Anthropologue des religions et directeur de l’institut cardinal Jean Margéot (ICJM), le Dr Jonathan Ravat analyse la première année de l’Alliance du Changement. Il évoque l’attente d’exemplarité envers les élus, la place du citoyen et l’évolution des formes d’engagement à Maurice.
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Un an après la victoire de l’Alliance du Changement, comment qualifieriez-vous l’état d’esprit des Mauriciens : désillusion, patience ou espérance ?
Spontanément, j’aurais pu faire écho au ressenti de beaucoup, à ces sentiments souvent exprimés librement sur les ondes ou les réseaux sociaux, entre déception et désillusion. Il y avait des attentes, et semble-t-il, celles-ci n’ont pas toutes été atteintes ou comblées.
Mais ce serait un piège de simplement affirmer qu’il y a un sentiment généralisé de regret, de déception ou de désillusion. Une grande partie de la population mauricienne a non seulement voté pour le changement, ce qui a conduit au 60-0, mais reste aussi attachée aux différents partis qui composent cette alliance, comme à l’alliance elle-même.
Je crois que la population mauricienne reflète simplement ce que nous sommes en tant qu’êtres humains. C’est pourquoi il y a ce « mixed feeling » : la désillusion et la déception cohabitent chez certains, tandis que d’autres restent fidèles, enthousiastes et loyaux.
Le projet de « rupture » annoncé s’est-il concrétisé dans la vie quotidienne, ou observe-t-on une continuité avec les anciennes pratiques politiques ?
(Rires) C’est une bonne question. Il y a une rupture, dans une certaine mesure : ce ne sont plus les mêmes visages, ni la même équipe, ni le même gouvernement. Il y a probablement un désir affiché – peut-être pas encore totalement réalisé – d’introduire des changements, ici ou là.
Certains gestes, encore timides ou à un stade initial, laissent entrevoir une volonté de différence, voire de rupture. Mais il ne faut pas oublier que le système, lui, n’a pas changé. On peut donc constater des ruptures dans les nominations, mais pas dans le processus de nomination. On ne peut pas exiger du gouvernement actuel une rupture absolue lorsque le système dans lequel il agit demeure intact.
Cette réalité devrait inciter les Mauriciens à réfléchir de manière plus large et systémique, en observant « the picture as a whole », tout en réalisant que le politicien fait partie d’un écosystème plus vaste. En adoptant ce regard, le citoyen peut développer une vision moins sacralisée du politicien. C’est important : autant il ne faut pas diaboliser le politicien, autant il ne faut pas le sacraliser. Ni en faire un héros, ni un dieu, qu’il soit élu ou ministre.
Changer de regard, c’est aussi une invitation au citoyen à devenir acteur autant que le politicien. Le risque, sinon, c’est de rester un spectateur qui croit que seul le politicien agit, pendant que lui, « li manz pistas ek get sinema ».
L’alliance ne doit pas être un fait, mais un programme de travail»
Percevez-vous un véritable changement dans la relation entre citoyens et pouvoir politique depuis le 60-0 de 2024 ?
Oui. Je crois qu’on ne sort pas indemne d’un 60-0. Cela peut être interprété comme un rejet de l’équipe précédente ou comme l’expression d’un nouvel espoir, mais le résultat, aussi massif soit-il, reste un fait historique. Cela révèle qu’un lien existe entre cette équipe et une partie du peuple - un attachement, voire une espérance. Mais la vraie question est : dans le temps, cette estime et cette confiance vont-elles durer ?
Le peuple ne doit pas oublier que le contrat entre les élus et les citoyens est de cinq ans. Or, nous n’en sommes qu’à la première année. Il ne serait donc pas juste de juger le gouvernement actuel à l’aune d’une seule année d’exercice.
L’alliance est aujourd’hui secouée par des tensions internes. On aurait même frôlé la cassure jeudi…
Celui qui croit qu’une cassure est impossible est soit naïf, soit ignorant. Je ne la souhaite pas, mais l’éclatement reste possible. On ne peut rien prendre pour acquis en pensant que cette alliance serait protégée par un alliage incassable. Ce serait une grave erreur. Une cassure est un risque parlementaire, et Maurice ne serait pas le seul pays à en connaître une.
Cette alliance entre le PTr et le MMM était perçue comme peu probable, certains estimant qu’elle était vouée à l’échec dès le depart car « contre nature »…
J’aime bien cette question. D’abord, j’ai envie d’y répondre avec un peu de philosophie : qu’est-ce que la nature ? Je resterai là-dessus. Ensuite, seuls les devins ou les diseurs de bonne aventure auraient pu prédire une cassure. Une cassure fait partie de l’équation, c’est un risque, ni plus ni moins que les ruptures possibles en amour, en religion, dans le monde syndical ou social.
C’est pourquoi il est encore temps de réaliser que l’alliance ne doit pas être un fait, mais un programme de travail. Je ne suis pas là pour donner des leçons aux élus, mais s’ils veulent aller au bout de leur mandat, ils doivent considérer l’alliance non comme un acquis, mais comme un projet à construire chaque jour. Car la menace d’une cassure est réelle. Ce sont les choix que nous faisons au quotidien qui détermineront si elle tiendra ou non.
Si un mariage de trente ans peut éclater, je ne vois pas pourquoi une alliance gouvernementale, si elle n’est pas comprise comme un effort constant, ne pourrait pas, elle aussi, se rompre si elle est prise pour acquise.
Quels petits signes, dans la société mauricienne, révèlent le mieux la réussite ou l’échec de ce « renouveau » promis ?
Il y a un climat, du moins il y en a eu un au cours de la première année, où il faisait bon vivre. Il y avait comme un soulagement, un couperet levé, qui avait malheureusement caractérisé les dernières années. C’était une bouffée d’air frais, même si les problèmes de fond demeuraient.
Le point négatif, c’est – comme le dit la célèbre phrase – : « Justice must be done, but most importantly, justice must be seen to be done. » Je crois que c’est la même chose pour la politique : elle a besoin d’être vue en action, et pas seulement d’être en action.
Le point faible, je ne dirais pas un échec, ce sont ces nominations qui se font parfois à la hâte, sans explication claire, et où certains proches du pouvoir sont désignés. Cela peut donner une impression négative.
La MBC est, en revanche, l’un des signes prometteurs de cet air nouveau dont je parlais au départ, grâce notamment à sa nouvelle direction. J’entends par là : la direction et l’équipe de direction. Cela dépend beaucoup des personnes. Le système qui entoure la MBC demeure, bien sûr, mais l’exemple montre que lorsque des gens dévoués et engagés sont placés à la tête d’une institution, cela change beaucoup de choses. Même si le système reste, c’est déjà un pas important.
Le Mauricien oublie souvent : il a aussi son rôle à jouer dans le changement»
Face aux critiques sur la lenteur des réformes et la déception d’une partie de l’électorat, comment expliquez-vous, d’un point de vue anthropologique, cette impatience collective ?
Héritiers de notre histoire, nous avons érigé dans l’espace public mauricien la figure du héros : celle du politicien, plus particulièrement de l’élu. J’entends par là le membre du Parlement, le ministre, et bien sûr le Premier ministre.
Au sortir de notre histoire coloniale, marquée par l’impérialisme westminstérien, nous avons hérité d’une culture politique où le ministre occupe une place centrale. J’aime d’ailleurs jouer sur les mots : il y a le ministre du culte (dans le domaine religieux) et le ministre du pouvoir politique.
En ce qui concerne le ministre du pouvoir politique, c’est une figure élue, membre du gouvernement, qui cristallise les attentions, les énergies et les espérances. Comme je le disais plus tôt, le peuple projette aujourd’hui sur cette figure presque messianique du ministre toutes ses attentes. Car c’est lui qui « fait », qui « peut ». Il détient le valoir, le savoir et le pouvoir.
Les citoyens placent donc en lui leurs espoirs et leurs attentes. De ce fait, se crée une sorte de double jeu : le maintien de cette considération par le peuple, d’où le fameux adage selon lequel la politique est un sport national. On garde la figure du ministre au centre, avec le Premier ministre comme héros par excellence.
Mais, à l’inverse, cette même figure peut décevoir. Et alors, on ne fait que remplacer l’un par l’autre - « bonnet blanc et blanc bonnet » - sans remettre en question la structure elle-même. Ce qu’il faudrait, c’est réfléchir au-delà : penser le système de manière plus structurelle et systémique.
Il ne s’agit pas de révoquer la figure du ministre, mais d’ouvrir une conversation sur la manière d’aller plus loin. Par exemple, un partage réel du pouvoir, une déconcentration des prérogatives entre les mains du Premier ministre et des ministres, contribueraient à transformer cette structure et à inventer de nouvelles figures anthropologiques.
Certains estiment que l’absence d’une opposition forte favorise un sentiment d’impunité ou d’arrogance au sommet de l’État. Qu’en pensez-vous ?
C’est possible, en effet, lorsqu’on a un 60-0. Mais malheureusement – et avec tout le respect que j’ai pour ce peuple dont je fais partie et que j’aime –, le peuple est souverain. Il assume sa responsabilité et a le gouvernement qu’il a élu.
Donc, le peuple a le gouvernement qu’il mérite…
Bien sûr, bien que je fasse moi-même partie du peuple. Cependant, je crois qu’il faut avoir le courage de se le dire. À mon avis, l’un des grands lieux de la démocratie, c’est la Chambre. Mais quand il n’y a que deux ou trois députés de l’opposition face à soixante ou plus, le déséquilibre est flagrant.
Cela dit, il faut reconnaître que le leader de l’opposition a fait preuve, ces derniers temps, de beaucoup de prestance et d’élégance dans son rôle.
Au-delà du politique, voyez-vous émerger de nouvelles formes d’engagement citoyen – que ce soit sur les réseaux sociaux, dans les quartiers ou à travers des causes locales ?
Oui. Je crois que, même si nous avons malheureusement mené un combat difficile contre l’indifférence, l’insensibilité, le consumérisme et le matérialisme qui enferment tant de Mauriciens dans des boîtes, on ne peut pas leur en vouloir. Beaucoup sont préoccupés par le fait de « réussir leur vie » et « de réussir la vie ». Résultat : on travaille plus, mais on s’engage moins.
Cela dit, il y a beaucoup de personnes – des plus âgées comme des jeunes – qui sont bien conscientes des enjeux du pays et qui inventent ou réinventent de nouvelles formes d’engagement à différents niveaux.
Ce ne sont peut-être pas de nouveaux engagements, mais plutôt des formes reprises ou ravivées par les jeunes. On ne peut pas nier qu’il existe des citoyens – pas uniquement des jeunes – qui s’intéressent à la chose publique et qui s’engagent, chacun à leur manière.
Malheureusement, beaucoup ne vont pas jusqu’au bout de cet engagement. Et aller jusqu’au bout, pour moi, c’est aller jusqu’à la Chambre. Mais il faut tout de même reconnaître et valoriser les différentes formes d’engagement présentes dans notre société.
Le renouveau politique est-il possible sans un renouveau moral ou culturel de la société ?
Non. À mon avis, il y a un rendez-vous essentiel auquel les élus sont attendus, mais dont ils ne semblent pas toujours conscients : c’est celui de l’exemplarité.
Ce serait injuste, voire mesquin, de répéter sans cesse que les politiciens ne travaillent pas. Ce serait manquer de respect à des personnes qui, pour la plupart, œuvrent réellement. Peut-être que certains travaillent moins, ou plus lentement que d’autres, mais ils travaillent. Simplement, leurs actions ne sont pas toujours visibles.
Alors, qu’est-ce qu’on leur reproche ? À mon sens, ce que beaucoup oublient, c’est que l’élu n’est pas seulement attendu sur le plan de l’action, mais aussi sur celui du comportement. Il doit incarner l’exemple. C’est ce qu’on appelle la moralisation de la vie publique, et c’est là qu’il reste beaucoup à faire.
Un politicien ne peut pas se contenter de dire qu’il a agi. Il doit, dans ses faits et gestes – y compris dans sa vie privée – incarner un modèle, voire un espoir. Il y a là matière à réflexion.
Le changement s’évalue-t-il vraiment dans les urnes, ou dans l’évolution de l’identité des Mauriciens ?
Je suis absolument d’accord pour dire qu’il y a une dimension que le Mauricien oublie souvent : il a aussi son rôle à jouer dans le changement. Il faudrait peut-être nous le rappeler collectivement : nous aussi, nous sommes attendus au tournant.
Il n’y a pas seulement une éducation politique à faire auprès du peuple, mais aussi une prise de conscience du rôle et de la responsabilité politique de chaque citoyen.
Le politicien, lui, reste tributaire d’un rapport d’offre et de demande, comme dans l’économie. S’il n’est pas soutenu dans son combat contre le blanchiment d’argent, les délits d’initiés ou la corruption, parce que d’autres y participent, le changement sera impossible. Il faut donc un véritable assainissement, y compris au sein du peuple.
Si vous deviez qualifier cette première année de l’Alliance du Changement par un mot ou une image, lequel choisiriez-vous, et pourquoi ?
Je dirais « Des-buts », avec cette idée de plusieurs commencements qui ne débutent pas en même temps, mais aussi d’objectifs à atteindre, de buts à marquer. Parfois, il faut savoir changer de direction, voire faire le contraire de ce qu’on avait prévu.
Et j’utiliserais aussi l’image du balai, en référence à Molière, qui critiquait et dénonçait par le théâtre. C’est un rappel à ne pas se contenter de beaux discours, mais à nettoyer.
Balayer, c’est mettre de l’ordre, mais c’est aussi dépoussiérer nos pensées, nos mentalités, tout ce qui nous empêche de penser autrement. En d’autres mots : décoloniser nos esprits.
Vous êtes l’invité de « À table avec… » ce mardi. Pourquoi avoir choisi le thème « Le Mauricien à l’aune du Sanzman » ? Expliquez-nous ce choix.
Je crois qu’on ne peut pas ignorer un événement comme le 11 novembre, qui fait à la fois écho au 11 novembre 1918 – date de l’armistice – et, symboliquement, à une forme d’armistice politique un an plus tôt avec le 60-0 et le changement de régime.
Mon invitation n’a pas pour but de dresser un bilan comptable, mais plutôt de poser un regard sur ce fait politique et d’examiner ce qu’il révèle du Mauricien, avec un œil un peu anthropologique. Quelles sont les pistes à explorer alors que nous abordons le deuxième quart du XXIe siècle ? Et surtout : quel type de Mauricien voulons-nous être demain ?
C’est, pour moi, la véritable clé.
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