
Maurice peut-il transformer l’intelligence artificielle en levier de croissance économique ? Quels emplois seront menacés et quelles nouvelles compétences émergeront ? Alors que le pays lance des programmes d’innovation et mise sur la formation, peut-il réellement devenir un acteur régional de l’IA tout en préparant sa population aux défis numériques ? Éléments de réponses.
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L’intelligence artificielle (IA) s’impose progressivement comme un moteur de transformation économique à l’échelle mondiale. Selon une étude du cabinet PwC, cette technologie pourrait contribuer à près de 15 700 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 2030. Elle modifiera profondément les chaînes de valeur, les modèles d’affaires et les compétences recherchées sur le marché du travail. À Maurice, l’IA est désormais au centre de la stratégie nationale de transformation numérique, et le gouvernement voit en elle une opportunité pour moderniser l’administration publique et stimuler la diversification économique.
Le ministère des Technologies de l’information et de la communication (TIC) considère que l’IA peut aider les entreprises locales à automatiser certains processus, à innover dans leurs services et à développer de nouveaux produits. Cette orientation stratégique pourrait permettre au pays de réduire sa dépendance à des secteurs traditionnels et de miser sur des industries technologiques à forte valeur ajoutée. Dans cette optique, le gouvernement a lancé le Digital Transformation Blueprint 2025–2029, qui positionne l’IA comme un pilier de la transformation numérique. Le Premier ministre, Dr Navin Ramgoolam, a réaffirmé cette ambition dans le Budget 2025–2026, insistant sur l’importance de faire de l’IA un levier de modernisation et de croissance économique.
Une mesure concrète de ce plan est la mise en place de l’AI Innovation Programme, doté d’un financement initial de Rs 25 millions. Ce programme a pour objectif de soutenir des projets innovants utilisant l’IA, en favorisant la collaboration entre le secteur public, les entreprises privées et les établissements académiques. L’ambition est claire : structurer un écosystème numérique capable de répondre aux défis économiques à venir.
Opportunités et défis pour le marché du travail
L’intégration de l’IA dans l’économie mauricienne ne sera pas sans conséquence sur l’emploi. Selon l’économiste Ali Mansoor, « l’IA génère des gains de productivité, mais provoque aussi des pertes d’emplois dans certains secteurs. Il faut donc anticiper ces changements et préparer les travailleurs aux nouveaux postes qui seront créés ». Pour lui, la clé réside dans l’adaptation des technologies aux besoins locaux, une démarche qui nécessite une forte intervention humaine. Maurice accuse encore un certain retard par rapport à des pays comme Singapour et devra miser sur des partenariats stratégiques pour rattraper ce décalage.
Aamish Beedassy, expert en conformité en matière de criminalité financière et de protection des données personnelles, insiste sur la nature inévitable et globale de la montée en puissance de l’IA. « La technologie apporte rapidité et précision. Nous devons considérer l’IA comme une opportunité, tout en reconnaissant qu’elle posera des défis pour l’emploi traditionnel », explique-t-il. Les emplois menacés sont surtout ceux liés à des tâches répétitives dans les secteurs de la finance, de la fabrication ou de l’administration. Cependant, l’IA génère également de nouvelles opportunités, en particulier dans les métiers à forte valeur ajoutée, et contribue à améliorer la productivité.
Kesho Gooriah, Chief Soft Skills Officer & Career Development Consultant chez Soft Skills Consultants (Mauritius), souligne qu’aucun emploi ne sera entièrement remplacé par l’IA. « Elle peut automatiser jusqu’à 90 % de certaines tâches – comme la saisie de données ou le soutien au client – mais il reste toujours une part où l’humain est indispensable », dit-il. Les soft skills – pensée critique, créativité, résolution de problèmes, communication – différencient l’homme de la machine.
Jenny Chan, présidente de l’Outsourcing and Telecommunications Association of Mauritius (OTAM), met en avant l’automatisation possible des tâches répétitives grâce à la Robotic Process Automation (RPA) combinées à l’IA. Elle évoque la saisie de données, la vérification de documents ou le reporting standard. Elle précise cependant que certaines compétences pourraient devenir moins demandées, alors que d’autres émergeront en réponse aux besoins générés par l’adoption de ces technologies.
Compétences
Au-delà des métiers menacés, l’IA crée un marché pour de nouvelles compétences et de nouveaux métiers. Les secteurs clés comme la finance et la santé connaissent déjà une transformation profonde. Aamish Beedassy note que la demande pour des spécialistes en IA, des data scientists, des ingénieurs et des experts en cybersécurité va croître, tout comme la contribution du secteur technologique au PIB mauricien. Il insiste sur l’importance de requalifier la main-d’œuvre pour que ces gains économiques se traduisent par des emplois durables.
Kesho Gooriah note que des métiers disparaissent et que d’autres voient le jour lors de chaque révolution technologique. Les métiers techniques (programmation, cybersécurité, analyse de données) et hybrides, où l’IA soutient les compétences humaines, seront en forte demande. Il cite l’exemple d’un professionnel du tourisme utilisant l’IA pour personnaliser les séjours des clients. Pour lui, l’IA renforce surtout la valeur des compétences humaines, qui deviennent centrales pour exploiter pleinement les capacités des technologies.
Jenny Chan ajoute que tous les secteurs bénéficieront de l’augmentation de la valeur ajoutée que pourrait apporter l’IA. Le tourisme pourra proposer des expériences personnalisées, l’agriculture intelligente pourra optimiser les rendements, et la santé verra l’émergence d’assistants médicaux IA, notamment en radiologie. Elle souligne néanmoins que certains métiers de proximité, basés sur la relation humaine directe, resteront essentiels et difficiles à remplacer.
Adoption de l’IA à Maurice
Maurice est déjà considéré comme l’un des pays africains les plus avancés en matière d’adoption de l’IA. Le pays a lancé en 2025 une stratégie nationale visant à intégrer l’IA dans des secteurs comme l’agriculture, la finance, le tourisme et l’éducation. Aamish Beedassy estime que cette stratégie doit harmoniser innovation, croissance, partenariats public-privé et collaborations transfrontalières, tout en veillant à un usage éthique de la technologie. Il insiste également sur la nécessité de mettre en place un cadre légal approprié pour réguler l’utilisation responsable de l’IA.
Pour Kesho Gooriah, Maurice est au début du processus. « Si certaines entreprises numériques exploitent déjà l’IA pour automatiser ou analyser des données, la majorité des PME restent hésitantes. Elles perçoivent l’IA comme complexe, coûteuse ou réservée aux autres ». Selon lui, la tendance mondiale s’oriente désormais vers les Human Capability Standards (HCS), qui mettent l’accent sur des compétences durables et transférables, contrairement aux compétences techniques. La priorité pour Maurice sera donc de former sa population non seulement aux outils numériques, mais aussi aux compétences humaines, tout en soutenant l’innovation locale et en définissant une vision nationale claire.
Jenny Chan insiste sur la nécessité d’une infrastructure numérique publique unifiée, d’un cadre juridique et réglementaire solide, d’une gouvernance efficace et de compétences disponibles en IA. « Pour générer une industrialisation à grande échelle, il faudra renforcer les capacités du secteur privé et développer des cas d’usage interministériels pour montrer l’impact de l’IA sur l’économie », recommande-t-elle.
Comité interministériel pour coordonner les priorités
Le ministère des Technologies de l’information, de la Communication et de l’Innovation a tenu récemment la première réunion du comité interministériel chargé de la mise en œuvre du plan directeur pour la transformation numérique. Présidée par le ministre Dr Avinash Ramtohul, cette session marque le début d’une coordination transversale entre les ministères pour encadrer les divers projets numériques du gouvernement.
La réunion a réuni plusieurs membres du gouvernement, dont les ministres Ashok Subron (Intégration sociale), Osman Mahomed (Transports terrestres) et Arianne Navarre-Marie (Égalité des sexes). De hauts fonctionnaires d’autres ministères stratégiques étaient également présents, notamment ceux de la Santé, de l’Éducation et de la Fonction publique. Cette composition vise à assurer une mise en œuvre concertée et équitable des actions inscrites dans le plan. Au cœur des échanges : l’organisation et la gouvernance du plan, structurées autour de cinq piliers et de cinq catalyseurs, selon les précisions du ministre Ramtohul. Celui-ci a rappelé que son ministère jouera un rôle central de coordination et de suivi. Il servira de guichet unique pour les initiatives numériques. Le comité interministériel, pour sa part, agira comme organe de supervision et de pilotage.
Parmi les projets évoqués figurent la numérisation des établissements scolaires, la création d’une plateforme numérique pour la Sécurité sociale et la mise en place d’un système d’alertes publiques via la technologie cellulaire. Certains projets, comme le renouvellement en ligne des permis de conduire, sont déjà en cours, et des formations sont proposées au personnel de santé sur les nouveaux outils numériques. Chaque ministère devra désormais mettre en place un comité directeur pour piloter les projets qui relèvent de son champ d’action. Le comité interministériel, pour sa part, effectuera un suivi mensuel et rapportera les avancées au conseil des ministres.
Ces mesures liées à l’IA annoncées dans le Budget 2025/26
- Lancement d’un programme d’innovation pour les Start-up en IA, piloté par le ministère des TIC.
- Création d’une unité dédiée à l’IA pour accélérer la transition vers une économie numérique avancée.
- Mise en place d’un programme d’IA dans le secteur public avec une enveloppe de Rs 25 millions, afin d’équiper tous les ministères d’outils d’IA pour améliorer les politiques et les services.
- Déduction fiscale jusqu’à Rs 150 000 pour les start-up et PME investissant dans les technologies d’IA.
- Introduction des lignes directrices nationales sur l’IA dans les écoles, lancement d’un programme de maîtrise de l’IA pour enseignants et étudiants, et intégration de l’IA comme module obligatoire dans l’enseignement supérieur public.
Didier Samfat, consultant en cybersécurité : « Maurice n’a pas encore les moyens de devenir un pôle de l’IA »
L’intelligence artificielle est souvent perçue comme une menace pour l’emploi. Quels sont, selon vous, les secteurs les plus exposés à Maurice ?
Effectivement, l’IA va remplacer certains emplois, surtout ceux qui impliquent des tâches répétitives et administratives. Aux États-Unis, une grande banque d’investissement comme JP Morgan a déjà remercié près de 3 000 analystes financiers, alors qu’il s’agit de métiers à forte valeur ajoutée liés à l’analyse des tendances internationales. À Maurice, ce sont plutôt les emplois administratifs, notamment dans le secteur public, qui sont menacés. Le travail d’un fonctionnaire consiste fréquemment à vérifier des dossiers et des formulaires, entre autres. Or, ce type de tâches peut être automatisé facilement par l’IA. Un autre secteur concerné est celui des centres d’appel et du service client. Aujourd’hui, l’IA est capable de gérer les demandes de premier niveau, que ce soit via un tchat ou une interface vocale. Elle peut identifier un bug, trouver une solution et même proposer des réponses personnalisées. Ce qui signifie que de nombreux emplois de soutien de niveau 1 ou 2 pourraient être remplacés. Mais l’IA ne remplacera p
as tout, elle a aussi ses limites.
L’IA peut aussi être créatrice d’emplois et de nouvelles opportunités pour Maurice ?
Oui, absolument. L’IA ne se limite pas à détruire des emplois, elle en crée également. Le plus grand défi actuel à Maurice est le manque de professionnels qualifiés dans le domaine informatique. Savoir programmer en sortant du lycée devrait être considéré comme un niveau d’entrée de base. Ce dont nous avons besoin, ce sont des ingénieurs, des techniciens, des experts capables de former, de développer et d’entraîner des modèles d’IA. De nouveaux métiers émergent autour de ces compétences, qu’il s’agisse de data scientists, d’ingénieurs spécialisés en apprentissage automatique ou de professionnels capables de rédiger et d’optimiser des prompts intelligents. Certains métiers existants ne disparaîtront pas, mais devront s’adapter. L’IA deviendra un outil pour augmenter la productivité et réduire les tâches fastidieuses. Prenons l’exemple du secteur manufacturier. L’IA peut analyser des processus, optimiser la production et améliorer le confort de travail. Une étude récente a montré que Siemens a pu accroître sa productivité de 20 % grâce à l’IA. Ces gains montrent que l’IA n’est pas uniquement une menace, mais aussi une formidable opportunité de transformation et de montée en compétences pour les travailleurs mauriciens.
Où se situe Maurice dans l’adoption de l’IA ? Peut-on envisager que le pays devienne un pôle de référence régional ?
Soyons réalistes. Maurice ne peut pas devenir un pôle de référence en intelligence artificielle. Nous n’avons pas, à ce stade, les compétences nécessaires ni les infrastructures énergétiques. L’IA nécessite des data centers puissants et une consommation importante d’électricité, ce qui n’est pas économiquement viable pour une population de seulement 1,3 million d’habitants. Ce que nous pourrions envisager, en revanche, c’est une stratégie ciblée pour attirer des talents étrangers et construire des écosystèmes innovants adaptés à notre taille. L’idée ne serait pas de rivaliser avec les grandes puissances technologiques, mais plutôt de trouver des niches spécifiques au sein desquelles Maurice peut se démarquer.
Je voudrais cependant mettre en garde sur un autre point : l’utilisation de l’IA dans l’éducation. Une étude récente du MIT a montré que les jeunes qui s’appuient trop sur l’IA perdent leurs facultés cognitives et leur créativité. Beaucoup se contentent de faire du copier-coller sans vérifier les sources ni analyser les informations. Or, ce que nous devons cultiver chez les enfants, c’est la réflexion critique, la créativité et la capacité à développer leurs propres idées. Introduire l’IA trop rapidement dans les écoles risquerait d’appauvrir ces compétences fondamentales.

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