Ils sont tous deux arrivés à Maurice en septembre. L’un, jeune homme déluré de vingt ans à peine, arrive au tout début du mois. L’autre, missionnaire de 38 ans, débarque moins de deux semaines plus tard. Tout les sépare. Le premier repart très vite pour devenir un pilier des salons parisiens, le second va consacrer sa vie à cette petite terre perdue et y mourra. Pourtant, ces deux hommes, chacun à sa manière, ont marqué l’histoire de Maurice de façon indélébile.
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Jacques Désiré Laval arrive à Port-Louis le 14 septembre 1841 accompagnant l’évêque qui a la responsabilité des catholiques de Maurice et trois autres nouveaux prêtres. Le clergé catholique est en perte de vitesse dans une île où l’administration britannique privilégie l’anglicisation. Quelques années plus tôt, en 1835, l’esclavage a été aboli. Le travail de la terre est assuré par les immigrants indiens. Maurice compte alors quelque 140 000 habitants, dont près du tiers habite Port-Louis. La tâche du père Laval est de s’occuper de l’évangélisation des classes les plus pauvres, les Noirs émancipés et les prisonniers.
Le père Laval s’installe dans un petit pavillon en bois dans l’enceinte de la cure. Dès les premiers jours de sa mission, il reçoit les pauvres, ne remplit aucune fonction à l’église et ne fréquente pas les autres prêtres.
Moins de deux semaines plus tôt, le 1er septembre, le jeune Charles Baudelaire avait débarqué à Port-Louis, en route pour les Indes, à bord du paquebot des Mers du sud, en provenance de Bordeaux, qu’il a quitté début juin. À son bord, des marchandises et quelques passagers : le couple Delaruelle et leur domestique, deux natifs de l’île, Baritault et Descombes, et Baudelaire lui-même. Son beau-père, le général Aupick, avait décidé de l’expédier loin de la France pour l’arracher à la délétère influence de la vie parisienne. Le jeune poète, encore inconnu, reste pendant presque trois semaines dans l’île. Saturé de mer, le jeune homme n’a qu’une idée en tête: oublier les soubresauts de la houle et retrouver la terre ferme, accueillante comme les bras d’une femme voluptueuse.
Le jeune poète loge dans un hôtel, où il rencontre Adolphe Autard de Bragard, riche propriétaire terrien qui a une maison à la rue des Avocats (rue G. Guibert), à Port-Louis, et possède des propriétés à Mon Goût et à Cressonvile. Il n’est donc pas interdit de penser que le jeune poète a profité au maximum des atouts et des avantages du mode vie voluptueux des riches propriétaires terriens. « Une terre riche et magnifique, pleine de promesses qui envoyait un parfum de roses et de musc et d’où les musiques de la vie arrivaient en un doux murmure », écrit d’alleurs le poète en décrivant cette île Maurice idéalisée.
Petite ville très française
Deux ans à peine après la fin de l’apprentissage des Noirs, le Port-Louis de 1841 est une petite ville toujours très française, commerçante, pleine de vie, mais dont les rues sont plutôt mal entretenues, et qui est parcourue de ruisseaux insalubres. Entourée de montagnes, la ville est encerclée par une végétation luxuriante, remplie « d’arbres singuliers et de fruits savoureux », comme l’écrira plus tard Baudelaire.
Laval, lui, est confronté à une tout autre réalité. Il reçoit les pauvres, tous des Noirs. Il travaille surtout auprès des couples afin de les stabiliser dans le mariage et de veiller à ce qu’ils s’occupent bien de leurs enfants. Il vit et travaille seul et apprend le créole.
Laval écrit aussi beaucoup, à ses supérieurs, à sa famille, livrant ses premières impressions de la colonie. « Un désordre et une corruption incroyables y règnent. Il y a ici des habitants de tout pays, qui y sont attirés par le désir d’y venir gagner de l’argent (…) et il n’y a presque pas de mariés à l’église. Ils se sont adonnés beaucoup à l’impureté, à l’ivrognerie et à tous les plaisirs de la chair. Il y a un luxe et une vanité qui dépassent l’imagination », dit-il dans une de ses correspondances.
État pitoyable
« Nous voici donc rendus dans cette pauvre île Maurice, dans cette portion de la vigne du Seigneur qui nous est échue en partage », écrit encore Jacques Désiré Laval. Il poursuit en décrivant « l’état pitoyable de cette pauvre colonie ». « C’est un désordre et une corruption incroyables. C’est un mélange de chrétiens qui n’en ont que le nom, et d’idolâtres de toutes nations. Il y a ici des habitants de tout pays, qui y sont attirés par le désir d’y venir gagner de l’argent (…) », indique-t-il encore. Les débuts de sa mission sont donc laborieux à plus forte raison parce que, comme il le fait remarquer lui-même, la population n’était pas très bien disposée par rapport au catholicisme.
Baudelaire a-t-il, lui aussi, été frappé par la luxure et la corruption règnant dans la colonie, comme le laisse entendre le père Laval dans ses premières correspondances ? Le jeune poète profite au maximum de son passage dans l’île. à quoi s’emploie un jeune poète à ses heures perdues, sinon à flâner dans les rues de la petite ville et à se perdre dans la nature environnante ?
Mais durant son séjour, Baudelaire est surtout fasciné par Mme Autard de Bragard. Née Emélina Carcenac, c’est « une dame créole aux charmes ignorés (…) grande et svelte en marchant comme une chasseresse ». Il va lui consacrer l’un de ses plus célèbres sonnets.
Le 19 septembre 1841, Baudelaire quitte Maurice pour Bourbon, où il effectue une longue escale. Le 20 octobre, de Bourbon, il adresse une lettre à M. Autard de Bragard, à laquelle il joint à une dame créole, en l’honneur de sa femme. « Depuis que je vous ai quitté, j’ai souvent pensé à vous et à vos excellents amis », écrit-il à Autard de Bragard. Il lui fait part des belles matinées passées en leur compagnie et lui assure que « si je n’aimais pas tant Paris, je serais resté le plus longtemps possible et vous aurais forcé à me trouver moins baroque que j’en ai l’air ». Abandonnant le projet de poursuivre vers les Indes, il retourne ensuite vers la métropole, qu’il atteindra le 15 février de l’année suivante.
Charles Baudelaire et Jacques Désiré Laval ne sont jamais rencontrés, même si de la cure de la cathédrale Saint-Louis, où logeait le prêtre, à la rue des Avocats, où le poète a dû séjourner quelques jours, il y avait à peine cent mètres. Une centaine de pas a séparé deux des hommes les plus célèbres à avoir vécu ou avoir été associé à l’histoire de Maurice, à avoir foulé le sol de l’île à la beauté ravageuse au dehors, atténuée par les injustices qui la mine de l’intérieur. Ils ont tous deux été sensibles aux caractéristiques de cette île du bout du monde. L’un pour la sensualité des corps et la richesse des émotions, l’autre par la pauvreté des êtres et la sauvegarde de leurs âmes…
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