Live News

Shatyam Issur, consultant en santé publique : «Placer le National AIDS Secretariat sous le PMO serait un mauvais choix»

Shatyam Issur, consultant en santé publique.

À Maurice, 9 492 personnes vivent avec le VIH et 358 nouveaux cas sont enregistrés chaque année. Le dimanche 1er décembre, la Journée mondiale de lutte contre le sida a été observée par l’ONG PILS (Prévention, Information et Lutte contre le Sida) à Port-Louis. Lors de cet événement, le ministre de la Santé, Anil Bachoo a promis des actions pour inverser la situation. Cependant, face à la plaidoirie de PILS pour que le National AIDS Secretariat (NAS) soit rattaché au Prime Minister’s Office (PMO), Shatyam Issur, estime que ce serait un « mauvais choix ». Pourquoi ? Le jeune activiste de longue date dans la lutte contre le VIH partage son point de vue dans cet entretien accordé au Défi Plus.

Publicité

Qui êtes-vous ?
Je suis Shatyam Issur, titulaire d’un LLM en droit des affaires de l’Université de Maurice et Senior Global Fellow de l’Atlantic Institute au Royaume-Uni. Je poursuis actuellement une maîtrise en santé publique avec une spécialisation en santé - droits sexuels et reproductifs à la London School of Hygiene & Tropical Medicine (LSHTM). Je suis aussi consultant en santé publique, conseiller auprès de la délégation internationale des ONG d’Unitaid, et membre exécutif de l’International Council of AIDS Service Organizations (ICASO) et de l’International AIDS Society (IAS).

Depuis quand êtes-vous engagé dans la lutte pour les droits des personnes vivant avec le VIH ?
Depuis mon jeune âge, j’ai consacré mon énergie à la lutte contre le VIH à Maurice. Pendant mes années universitaires, j’ai mené des campagnes de sensibilisation auprès des étudiants sur le campus. J’encourageais le bon usage du préservatif et le dépistage régulier, des actions essentielles pour prévenir la transmission du virus. Après mes études, j’ai intégré le Collectif Urgence Toxida (CUT), une association engagée dans la réduction des risques par rapport à l’usage de substances. J’ai progressivement gravi les échelons jusqu’à en devenir le directeur.

Selon vous, quelle est la situation du VIH à Maurice ?
L’examen de la cascade nationale de soins du VIH à Maurice révèle une situation préoccupante. Selon les estimations de l’ONUSIDA, entre 11 000 et 15 000 personnes vivent avec le VIH/sida dans le pays. Les données rapportées à la Southern African Development Community (SADC) pour 2023 montrent que seuls 56 % de ces personnes connaissent leur statut sérologique. Parmi elles, 47 % ont été initiés à un traitement antirétroviral et sur ce groupe, seuls 69 % ont atteint une charge virale indétectable, ce qui signifie que ces personnes ne transmettent plus le virus. 

Ces chiffres montrent donc que Maurice est encore loin d’atteindre l’objectif ambitieux fixé pour 2030 : que 95 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut, 95 % de celles-ci soient sous traitement et 95 % ont une charge virale indétectable. Pour combler ces lacunes et progresser vers l’éradication de l’épidémie, un effort collectif public-privé-société civile accru est indispensable.

Pouvez-vous nous expliquer le rôle du National AIDS Secretariat (NAS) ?
Créé en 2007 sous l’égide du PMO, le NAS est passé sous la responsabilité du ministère de la Santé et du Bien-être en 2015. Sa mission principale est de coordonner la réponse multisectorielle au VIH à Maurice. Pour cela, le NAS joue un rôle central en synchronisant et intégrant les efforts de divers acteurs, notamment les ministères, départements, agences gouvernementales, ONG et organisations de la société civile. Il gère également les ressources nécessaires, qu’elles proviennent du gouvernement, d’ONG ou d’agences internationales afin de financer et soutenir efficacement la réponse nationale. 

Le NAS veille aussi à l’harmonisation de tous les plans et actions liés au VIH pour qu’ils soient alignés sur le Plan d’action national du VIH, garantissant ainsi une approche unifiée. De plus, il supervise un système robuste de suivi et d’évaluation, centralisé sous une seule entité nationale. Le NAS élabore ainsi des directives internes et externes pour assurer une mise en œuvre efficace des stratégies, tout en identifiant les lacunes en ressources humaines, financières ou techniques. Il développe également des solutions stratégiques pour combler ces manques, consolidant ainsi la réponse nationale face au VIH.

La situation du VIH s’est dégradée à partir de 2015 à cause des mauvaises décisions politiques prises et non en raison du déplacement du NAS 
du PMO à la Santé"

Le 1er décembre, PILS a lancé un appel pour que le NAS passe de la santé au PMO. Votre avis ?
La logique derrière certaines propositions comme celle-ci est difficile à comprendre en l’absence d’explications sur le sujet et surtout à la lumière du discours du nouveau ministre de la Santé, Anil Bachoo chez PILS. Ce dernier a déclaré : « Mo fer enn lapel a tou mo ofisie, bann ONG, sosyete sivil, travayer sosyal ek kominoter ek bann lezot organizasyon ki angaze dan lalit kont sida pou travay an kolaborasyon ». Il a mis en avant l’importance d’une approche inclusive et collective pour éliminer le VIH à Maurice. Pourtant, avant même d’évaluer comment le ministère pourrait mettre en œuvre cette collaboration, un plaidoyer est fait pour placer le NAS sous la tutelle du PMO.

Pourquoi dites-vous que le retour du NAS sous le PMO serait une « mauvaise décision » ?
Le pays est dans une période de transition vers une autonomie complète dans le financement de ses programmes VIH. À partir de 2026, le pays, soit l’État, devra prendre en charge l’ensemble des initiatives actuellement soutenues par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria, un partenaire financier essentiel jusqu’ici pour Maurice. 

D’un point de vue de la santé globale et des programmes de lutte contre le VIH, le rattachement actuel du NAS au ministère de la Santé est stratégique et bien plus cohérent avec les principes promus par le Fonds mondial. Cela favorise l’intégration des programmes VIH dans le système de santé national, renforce leur durabilité et contribue à un développement global des systèmes de santé. D’ailleurs en 2023, le ministère de la Santé a mené un processus approfondi en collaboration avec les organisations de la société civile et des communautés pour préparer la demande de financement pour la période 2024-2026, le dernier cycle auquel Maurice peut prétendre. 

Donc, un retour du NAS sous le PMO risquerait de fragmenter les efforts, de réduire la cohérence entre les acteurs et de compromettre l’objectif de pérennisation des acquis en matière de santé publique.

Les programmes VIH sont-ils suffisamment ancrés dans la prestation des services de santé ?
Hélas, non. Certes, la direction politique de haut niveau donnée par le PMO a été bénéfique au vu des progrès réalisés dans la lutte contre le VIH à Maurice de 2007 à 2015, avec l’introduction du traitement antirétroviral, du traitement de substitution à la méthadone et du programme d’échange de seringues, entre autres. Cependant, la situation du VIH s’est dégradée à partir de 2015 à cause des mauvaises décisions politiques prises et non en raison du déplacement du NAS du PMO à la Santé. 

Depuis 2017, des progrès significatifs ont tout de même été réalisés. Le pays a notamment introduit un traitement anti-VIH, le dolutégravir plus efficace, qui réduit considérablement le délai pour atteindre une charge virale indétectable ainsi que la PrEP, un traitement préventif contre le VIH. En outre, l’approche « tester et traiter » a été adoptée même si des efforts restent nécessaires, tandis que les personnes usagères de drogues ont désormais accès à un kit complet de matériel stérile. 

Une collaboration étroite entre le secteur de la Santé et la société civile a amélioré la coordination des programmes. Cela a permis l’ouverture du Centre Banian, le premier centre de santé sexuelle communautaire, ainsi que la distribution du traitement anti-VIH sur plusieurs mois au lieu d’une seule fois.

Il est essentiel, à mon avis, de consolider et de renforcer ces acquis, surtout dans le contexte actuel de transition du Fonds mondial. Cela passe par une gestion opérationnelle directe, le suivi et l'intégration des programmes VIH dans le système de santé, avec le soutien du NAS et de la société civile. Cette approche permettrait de garantir une intégration fluide et une continuité des services de santé tout en préservant la coordination entre les différents acteurs impliqués.

Il faut donc des systèmes de santé résilients pour mieux lutter contre le VIH ?
Oui, absolument. La pandémie de la COVID-19 a démontré l'importance de renforcer les systèmes de santé. Lors du processus de financement en 2023 à Maurice, l’équipe du Fonds mondial a souligné qu'il est crucial de renforcer les systèmes de santé formels et communautaires pour mettre fin au VIH, faire face aux menaces sanitaires émergentes et créer des systèmes de santé résilients et durables.

Pour la lutte contre le VIH, cela passe par la création et le maintien de partenariats entre les secteurs public et privé, la société civile et les communautés. D’ailleurs, un comité de la société civile a été mis en place, dans le cadre de la transition du Fonds mondial pour inclure les perspectives de toutes les ONG actives dans le domaine de la santé afin d’adopter une approche collaborative. L’objectif était de lier les systèmes de santé formels et communautaires, tout en associant les diverses ONG de santé pour construire un système résilient pour Maurice. Ces recommandations ont été intégrées dans notre demande de financement au Fonds mondial pour la période 2024-2026.

Avec ces mécanismes en place, quelle est la crainte si le NAS est rattaché au PMO ?
Tournons la question autrement : doit-on gérer toutes les pathologies de santé sous l’égide du PMO ? Après les récentes élections générales, le pays et le PMO ont d’autres priorités nationales majeures telles que l’assainissement de la situation financière, l’écologie, le renforcement et l’autonomisation de nos institutions et la souveraineté territoriale, etc. Déplacer le NAS sous le PMO pourrait limiter les synergies existantes et l’agenda de la lutte contre le VIH. 

Cette problématique risquerait de devenir moins prioritaire. Cela pourrait alors conduire à l’isolement et à l’exclusion des programmes VIH, contraire à l’approche globale et inclusive qui aborde le VIH comme un problème de santé publique. Entretemps, la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH, qui sévit depuis les débuts de l’épidémie, risque de se renforcer.

Le PMO se concentre sur la gouvernance et la supervision des politiques. N’est-ce pas là, une bonne chose ?
Oui, cependant le PMO manque généralement de l’expertise technique nécessaire pour gérer efficacement des programmes spécifiques à la santé. La centralisation du NAS sous le PMO pourrait générer une bureaucratie supplémentaire, retardant la mise en œuvre des interventions et limitant l’agilité de la réponse au VIH. Les programmes VIH prospèrent grâce à l’approche communautaire. Ainsi, replacer le NAS sous le PMO pourrait réduire l'implication des communautés et des personnes directement concernées, ainsi que la réactivité aux besoins locaux, qui sont essentiels pour des interventions réussies contre le VIH.

Je le redis : les recommandations du Fonds mondial et la stratégie approuvée par l’OMS ont été formulées lors de la demande de subvention en 2023. Le pays s’est donc déjà engagé auprès de cette instance internationale dans la voie d’un système de santé résilient qui s’appuie sur la société civile. Le pays a obtenu des financements pour mettre en œuvre cette approche. Le transfert du NAS sous le PMO pose une question éthique : pourquoi plaider pour un changement de trajectoire maintenant ?

La centralisation du NAS sous le PMO pourrait générer une bureaucratie supplémentaire, retardant la mise en œuvre des interventions et limitant l’agilité de la réponse au VIH"

Pour clore cet entretien, quelles mesures selon vous, l’État mauricien devrait-il mettre en place pour mieux accompagner les personnes porteuses du VIH ? 
Mes suggestions sont de maintenir et renforcer l’approche décentralisée pour le maintien dans le soin. Par exemple, une collaboration avec les cliniques privées pour le dépistage et le traitement, s'inspirant du modèle argentin. Je pense qu’il faut aussi mener des négociations bilatérales pour introduire des traitements à action prolongée, notamment les ARV et la PrEP injectables à Maurice. Ils améliorent grandement la qualité de vie et le maintien dans le soin. 

Il est important aussi de reconnaître officiellement l’apport communautaire dans la réponse nationale, comme adopter une « Community/Civil Society Engagement Act » inspiré du modèle kenyan qui reconnaîtrait le métier de pair éducateur. J’estime qu’il faut s’approprier pleinement le programme national VIH à travers des financements soutenus au niveau national et vers la société civile. 

Il faut pareillement créer un fonds d’innovation pour le NAS et également pour la société civile. De plus, il faut étoffer les services de réduction de risques en prison en introduisant la dispensation de préservatifs, de kit d’injection et de seringues en prison. Mais encore, il faut renforcer le système national de suivi et d’évaluation dans la lutte contre le VIH afin de pouvoir mieux comprendre les tendances dans la transmission et mieux aiguiller les programmes et ressources pays.

VIH en chiffres 

 À Maurice, 9 492 personnes vivent avec le VIH.

358 nouveaux cas sont enregistrés chaque année.

Selon les données rapportées à la SADC pour 2023 : seuls 56 % de ces personnes connaissent leur statut sérologique. 

Parmi elles, 47 % ont été initiés à un traitement antirétroviral et sur ce groupe, seuls 69 % ont atteint une charge virale indétectable, ce qui signifie que ces personnes ne transmettent plus le virus. 

Maurice est encore loin d’atteindre l’objectif ambitieux fixé pour 2030 : que 95 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut, 95 % de celles-ci soient sous traitement et 95 % ont une charge virale indétectable.

 

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !