
Selon Michael Haenlein et Andreas Kaplan, reconnus internationalement pour leurs travaux sur la transformation digitale, l’IA se définit comme « la capacité d’un système à interpréter correctement des données externes, à apprendre à partir de ces données, et à utiliser ces apprentissages pour accomplir des objectifs et des tâches spécifiques grâce à une adaptation flexible ». Cependant, comme le souligne Stuart Russell, expert de renommée mondiale en IA, il n’existe pas de ligne de démarcation claire pour dire : « Ce logiciel est de l’IA, et cet autre ne l’est pas ». Aujourd’hui, pour reprendre les termes du philosophe américain John Searle, nous utilisons une IA faible, c’est-à-dire limitée à l’exécution de tâches spécifiques, alors qu’une IA forte, dotée d’une conscience et capable d’agir seule, demeure au stade de la théorie et de la recherche.
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L’IA fascine nos sociétés car elle représente un véritable moteur de transformation, suscitant des espoirs considérables pour le progrès de l’humanité. Mais il serait illusoire et mal avisé de ne voir que le revers positif de la médaille, car l’IA présente également des dérives et des dangers majeurs.
C’est dans cette perspective qu’en février dernier, faisant suite aux sommets de Bletchley Park en novembre 2023 et de Séoul en mai 2024, la France a accueilli le Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle (IA), afin de garantir, à l’échelle internationale, « un développement responsable et éthique de l’IA, plaçant la confiance au cœur de son essor », face aux risques et dangers multiples qu’elle présente.
À l’issue de ce sommet, 58 pays, dont la France, la Chine et l’Inde, ainsi que l’Union européenne et la Commission de l’Union africaine, ont signé la « Déclaration sur une intelligence artificielle durable et inclusive pour la population et la planète ». Cette déclaration est axée sur trois principes, dans le respect des cadres nationaux et internationaux : la science, les solutions et les normes.
Les États-Unis et le Royaume-Uni ont, quant à eux, choisi de ne pas signer cette déclaration. Ainsi, lors de son intervention au sommet, le vice-président des États-Unis, J. D. Vance, a notamment souligné la nécessité de maintenir l’IA à l’abri des biais idéologiques et de la censure, et a mis en garde contre les réglementations excessives qui pourraient entraver le potentiel transformateur de l’industrie de l’IA. D’ailleurs, le président des États-Unis, Donald Trump, a signé, le 23 janvier 2025, l’ordre exécutif 14179, intitulé « Supprimer les obstacles au leadership américain dans l’intelligence artificielle », dont l’objectif est d’abroger toute politique restrictive existante en matière d’IA et de renforcer le leadership mondial des États-Unis dans cette industrie.
Malgré l’initiative louable que représente le Sommet pour l’action sur l’IA, nombreux sont ceux qui estiment que la déclaration issue de ce sommet n’est qu’un ensemble d’effets d’annonce et de bonnes intentions, sans aucun engagement concret en faveur d’un véritable cadre réglementaire face aux dangers réels de l’intelligence artificielle. Cette critique prend d’autant plus de poids que les vidéos générées par l’IA, reprenant le visage et la voix du président français Emmanuel Macron, et publiées sur le compte Instagram de ce dernier en marge du sommet, démontrent clairement que l’IA est un outil à double tranchant.
Certes, l’IA présente un potentiel immense de transformation pour le progrès de l’humanité. Elle permet, entre autres, d’automatiser des tâches répétitives jusqu’ici réalisées par l’être humain, de faciliter l’accès et la diffusion des connaissances et du savoir, d’accélérer les processus de recherche, de développement et d’innovation, ainsi que de booster la productivité et la compétitivité des entreprises et des économies qui la maîtrisent. La convergence entre l’IA, l’Internet des objets et l’informatique quantique ouvrira indéniablement de nouvelles possibilités et opportunités pour l’humanité. Néanmoins, l’IA, à travers ses capacités actuelles et futures, peut aussi représenter des dangers majeurs pour le bon fonctionnement et la sérénité de nos sociétés, et menacer les libertés fondamentales des individus.
Sans un développement et une utilisation consciente, responsable et encadrée, l’IA pourrait entraîner la suppression ou la transformation massive d’emplois, alors même que le travail constitue un facteur clé d’intégration sociale. Elle pourrait, en outre, accentuer la marginalisation des individus, mais aussi celle des nations les moins aptes à maîtriser les enjeux liés à l’IA, aggraver la fracture numérique, renforcer la toute-puissance des entreprises et des individus contrôlant les outils d’IA les plus utilisés dans le monde, et générer une dépendance croissante des populations vis-à-vis de l’IA, avec pour conséquence une baisse des fonctions cognitives humaines (affaiblissement de la pensée critique, de la créativité, de la mémoire), la destruction des liens sociaux, l’isolement de certaines catégories de personnes, ainsi qu’une augmentation des troubles médicaux liés à cet isolement (par exemple : dépression et maladie d’Alzheimer).
Par ailleurs, l’IA soulève de sérieuses préoccupations en matière de libertés fondamentales, notamment en raison des données personnelles qu’elle collecte. Elle pourrait contribuer à asservir les individus face à un État autoritaire, à travers par exemple des dispositifs de crédit social. La fuite ou la mauvaise utilisation des données personnelles peut aussi altérer le libre arbitre et les actions des individus. Des données personnelles ont ainsi déjà été exploitées pour influencer des votes électoraux ou discréditer des personnalités politiques.
L’utilisation des outils d’intelligence artificielle pour créer des deepfakes et manipuler les pensées et les comportements humains est particulièrement préoccupante. Aujourd’hui, n’importe quelle personne mal intentionnée peut générer des contenus hyperréalistes, à moindre coût, dans le but de nuire à autrui, voire de détruire une personne. Ainsi, par exemple, les deepfakes sont de plus en plus utilisés par des escrocs pour tromper les seniors sur les réseaux sociaux. Ces techniques servent également à diffuser de faux messages relatifs à la santé et à promouvoir indirectement des remèdes qui peuvent s’avérer dangereux pour la santé de ceux qui s’y laissent prendre, sans oublier les faux contenus intimes qui prolifèrent. L’ampleur que prennent les deepfakes représente désormais une véritable menace pour les démocraties. Ils sont utilisés pour manipuler l’opinion publique, semer la confusion lors des campagnes électorales, ou encore alimenter la désinformation à grande échelle.
Et que dire de ces entreprises, entrepreneurs et chercheurs qui semblent obnubilés par le transhumanisme, c’est-à-dire la volonté d’utiliser la biotechnologie, les neurosciences et l’intelligence artificielle pour créer des super-humains et, éventuellement, dépasser la finitude de l’homme, ouvrant ainsi la boîte de Pandore que tout esprit éclairé redoute ?
L’IA n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Comme le dit si bien Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme », et l’Histoire, tout comme le monde actuel, regorge d’événements qui nous rappellent les dérives et les atrocités dont l’être humain est capable. L’avenir de l’IA et son impact dépendront donc de ce que nous, humains, choisirons d’en faire. Voulons-nous d’une IA qui déstructure les liens sociaux et isole l’individu ? Voulons-nous d’une IA dotée d’une intelligence supérieure à celle de l’homme, voire consciente ? Voulons-nous d’une IA réservée à une élite, permettant à quelques-uns de dominer les autres ? Ou alors, souhaitons-nous une IA véritablement au service de l’humanité ?
Face aux dérives potentielles de l’IA, le choix ne peut qu’être clair pour tout être humain et tout décideur politique clairvoyant, capable de transcender les seules dimensions économiques et matérialistes. En effet, les frustrations exprimées par les peuples à travers le monde démontrent clairement que nous évoluons dans une société qui ne répond pas, ou ne répond plus, au désir de liberté, d’épanouissement et de progrès des êtres humains, malgré l’évolution exponentielle des technologies au cours des cinquante dernières années.
Comme le dit si bien l’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin, nous vivons dans un monde où les peurs de disparaître, d’être méprisé, d’être bafoué ou de perdre son statut sont exacerbées et cristallisées par certains pour satisfaire leurs intérêts personnels. La montée du populisme dans de nombreux pays est le reflet de ces peurs, de cette crise identitaire dont souffrent de plus en plus les peuples, alors même que l’humanité n’a jamais été aussi avancée ni aussi capable de résoudre ses propres problèmes.
Le sociologue français Dominique Wolton estime que l’essor des technologies de communication et des réseaux n’a fait qu’accentuer « l’incommunication » et la crise identitaire. Un développement et une utilisation sauvage de l’IA ne feront qu’aggraver cette crise identitaire et ces peurs, mettant en péril la paix et la cohésion de l’humanité.
Les nations de notre monde doivent donc agir de concert pour adopter un cadre éthique et juridique international garantissant que l’IA demeure au service de l’homme, c’est-à-dire un outil d’accompagnement dans sa quête d’épanouissement, et qu’elle ne se transforme pas en un instrument de domination ou de destruction.
Même s’il l’ignore souvent, l’être humain est avant tout un être profondément social et spirituel, bien avant d’être un agent économique. Privé de ses dimensions sociale et spirituelle, et transformé en une simple machine perfectionnée par l’IA au service des impératifs économiques et matérialistes, l’homme ne serait plus qu’un être artificiel sans repères, voué à son autodestruction.

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