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Jack Bizlall, syndicaliste et citoyen engagé : «Nous, les jeunes de 68, n’avons pas su transmettre notre héritage»

Dans le cadre du 50e anniversaire de la révolte étudiante du 20 mai 1975, Jack Bizlall revient sur les luttes sociales des années 70. Il évoque l’engagement militant, les frustrations face à l’État, l’éveil politique des jeunes, et critique un système éducatif rigide. Une époque charnière porteuse d’aspirations révolutionnaires inabouties.

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Le début des années 70 a vu se soulever des masses populaires dans tous les domaines, principalement auprès de jeunes universitaires et aussi au port. Expliquez-nous cet épisode ?
S’il faut faire un bilan, l’année 1970-1971 est sans doute l’une des plus marquantes dans l’histoire du combat politique à Maurice, impliquant fortement la jeunesse. Cette période va logiquement conduire à la révolte des jeunes en 1975, puis aux élections de 1976, qui auraient pu marquer une véritable révolution politique, à défaut d’une révolution sociale.

1968, c’est l’année de l’Indépendance, marquée par de nombreuses incertitudes et de profondes difficultés sur les plans économique et social.

Je retiens de la période 1968 à 1971 : les émeutes de Port-Louis, l’élection de Dev Virahsawmy à Triolet en 1970, les grandes grèves d’août et de décembre 1971, l’emprisonnement des dirigeants syndicaux, les rassemblements politiques massifs, le renvoi des élections prévues en 1972, l’instauration de l’État d’urgence, un endettement public important, et plusieurs manifestations frôlant la révolte, alimentées par les critiques croissantes contre l’État et une répression policière marquée.

Tous les ingrédients étaient réunis pour une révolution, tant sur le plan économique et infrastructurel que politique et idéologique – autrement dit, une révolution sociale.

Malheureusement, le MMM connaît une scission, avec les départs de figures telles que Jooneed Jeeroobarkhan ainsi que Dev Virahsawmy, et de nombreux jeunes militants éclairés, combatifs et porteurs d’un véritable désir de changement. Le MMM va perdre de sa vigueur et, progressivement, se transformer en une organisation davantage réformiste, centrée surtout sur l’électoralisme.

Je suis écœuré de voir des jeunes se laisser piéger par la démagogie, les fake news, le simplisme, l’idéalisme naïf, l’individualisme…»

Est-ce à dire que c’est à cette époque qu’est née cette volonté de dire non, de contester et de revendiquer des droits légitimes ?
J’ai écrit deux textes pour exprimer à quel point je suis profondément attaché au travaillisme et au militantisme. Le travaillisme a été une véritable force de changement tout au long de notre histoire, de 1932 à 1968. Malheureusement, la disparition de Renganaden Seeneevassen en 1958 a été une perte immense.

Dans le texte sur le militantisme, j’ai écrit, entre autres : « Ma génération est celle qui est née pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Nous avions des références et des comportements et nous étions fiers de nous qualifier de militants, et les piliers du militantisme étaient, entre autres : l’anti-impérialisme, l’anti-néocolonialisme, l’anticapitalisme, l’anti-stalinisme, l’antimonarchisme, l’antidynastique, l’anti-autoritariste, l’anti-dictature, l’anti-théocratique, l’anti-guerre, l’antiatomique, l’antimilitarisme, l’anticonformisme, l’antiparlementarisme, l’antiracisme, l’anti-trust, l’anti-peine capitale, l’anti-patriarcat, l’anti-homophobie….

La liste est longue et c’est dans la critique et la contestation contre l’autorité en soi et en tant qu’institution que se sont construites des dizaines d’organisations politiques progressistes et révolutionnaires.

La lutte aurait été vaine si le combat n’avait pas été organisé, structuré, si les propositions n’avaient pas été concrètes, acceptables et réalisables. Si une organisation révolutionnaire ne fait pas un pont entre ce qui doit être combattu et ce qui doit être construit, il se retranchera dans le réformisme ou disparaitra. À travers le monde, a surgi ce qu’Antonio Gramsci nomme l’intellectuel organique, contribuant à l’homogénéité et la conscience de son action sur le plan culturel, c’est-à-dire social, économique et politique.

Nous étions donc organiquement liés à des organisations ouvrières : grèves tout le long de cette période. Dans un combat pour les salaires, la réduction des heures de travail, la sécurité d’emploi, pour le repos, les loisirs.

Nous étions dans le combat en tant que chanteurs engagés, artistes, écrivains, journalistes, philosophes, historiens, scientifiques, juristes, pédagogues. La plus grande insulte était de nous associer à la droite et à la classe capitaliste. Nous avions une position de classe et n’étions pas organiquement associés à la classe capitaliste, ni directement, ni indirectement. La cassure de classe étant d’ailleurs notre objectif organisationnel. »

C’est pour expliquer d’où nous vient la pratique de dire non avec conviction.

Lors de ces grèves du début des années 70, les racines d’une fronde se sont-elles réellement formées ? Et si oui, soutenues par qui ?
Peut-on établir un parallèle avec la Fronde sous Louis XIV ? Je dirais que c’est exagéré. Cette période, cependant, a eu sur moi et mes amis un impact profondément positif. Nous avons évolué très rapidement vers un engagement politique total. Jusqu’à aujourd’hui. Et je ne suis pas le seul.
J’ai été travailliste jusqu’à la coalition entre le PTr et le PMSD en 1969. J’étais fermement opposé à l’expulsion de l’IFB. C’était inacceptable pour moi. Des milliers de jeunes – j’avais 23 ans – se sont retrouvés dans un vide politique. Y compris Paul Bérenger, qui, pourtant, avait souhaité une alliance entre le PTr et le PMSD dans un article de l’express.

À la fin de l’année 1971, j’ai vu passer, devant ma porte à la rue Ollier, à Quatre-Bornes – j’habitais alors chez ma sœur –, une manifestation du MMM. J’en ai parlé à Tristan Bréville, puis à Jean Claude de l’Estrac en 1973, qui m’a invité à adhérer au MMM.

J’ai rejoint la branche de Beau-Bassin, etc. Comme moi, des milliers de jeunes ont été sensibilisés par l’action du MMM. Ensuite, ce furent des révoltes politiques constantes, jusqu’en 1976.

À mon avis, la période 1967–1982 fut cruciale dans notre histoire — culturellement, politiquement et socialement.

On sait que de jeunes enseignants universitaires revenus au pays avaient certaines revendications. Peut-on dire qu’ils ont, indirectement, incité les étudiants à descendre dans la rue ?
C’est une question très intéressante, pertinente, et profondément liée à notre histoire. Deux considérations s’imposent. 

La première, c’est que les jeunes d’avant 1967 n’avaient pas le droit de vote. L’âge requis était alors de 21 ans. En 1968, la révolte éclate dans plusieurs grands pays, et ici, à Maurice, les jeunes créent une organisation qui sera transformée en MMM, avec l’arrivée de figures comme Bérenger, Virahsawmy, etc. Il faut absolument écrire sur cette période. Rajah Pillay devrait un jour témoigner de ce qui s’est réellement passé.

La seconde, c’est que ces mêmes jeunes, devenus adultes, sont devenus étudiants à l’université, enseignants, et pour beaucoup, professeurs dans les écoles secondaires. Ce sont eux qui ont formé le noyau de la jeunesse militante, celle qui a su mobiliser les jeunes lors de la révolte de mai 1975. Il y a eu une grève de la faim, des revendications sociales, et une contestation ouverte de la politique du PTr et du PMSD.

Une alternative réelle était alors proposée. La vraie, pas une simple alternance. Le mot d’ordre était résistance, et non soumission.

À mon avis, la période 1967–1982 fut cruciale dans notre histoire — culturellement, politiquement et socialement»

Ces étudiants savaient-ils vraiment ce qu’ils voulaient ? Comprenaient-ils pourquoi ils marchaient vers la capitale ?
Quand des protestations de cette envergure éclatent, il est essentiel de distinguer entre agitation et propagande — au sens non péjoratif du terme.
La révolte de l’époque reposait en réalité sur quatre grandes composantes. D’abord, les étudiants les plus politisés, conscients et critiques, s’attaquaient au régime en place pour ses manquements, ses pratiques antidémocratiques et son inertie face à la vie chère. Sous l’impulsion des jeunes militants, leur objectif était clair : faire tomber le gouvernement et provoquer des élections générales.

Ensuite, un autre groupe d’étudiants se montrait plus préoccupé par le système éducatif lui-même — accès à l’école, qualité de l’enseignement, et débouchés dans l’enseignement supérieur.

Un troisième groupe, plus animé par l’instinct d’action, s’inscrivait dans une logique plus populiste, revendiquant toutes sortes de changements, souvent dans une posture de confrontation directe avec les autorités.

À l’époque, j’ai aussi observé une différenciation marquée dans la manière d’agir selon les types de collèges — entre les établissements de filles et ceux de garçons, entre les petits et les grands collèges. Il faut également souligner que le chômage grandissant préoccupait énormément les jeunes, à un moment où l’on assistait aussi à une forme d’émancipation académique.

Vous souvenez-vous de ce 20 mai 1975 ?
Bien sûr ! J’étais à l’époque un enseignant des écoles primaires, attaché à la FSSC comme responsable des relations publiques de cette fédération, président de la Fédération des enseignants catholiques, secrétaire de l’Acim, membre du MMM, etc. Donc, engagé. 

J’ai suivi ces événements et nous étions d’accord qu’il ne fallait pas « intervenir » organiquement pour laisser la spontanéité des jeunes s’exprimer.

J’ai contribué aux idées de changement dans le secteur de l’éducation autant que dans le secteur social. Personne ne voulait de changement à la tête de nos institutions. Je me souviens avoir participé à un vote au sein du Conseil pastoral (une haute instance de l’Église catholique) pour transférer les écoles gérées par l’Église sous le contrôle de l’État, dans le cadre de l’universalisme de l’enseignement. Cinq membres ont voté en faveur : Claude Fanchette et moi, pour les syndicats du primaire et du secondaire, deux représentants des organisations de laïcs et un prêtre français.

Au fait, les jeunes, dans l’unité, ont combattu l’obscurantisme de certains, et l’institutionnalisme monarchique de l’époque. La reine d’Angleterre étant le chef de l’État.

Notre système éducatif est-il en déphasage avec la vie sociétale, c’est-à-dire qu’il faut une ouverture d’esprit, des débats, avoir un esprit critique envers et contre tous et ne pas se concentrer que sur le syllabus académique ?
Il y a trois projets pour lesquels je me bats depuis que j’ai quitté l’enseignement primaire en février 1976. Ils sont :

(1) Pour une nouvelle Constitution et la Deuxième république
(2) l’éducation d’assertion
(3) mettre l’économie au service du social.

Notre système d’éducation est un système d’insertion reposant sur le fordisme intellectuel. C’est un véritable massacre des jeunes. Je n’ai rien appris au college ; je me suis construit différemment. Avoir accès à l’histoire, à la cosmologie, aux sciences, à la philosophie, à une langue élaborée, aux religions et mythologies, à la politique, etc., nous permet de nous construire et de nous engager différemment. 

Il faut atteindre l’éveil du savoir, du savoir-faire, du savoir-vivre et du savoir-être, pour pouvoir parler et agir avec conviction, avec intelligence et avec méthode.

On reproche aux jeunes de ne pas s’intéresser à ce qui se passe autour d’eux. Mais leur donne-t-on réellement la possibilité de le faire, ou les cantonne-t-on à leurs bouquins pour de bons résultats ?
Écoutez, je vais faire un reproche aux jeunes. J’ai 79 ans, et chez moi, c’est rempli de livres, et surtout de dossiers. Vous ne pouvez pas imaginer les efforts que j’ai dû fournir par le passé pour obtenir des livres, des revues, etc.

Aujourd’hui, je suis plus à l’aise avec les sources d’information disponibles sur Internet. Tout y est accessible pour se documenter. Il suffit d’éviter les fake news et, surtout, d’avoir une véritable capacité de réflexion. J’ai développé le FRAP, une méthode qui consiste à rechercher les faits, ensuite établir les rapports entre les personnes ou événements concernés, analyser l’ensemble avec méthode, avant de formuler des propositions.

Il y a, d’autre part, une tendance politique actuelle où certains affirment n’être ni de droite ni de gauche. De ce fait, certains deviennent populistes (de droite ou de gauche), d’autres étatistes, d’autres encore adeptes de la technocratie… Beaucoup finissent par quitter le pays. C’est pour cela que je critique les pseudo-révolutionnaires qui aggravent la situation en s’associant à la droite.

Le 20 mai 1975, cinquante ans déjà. Quelle leçon en tirer ?
C’est une question cruciale. Nous, les jeunes de 68, n’avons pas su transmettre notre héritage, ni partagé notre savoir et notre savoir-faire politique avec les nouvelles générations.

Quoi qu’on en dise, le 20 mai 1975 a laissé des traces profondes. On évoque souvent le droit de vote à 18 ans et la démocratisation de l’éducation. Mais il y a eu aussi des transformations majeures dans les rapports familiaux (davantage de liberté), dans la relation entre enseignants et élèves, ainsi qu’entre électeurs et gouvernants.

Mais ce que je retiens surtout, c’est l’importance accordée par les jeunes à la liberté individuelle. C’est un principe supra-constitutionnel, essentiel à l’exercice des droits dans une société républicaine.

Y a-t-il eu un changement sur le long terme ?
L’évolution de la politique à Maurice est particulièrement intéressante. Il faut reconnaître que le fond commun de notre civilisation est d’un niveau élevé. Il ne faut jamais jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est l’erreur fondamentale que commettent les opportunistes. 

Un exemple : une campagne est actuellement menée contre la MIC pour des accusations de dilapidation et d’accaparement d’une partie de ce fonds. Or, on oublie que la MIC a sauvé MK de la fermeture et permis à de nombreux employés de toucher un salaire pendant la pandémie de COVID-19.

Un combat politique doit se mener avec discernement. Je suis écœuré de voir des jeunes se laisser piéger par la démagogie, les fake news, le simplisme, l’idéalisme naïf, l’individualisme… Certains tombent dans le religieux dogmatique, la caricature de l’autre, ou le suivisme opportuniste.
Je constate que depuis 1989, et surtout depuis la chute du communisme bureaucratisé, puis oligarchisé, certains détournent les idéaux révolutionnaires en les vidant de leur substance, jusqu’à en faire l’antithèse de la résistance et de l’alternative. Nous en paierons le prix fort.

Peut-on espérer un nouveau 20 mai 1975 avec cette génération à qui l’on reproche d’être trop accrochée à son portable et aux réseaux sociaux ?
L’Observatoire de la démocratie organise une cérémonie de commémoration du 20 mai 1975, le dimanche 18 mai, sur le pont de Grande-Rivière à Port-Louis. Il y aura une exposition sur Mai-1975, susceptible de circuler dans les collèges ayant participé à cet événement. Il faut toutefois l’accord de ces établissements.

En principe, chaque tournant de l’histoire provoque le soulèvement des jeunes. Face à des figures comme Trump, Poutine, Modi, Netanyahu, etc., nous avons l’obligation de nous mobiliser — par les urnes, comme lors des dernières élections qui ont permis de faire partir Jugnauth, ou par des actions dans la rue.

Les jeunes sont aujourd’hui sensibilisés à de nombreux enjeux : les Chagos, la Palestine, l’Ukraine, le Soudan, la Syrie, le Liban, l’Inde, le Pakistan, le Myanmar… Il est crucial de réfléchir à l’avenir de notre société dans un contexte de multiples agressions.

La manifestation étudiante de mai 1975 à Grande-Rivière

Le 19 mai 1975, une manifestation devant le ministère de l’Éducation lance l’appel à marcher sur Port-Louis. Le 20 mai, des milliers d’étudiants mauriciens, issus des écoles privées et publiques, organisent une marche historique vers Port-Louis pour exiger une éducation équitable. 

Venus de Curepipe, Vacoas, Quatre-Bornes et Beau-Bassin/Rose-Hill, ils dénoncent les disparités entre collèges privés sous-financés et écoles publiques ou catholiques, ainsi que les manuels scolaires à contenu colonial. Les collèges privés, mal équipés, manquaient de laboratoires et bibliothèques, contrairement aux écoles catholiques et publiques. Des protestations antérieures, comme celle du London College en février 1975, avaient préparé le terrain.

Au pont de Grande-Rivière-Nord-Ouest, la police bloque leur progression avec une barrière. Face à la détermination des étudiants, les forces anti-émeutes déploient gaz lacrymogènes et matraques pour disperser la foule. Certains étudiants, en réponse, jettent des pierres et autres projectiles, intensifiant les heurts. Ces affrontements causent plusieurs blessés parmi les manifestants, et des dégâts matériels importants ont été signalés, incluant des motos incendiées et 40 bus endommagés et 4 incendiés. 

Environ 118 étudiants sont arrêtés, certains au New Eton College de Rose-Hill. La répression ne brise pas la détermination des étudiants. Une grève de la faim de dix jours s’ensuit, attirant l’attention publique et forçant le gouvernement à abandonner les poursuites. 

Ce mouvement sera un tournant. Après les élections de 1976, l’éducation secondaire devient gratuite. En 1978, la PSSA est créée pour réduire les inégalités entre collèges. Le MIE revoit les programmes scolaires dans une optique de décolonisation. Le CPE remplace la bourse junior, et plusieurs nouveaux collèges d’État ouvrent leurs portes.

 

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