Live News

Régulation de l’environnement digital - Loi sur les réseaux sociaux : entre protection et liberté d’expression

Didier Sam-Fat et Laura Jaymangal

Le ministre des Technologies de l’information, de la communication et de l’innovation, Avinash Ramtohul, a annoncé des consultations en vue d’une législation plus stricte encadrant l’usage des réseaux sociaux. Si l’objectif affiché est de créer un environnement digital « sain et propice pour les jeunes », cette initiative soulève toutefois de nombreuses interrogations. Atteinte possible à la liberté d’expression, régulation de l’anonymat ou encore faisabilité technique : autant de questions que se posent experts et observateurs.

Publicité

Lors d’une déclaration à la presse, à l’issue du lancement de Learn-AI le lundi 8 septembre à l’auditorium Octave Wiehe, à Réduit, le ministre des Technologies de l’Information, de la Communication et de l’Innovation (TIC), Avinash Ramtohul, a souligné les dangers liés à certains usages des réseaux sociaux. « Lorsque l’on s’exprime en ligne au point de nuire à autrui, cela devient un online harm. Faut-il laisser faire ou trouver des moyens de modérer ces dérives ? », a-t-il lancé.

Le ministre a également évoqué la problématique des publications anonymes. « Il est vrai que chacun a le droit de s’exprimer. Mais si ces posts anonymes causent du tort, il faut réfléchir aux mesures à adopter », a-t-il poursuivi.

Il a précisé que des consultations sont actuellement menées avec le State Law Office en vue d’un encadrement légal plus strict. « L’objectif est de créer un environnement digital sain et propice pour les jeunes », a insisté Avinash Ramtohul.

Où tracer la frontière ?

Mais cette annonce relance un débat sensible : où tracer la frontière entre la nécessaire modération des abus en ligne et la protection de la liberté d’expression, droit fondamental garanti par la Constitution ? Les interrogations portent aussi sur la faisabilité technique d’un tel projet, dans un contexte où les réseaux sociaux sont gérés par des plateformes internationales et où la question de l’anonymat reste au cœur des discussions.
Pour Laura Jaymangal, de Transparency Mauritius, la future législation mérite une analyse approfondie. « Du point de vue de Transparency Mauritius, toute législation qui touche à la liberté d’expression doit être soigneusement évaluée à la lumière des garanties constitutionnelles », affirme-t-elle.

Elle reconnaît toutefois que la régulation peut avoir sa raison d’être. « Si la régulation vise réellement à protéger les citoyens contre les contenus nuisibles tels que le cyberbullying, la désinformation intentionnelle, les deepfakes ou les appels à la violence, elle peut être légitime », avance-t-elle.

Garanties claires contre les abus

Mais elle met aussi en garde contre d’éventuels abus : « Le risque existe toujours qu’un cadre légal mal défini soit utilisé pour restreindre de manière abusive la liberté d’expression et limiter la critique légitime des autorités. » Transparency Mauritius insiste ainsi sur la nécessité de garanties claires, de mécanismes indépendants de contrôle et de transparence dans l’application de la loi, afin d’éviter toute dérive vers la censure arbitraire.

Elle souligne enfin la difficulté d’établir la frontière entre modération et censure. « La modération des contenus doit viser uniquement à protéger l’intégrité du débat public en ligne et la sécurité des individus. En revanche, la critique des politiques publiques, les opinions divergentes, même si elles dérangent, font partie intégrante de la démocratie et doivent être protégées », conclut-elle.

Clarification du terme « harm »

De son côté, l’expert en cybersécurité Didier Sam Fat estime qu’il faut d’abord clarifier ce que le ministre entend par le terme harm. « Il faudra s’entendre sur les raisons et les implications d’une telle loi », souligne-t-il.

Sur le plan technique, il rappelle que les réseaux sociaux disposent déjà d’outils de signalement. Mais à Maurice, un problème particulier se pose : « La majorité des internautes s’expriment en créole. Est-ce que les modérateurs de Facebook, basés à l’étranger, pourront vraiment comprendre et juger ces contenus ? »

L’expert insiste aussi sur les difficultés pratiques liées à l’anonymat. « Il y a différents types d’utilisateurs. Certains profils anonymes cherchent simplement à provoquer ou à critiquer le gouvernement. D’autres vont plus loin en créant de faux comptes au nom de quelqu’un d’autre, ce qu’on appelle la personnification. Dans ce cas, il existe déjà des lois en matière de cybersécurité. »

Mais selon lui, l’identification des auteurs reste complexe. « L’un des problèmes majeurs concerne les adresses IP. Pour obtenir les données personnelles d’un utilisateur, il faut aujourd’hui une autorisation judiciaire. Est-ce que la nouvelle loi cherchera à supprimer ces garde-fous ? Il faut s’attendre à tout, et cela peut inquiéter », prévient-il.

L’anonymat : un rôle protecteur

Enfin, il rappelle que l’anonymat a aussi un rôle protecteur. « On appelle cela l’anonymisation. Mais si une personne utilisant un pseudonyme critique un politicien en le traitant d’idiot, est-ce que ce commentaire sera sanctionné ? La frontière reste floue », observe-t-il.

À l’inverse, il reconnaît que de nombreux faux profils sont créés pour harceler ou diffuser de fausses informations. « Quelqu’un de malin peut créer un faux compte, utiliser un VPN, et faire croire qu’il poste depuis l’étranger. Si l’adresse IP est en Angleterre, cette personne sera-t-elle juridiquement soumise aux lois mauriciennes ? » interroge-t-il. Pour Didier Sam Fat, la question est donc complexe et nécessite beaucoup plus de précisions avant toute décision légale.

Pertinence de la réforme

Enfin, il questionne la pertinence et l’impact réel de la réforme envisagée. « Si cette législation vise uniquement les jeunes, mais qu’elle s’applique aussi aux adultes qui veulent s’exprimer correctement en ligne, cela pose problème. On ne peut pas utiliser une loi pensée pour protéger les jeunes et, en même temps, restreindre la liberté d’expression des plus âgés. Et si un journaliste critique un ministre, est-ce que ce sera considéré comme harmful ? », s’interroge-t-il.

Selon lui, il existe déjà des mécanismes, à la fois sur les plateformes et dans la loi mauricienne, permettant de poursuivre l’auteur d’un préjudice en justice. « Le véritable enjeu, c’est de rendre ces procédures plus rapides, avec un traitement des plaintes en 24 ou 48 heures. Mais si une nouvelle loi implique la mise en place de serveurs intermédiaires qui filtrent et bloquent les contenus, cela pose d’autres questions », ajoute-t-il.

Au-delà de l’aspect technique, Didier Sam Fat invite à réfléchir aux conséquences politiques d’une telle réforme. « Il faut toujours analyser risques et bénéfices », soutient-il. « Il y a la loi, et il y a l’esprit de la loi. Si cette loi est utilisée avec une mauvaise intention pour indirectement nuire au free speech, là c’est un vrai problème. Encore une fois, c’est quelque chose de très délicat », avance-t-il.

Et de rappeler que la liberté d’expression a déjà joué un rôle central dans la vie politique du pays. « Le gouvernement actuel a gagné les dernières élections grâce au free speech, notamment avec Missie Moustass, et aussi à cause de l’erreur de l’ancien gouvernement qui était allé trop loin en coupant l’internet. Est-ce qu’on essaie de refaire quelque chose de similaire, mais de manière détournée ? » s’interroge-t-il.

Pour l’expert, ces zones d’ombre montrent qu’il reste « beaucoup de questions et beaucoup de clarifications techniques à apporter » avant d’envisager une telle législation.

 

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !