Le livre de Nando Bodha ,‘L’Archipel du Sagrin’, ne pouvait mieux tomber, soit à quelques jours – début septembre 2018 – de la présentation de la cause des Chagos devant la Cour internationale de Justice. En face, la Grande-Bretagne, accusée d’avoir déraciné la population indigène de l’archipel contre l’indépendance réclamée en contrepartie par feu sir Seewoosagur Ramgoolam.
Dans son ouvrage, ‘ Selling of Archipelago : A void contract’, lancé il y a peu, Olivier Précieux mettait l’accent sur ‘l’arrangement’ entre le Dr Seewoosagur Ramgoolam et l’administration coloniale britannique, conduisant à l’excision des Chagos et révélait le caractère illégal du ‘troc’. L’auteur était revenu sur les négociations à Lancaster House, en 1965, où étaient présents des délégations politiques ainsi que deux membres du secteur privé, Julienne (encore vivant) et Paturau. Nando Bodha, ministre comme sir Anerood Jugnauth (lui-aussi encore vivant), a lui choisi de raconter quelques tranches de la vie quotidienne des exilés des Chagos à Maurice, sur fond de protestations qui donnent l’impression que seules deux personnes au MMM, Paul Bérenger et Anerood Jugnauth, étaient sensibles à la cause chagossienne. C’est faire peu de cas de l’engagement des membres de ‘Lalit’ dans ce combat.
La stratégie géopolitique des Américains
Pour s’acquitter de sa part du récit, Nando Bodha alterne entre le quotidien à Maurice de quelques personnages-clés de la communauté chagossienne, surtout les femmes, et le traitement de la question chagossienne par l’administration américaine. Cette juxtaposition – dont on ignore si elle se passe en temps réel - permet néanmoins de comprendre l’importance cruciale de la base navale de Diégo Garcia dans la stratégie géopolitique des Américains. Nando Bodha rend lui aussi compte de l’intérêt des Américains de trouver un point d’ancrage militaire dans la région de l’océan Indien bien avant l’indépendance de Maurice et ce sont les Anglais qui apporteront la réponse à leur souci. C’est là où la lecture de l’ouvrage d’Olivier Précieux vient jeter un éclairage nouveau sur toute la question, lorsqu’il écrit que, d’une part, les Britanniques allaient accorder l’indépendance à Maurice sans concession de la part de la délégation mauricienne et, d’autre part, les mêmes Britanniques avaient déjà décidé d’exciser l’archipel des Chagos du territoire mauricien pour répondre aux souhaits des Américains. Nous sommes à ce moment-là au cœur de la guerre froide à laquelle se livrent le bloc occidental, mené par les Américains, et celui de l’Est, sous la conduite de l’ex-Union soviétique. La crainte des Occidentaux est d’assister au basculement d’une ile Maurice indépendante dans le camp soviétique, d’autant que la grande majorité des partis indépendantistes en Afrique subsaharienne sont prosoviétiques.
Toutefois, sir Seewoosagur Ramgoolam sera suffisamment prudent en rejoignant le camp des pays non-alignés, quand bien même il consentira à une alliance, souhaitée et bénie par la France et l’Angleterre, avec l’ennemi d’hier, le PMSD. Mais cette ‘neutralité’ ne règlera pas pour autant le drame des réfugiés chagossiens.
Déracinés sans ménagement
À Maurice, ces derniers, déracinés sans ménagement – les Anglais n’avaient-ils pas menti aux Américains en leur assurant que l’archipel n’abritait aucune population autochtone ? – se retrouvent comme des parias dans les bidonvilles de la capitale. D’ailleurs, leur exil s’est passé dans une omerta opaque, les Mauriciens ignorant tout de leur passé. De son côté, le gouvernement mauricien n’a rien fait pour faciliter leur insertion. Un ancien employé des docks se souvient encore de leur arrivée au port : « Ils faisaient peine à voir avec leurs baluchons, les enfants en bas âge, leurs vêtements de pauvres et le regard perdu. » L’ile Maurice est elle-même déchirée entre les communautés sur la question de l’indépendance. Nando Bodha rapporte une conversation entre feu Fernand Mandarin, le leader historique des exilés des Chagos, et un de ses infortunés compagnons : « Nous on ne connaissait pas tout ça. Les Travaillistes, les députés, les partis, le gouvernement, Duval. Et Ramgoolam. Celui qui a gagné l’Indépendance (…) ». Poursuivant la conversation, Fernand Mandarin exprime son état d’esprit : « On avait peur. À Cassis, sur les murs de la tabagie, quelqu’un avait placardé une affiche représentant un enfant tout maigre. Tellement maigre ! Et en-dessous, un slogan : « Indépendance = Famine. »
Lisette Talate, Charlesia, Solange
Plus tard, les années 70 verront le début de leur combat, avec Lisette Talate, Charlesia, Solange, les frères Élie et Sylvio Michel, Lindsey Collen, les manifestations, les grèves de la faim, les rencontres sans lendemain avec Seewoosagur Ramgoolam, les compensations dérisoires versées par le gouvernement britannique, le droit de visite à Peros Banhos, mais ce sera tout. Mais rien n’y fera jusqu'à l’action de Fernand Mandarin-Hervé Lasémillante et d’Olivier Bancoult et, plus récemment, celle de l’État mauricien pour saisir la Cour de justice internationale (CJI), l’organe judiciaire principal des Nations-Unies. Que faut-il attendre du verdict de la CJI si elle condamne l’Angleterre ? Le retour des Chagos est-il dans le domaine du possible ? Est-ce que l’archipel des Chagos ne risque-t-il pas de connaître le même sort que les territoires occupés par l’armée israélienne, malgré la condamnation de l’Onu ? Qu’en est-il de la question de Diégo Garcia, la base militaire américaine qui a participé à la première guerre du Golfe ? Cette dernière question ne peut être retranchée de la revendication mauricienne sur les Chagos, si le verdict de la CJI sommait les Anglais de rendre l’archipel à Maurice.
L’Archipel du Sagrin, de Nando Bodha (212 pp)
Publié par Immédia
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