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Philippe Hein, ancien directeur exécutif du groupe Rogers : «Il est remarquable que les programmes électoraux des principales alliances rivales soient très proches»  

Le couple Catherine et Philippe Hein brosse les grandes étapes qui ont jalonné l’histoire post-indépendante de Maurice dans son livre « From Gloom to Bloom - The Path to the Development Success of Mauritius (1968-2020) ». Philippe Hein, natif de Maurice, et son épouse Catherine, de nationalité canadienne ont tous deux été des témoins et acteurs privilégiés de cette époque charnière. Philippe Hein a été directeur de la Mauritius Employers Federation puis directeur exécutif du Groupe Rogers. Pour sa part, Catherine Hein a enseigné la psychologie sociale à l’Université de Maurice et a mené des recherches dans le domaine du planning familial et de l’emploi des femmes dans la zone franche.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’écrire sur l’ile Maurice, de l’Indépendance à 2020, au moment où est apparue la Covid-19 ?
De très nombreuses fois, au cours de notre carrière professionnelle à l’étranger — notamment à l’occasion de colloques _ il nous a été demandé : « À quoi attribuez-vous le succès de Maurice ? ». La même question est aussi posée par des Mauriciens de la diaspora — souvent les plus jeunes qui n’ont pas connu la période difficile des années 1960 et 1970. Nous avions voulu sortir ce livre à l’occasion du cinquantenaire de l’Independence en 2018, mais la préparation a pris du retard. Finalement, il se trouve que le début 2020, quand s’arrête notre récit, coïncide avec l’apparition imprévisible de la Covid-19. 

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Est-ce que l’éloignement et les postes que vous avez occupés tant à Maurice qu’à l’étranger vous ont offert une meilleure perspective pour rédiger cet ouvrage ?
Il y a une littérature abondante sur le succès de Maurice, que nous citons largement. Mais nous pensons que notre présentation a une valeur ajoutée dans la mesure où elle reflète à la fois notre connaissance locale (témoignages directs) et une perspective comparative basée sur notre expérience internationale dans le domaine du développement.  

Vous décrivez la période qui avait prévalu avant l’indépendance, marquée par des campagnes « communautaristes » faisant craindre un « péril hindou ». Avec le recul, quelle lecture faites-vous de cette période ?
La période préindépendance avait donné lieu à un clivage profond dans l’opinion. S’il y avait certes un aspect « communautariste » à cet égard, le point de vue de ceux qui s’opposaient à l’indépendance était aussi motivé en partie par les prédictions catastrophiques sur l’avenir économique de Maurice faites unanimement par tous les experts et observateurs avisés. Avec le recul, on peut constater que, contre toute attente, Maurice a su rebondir de la manière que l’on sait. On peut aussi se demander si le combat contre l’indépendance n’était pas une cause perdue d’avance, car, ayant détaché les Chagos, le gouvernement britannique n’aurait pas accepté le principe d’une association. 

Maurice a toujours souffert d’une double vulnérabilité."

De nombreux historiens et politiciens attribuent, aujourd’hui, à la coalition PTr-PMSD d’avoir évité à Maurice une longue période d’instabilité et d’avoir jeté les bases d’une économie de marché… 
On a raison de penser que la coalition de 1969 a marqué un tournant essentiel dans l’histoire du pays. À notre avis, le principal mérite revient à SSR d’avoir eu la sagesse de privilégier ainsi l’unité nationale, plutôt que de recourir à des mesures du type parti unique comme ce fut le cas dans de nombreux pays nouvellement indépendants.  

Vous avez travaillé à la Mauritius Employers Federation (MEF) de 1963 à 1973, est-ce que les conflits de classe, avec les revendications syndicales, étaient palpables à ce moment-là ? Les grandes grèves de 1971 ont-elles pu menacer véritablement la stabilité du pays pour, éventuellement, amener au pouvoir un gouvernement d’inspiration marxiste ?
Je donne plusieurs exemples pendant cette période de distanciation sociale et de manque de communication entre beaucoup d’employeurs traditionnels et leurs employés et travailleurs, qui sont heureusement largement dépassés aujourd’hui. Quant aux revendications syndicales, elles étaient atténuées de 1963 à 1971, en comparaison aux luttes menées dans les années 30 et 40 par les précurseurs qu’étaient le Dr Curé, Emmanuel Anquetil, le pandit Sahadeo, etc. En effet dans les années 1960, le Parti travailliste étant au pouvoir pour les affaires intérieures a pris le relais et, par des mesures gouvernementales (Wage Councils, continuité de l’emploi pendant l’entrecoupe, entraves aux licenciements, « relief work », etc.), a assuré lui-même de meilleures conditions pour les travailleurs et chômeurs. Les grèves de 1971, déclenchés par le Mouvement militant mauricien (MMM) et sa nouvelle fédération syndicale : General Workers Federation (GWF) ont débordé les syndicats traditionnels. Les leaders de ceux-ci à l’époque étaient vraisemblablement considérés par de nombreux travailleurs comme trop proches du gouvernement. 

Toutefois, les dirigeants du MMM et de la GWF, devant le succès rapide obtenu, ont dépassé le cadre de revendications syndicales et demandé la démission du gouvernement. Ce qui a provoqué la déclaration de l’état d’urgence et l’emprisonnement des principaux responsables. L’éventuelle prise du pouvoir en dehors du processus électoral aurait évidemment dévié Maurice de la démocratie et créé une instabilité funeste, voire une anarchie. Ce qui aurait éventuellement pu mener à des interventions étrangères.

Cet épisode a cependant permis au MMM de mûrir et de modérer son programme et en même temps  de règlementer de manière plus précise notre système de résolution de conflits industriels. À ce propos, le livre dans une version publiée pour la première fois, révèle des circonstances de la rédaction de l’Industrial Relations Act de 1973.  

Quels sont les facteurs (vous utilisez le terme serendipity !) qui, selon vous, ont fait mentir Meade et Naipaul ? 
L’ensemble de notre livre donne notre analyse détaillée des facteurs qui ont pu faire mentir les Meade et autres Naipaul. Il y a certes un élément de « serendipity » (résultats favorables et fortuits d’actions dont on n’avait pas prévu les conséquences), mais ce n’est certainement pas une explication déterminante. De son côté, Paul Romer, prix Nobel d’économie en 2018, que nous citons, affirme que « la seule explication évidente du succès de Maurice est la décision de mettre en œuvre la Zone franche en 1971. Nous pensons aussi que la création de la Zone franche a été une étape décisive dont nous décrivons le processus décisionnel à son origine. Elle a constitué un changement de paradigme dans les esprits - sans être toutefois la seule explication. En résumé, en face à des conditions initiales globalement défavorables, le succès mauricien peut s’expliquer par la mise en œuvre de politiques économiques et sociales, y compris démographiques, appropriées. Il est aussi poussé par des institutions résilientes, beaucoup ayant leur origine dans le passé colonial, et par une combinaison rare de conditions favorables obtenues de partenaires économiques étrangers.  

Il y a eu une tendance à prendre le succès de Maurice pour acquis et un relâchement dans la gouvernance des institutions."

Est-il juste de penser que l’histoire post-indépendante de Maurice s’est fondée sur une succession de compromis et compromissions entre des parties antagonistes, afin d’éviter à l’île de connaître une instabilité chronique ?
En effet, depuis 1969, un large consensus national a toujours existé autour des grands axes des politiques économiques, sociales et de relations extérieures. Nous attribuons cela en bonne partie à l’entente entre les différentes composantes de la population — et à l’attitude accueillante de tous envers les visiteurs étrangers. Nous consacrons à ce thème une annexe de trois pages en donnant plusieurs exemples admirables de cette bienveillance. 

Ce qui se reflète naturellement au niveau des différents partis politiques. Il n’y a guère à Maurice, depuis au moins 1982, de partis d’extrême gauche qui prônent la nationalisation de l’économie. Il n’y a pas non plus de parti de droite qui remet en question les dépenses publiques importantes consacrées aux secteurs sociaux (éducation, santé, pensions, logement, transport, etc.). Il est remarquable que le contenu des programmes électoraux des principales alliances rivales soit très proche, pour les élections générales.  

La Covid-19 et ses conséquences sur l’économie ont fait apparaitre la vulnérabilité de Maurice, trop dépendante de l’extérieur, avec les attentes dans le secteur du tourisme... Faudra-t-il impérativement d’autres piliers économiques pour réduire cette dépendance ?
Maurice, comme tous les petits pays insulaires, a toujours souffert d’une double vulnérabilité. D’une part, celle liée à la petitesse (du territoire - hormis notre zone maritime - et de la population), ce qui implique un marché intérieur limité et empêche de bénéficier des économies d’échelle dans beaucoup de secteurs. Et, d’autre part, celle provenant de l’insularité – surcoût du fret – aggravée par la distance des principaux marchés. En fait, le degré de vulnérabilité de Maurice s’est beaucoup atténué depuis l’indépendance avec la diversification de l’économie. Il faut certes poursuivre cette diversification en exploitant de nouveaux créneaux, mais Maurice devra toujours dépendre — comme elle l’a toujours fait — d’une insertion dans l’économie mondiale. 

Dans les années 60 et 70, lorsque le chômage avait frappé la jeunesse mauricienne, celle-ci avait su faire preuve de résilience pour rebondir avec le miracle économique. Que faut-il pour que les jeunes des années 2020, face aux incertitudes de la Covid-19, croient aux lendemains meilleurs ?  
Un des secrets du succès mauricien a été d’avoir su utiliser la principale ressource du pays : les talents de sa population, à tous les niveaux. Les jeunes, dont le niveau d’éducation et l’ouverture d’esprit sont en progrès constant, ont participé de façon importante à ce succès. Cependant, pour que ces jeunes puissent à l’avenir donner leur pleine mesure et garder espoir, il appartient aux leaders politiques en association avec ceux du secteur économique, éducatif et social de maintenir un cadre approprié. Ainsi tout le monde pourra s’épanouir. Il faut donner l’exemple d’une gestion rigoureuse et intègre. À ce sujet, nous notons dans notre livre qu’il y a eu une tendance à prendre le succès de Maurice pour acquis et un relâchement dans la gouvernance des institutions. Un redémarrage post-Covid-19 dépendra beaucoup des progrès qui seront faits dans ces domaines.

Philippe Hein, Senior Economist à l’ONU

Philippe Hein a travaillé pour la Fédération des employeurs (MEF - ancêtre de Business Mauritius), de 1963 à 1973, comme directeur à partir de 1969. Il a ensuite été directeur exécutif du groupe Rogers de 1973 à 1980. À partir de 1980, il a occupé diverses fonctions et a été Senior Economist à l’ONU. Il a notamment été responsable du programme spécial pour les pays insulaires en développement (SIDS), de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Il a aussi été coordonnateur du Cadre intégré, initiative interagences (Banque mondiale, FMI, OMC, PNUD, CNUCED et Centre du commerce international). Il aide les pays les moins avancés à utiliser le commerce comme moteur du développement et de la réduction de la pauvreté. De 2006 à 2012, il a été nommé par le Secrétaire général de l’ONU comme membre du Comité des politiques de développement à New York. Il a été désigné comme rapporteur. À sa retraite, il a été consultant de nombreuses organisations internationales.

Catherine Hein (1944-2019) : enseignante en psychologie sociale à l’UoM

Feue Catherine Hein, de nationalité canadienne, a été enseignante en psychologie sociale à l’Université de Maurice, de 1968 à 1980. Elle a notamment mené des recherches dans le domaine du planning familial et de l’emploi des femmes dans la Zone franche. Elle a poursuivi une carrière pour l’Organisation internationale du travail à Genève. Elle y a codirigé des recherches et des publications sur les femmes, le travail et la démographie. Puis elle a dirigé un programme de coopération technique pour promouvoir le bien-être des travailleurs et de leur famille en Asie et Afrique. De 1999 à 2002, elle a été directrice du Bureau international du travail pour l’océan Indien, à Antananarivo. Par la suite, elle a été responsable du programme pour la promotion des normes internationales de travail concernant la maternité et la réconciliation du travail et des responsabilités familiales. Sur ce dernier sujet, elle a notamment publié un manuel intitulé « Reconciling work and family responsibilities: Practical ideas from global experience ». Celui-ci donne des exemples concrets de mesures prises par les pays, les communautés et les entreprises pour réconcilier travail et vie familiale.

 

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