécurité physique, la santé mentale n’est pas régie par une loi. Elle est recommandée, mais pas exigée ». Il fait le parallèle avec la législation sur la sécurité au travail, qui a permis des avancées concrètes dans les pratiques.
Le psychologue plaide pour un changement de perspective : intégrer la santé mentale dans une démarche réglementée, pour garantir une meilleure équité entre entreprises. « Un cadre légal permettrait d’uniformiser les actions et de reconnaître pleinement l’importance du bien-être psychologique au travail », conclut-il.

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