L’exploitation des mineurs à Maurice est une réalité. Cependant, il ne faudrait pas se fier aux chiffres officiels pour mesurer son ampleur, car de nombreux cas sont passés sous silence. Le point avec des travailleurs sociaux.
Une fillette de 4 ans subissant des attouchements tandis que sa propre mère filme la scène. Une collégienne de 12 ans dénonçant un chauffeur d’autobus pour abus sexuel. Un garçonnet de 11 ans accusant un coiffeur de l’avoir agressé sexuellement. Une adolescente de 15 ans livrée à la prostitution par sa voisine, avec la complicité de la gérante d’une « Guest House »… Autant de cas d’exploitation sexuelle de mineurs rapportés dans la presse ces derniers jours. Mais les travailleurs sociaux sont unanimes : ce n’est là que la partie visible de l’iceberg, de nombreux cas étant passés sous silence, malgré les lois en vigueur pour la protection des enfants.
Selon la Child Development Unit (CDU), 395 cas d’abus sur mineurs ont été rapportés en 2022, contre 422 en 2023. Selon Rattan Jhoree, Child Welfare Officer, qui intervenait lors de l’émission « Au Cœur de l’Info », le mardi 26 mars, le Children’s Act, entré en vigueur en janvier 2022, aurait encouragé les dénonciations.
Ils sont nombreux à cacher ce type d’abus et préfèrent les passer sous silence. Dans certains cas, c’est même tout un quartier qui tait les faits»
Or les travailleurs sociaux ne sont pas tout à fait de cet avis. L’exploitation des mineurs sous toutes ses formes (violence physique ou verbale, abus sexuels, visionnage de films pornographiques) est présente dans tous les milieux à Maurice, et pas uniquement dans les quartiers ou familles en situation de vulnérabilité. D’ailleurs, explique Mélanie Vigier de Latour-Bérenger, psychosociologue, membre du Kolektif Drwa Imin et de Konekte, « le travail des enfants s’observe moins sur le terrain que l’exploitation sexuelle ».
Le travailleur social Ally Lazer est catégorique : le problème d’exploitation des enfants se détériore. En tant que militant contre le trafic de drogue, il déplore l’utilisation des enfants comme « zoke », tandis que des femmes trop âgées pour se livrer à la prostitution poussent de jeunes filles à le faire à leur place. De plus, certains adultes dépendants de boissons alcoolisées ou sous l’emprise de la drogue n’hésitent pas à « vendre » leurs propres enfants pour obtenir leur dose.
« Les autorités devraient revoir la législation concernant ce type de pratiques », affirme-t-il. Ally Lazer ajoute que des mesures devraient être mises en place pour empêcher les mineurs d’accéder aux pensions, et que tous ceux qui souhaitent y avoir accès devraient présenter une pièce d’identité. Mais voilà, dans de nombreux cas, ces actes demeurent des « allégations », car il est difficile de vérifier les faits, notamment lorsqu’il s’agit d’abus sexuels, explique Danny Philippe, coordinateur de prévention à l’ONG Drip. « Ils sont nombreux à cacher ce type d’abus et préfèrent les passer sous silence. Dans certains cas, c’est même tout un quartier qui tait les faits », fait-il savoir. Bien souvent, notamment dans les cas de prostitution enfantine forcée ou « volontaire », les gens sont soit dans le déni, soit refusent que l’on « se mêle de leurs affaires », note Danny Philippe.
Il faut prendre conscience que les enfants d’aujourd’hui seront les adultes de demain»
Pense-t-il, à l’instar d’Ally Lazer, que le problème se détériore ? Pour Danny Philippe, les réseaux sociaux ont contribué à mettre en lumière une situation ancienne, mais persistante. En parallèle, il existe des forces vives et des ONG qui dénoncent ces abus dès qu’elles en prennent connaissance. De même, le public sait vers qui se tourner pour les signaler. Ainsi, pour lui, il est difficile de dire si le nombre de cas d’abus sur les mineurs est en hausse, ou si ce sont les moyens de les dénoncer qui ont augmenté, leur donnant ainsi plus de visibilité.
Toutefois, la question demeure : comment expliquer ce phénomène qui perdure malgré les lois en vigueur ? Danny Philippe met l’accent sur des facteurs tels que la drogue et la pauvreté, ou tout simplement l’envie d’avoir de l’argent facile.
Même son de cloche du côté Ashwin Gungaram, directeur de l’ONG Ailes. Les diverses formes d’exploitation sont souvent liées au manque d’argent ou à un besoin de dépendance à une substance nocive, commente-t-il. De plus, note-t-il, les victimes d’abus ont tendance à répéter ce qu’elles ont vécu ou à se réfugier dans la drogue.
« Au cours de notre travail sur le terrain, nous avons pris connaissance de situations où des adultes pratiquaient l’exploitation des enfants après avoir eux-mêmes été des victimes, et être tombés par la suite sous l’emprise de substances illicites », dit-il.
Dans certains cas, ces abus sont possibles lorsque les enfants se retrouvent sous la garde de leurs proches, alors que leurs parents sont en prison pour un délit. « Ceux qui sont censés les protéger en profitent au contraire pour abuser d’eux », déplore Ashwin Gungaram.
Justement, le travailleur social Ally Lazer met lui aussi en avant l’absence d’un bon encadrement familial, surtout avec l’évolution des structures familiales, ainsi qu’une absence de dialogue. « Les parents ne sont souvent pas présents pour servir de modèles, ce qui laisse les enfants livrés à eux-mêmes », constate-t-il.
Ally Lazer évoque également une fragilisation du tissu social et les fréquentations des enfants. Ils sont souvent entourés de « kamaron » plutôt que de camarades, et subissent ainsi la pression de leurs pairs. Le comportement de certains jeunes dans les gares d’autobus est déplorable, et les parents devraient être informés des fréquentations de leurs enfants, déclare-t-il.
Une situation que déplore lui aussi Cadress Rungen, de l’ONG Lacaz A. Il précise que ces cas d’abus peuvent survenir dans les familles brisées, séparées et où les enfants sont livrés à eux-mêmes et sont dans la rue. Et avec le problème de logement qui contraint plusieurs familles à dormir sous le même toit, favorisant ainsi la promiscuité, le problème est plus aigu et conduit certains vers la criminalité, analyse-t-il.
En ajoutant d’autres facteurs tels que l’emploi précaire et le chômage, tout cela amène Edley Maurer, travailleur social à l’ONG Safire, à parler d’une désorganisation sociale qui continue indubitablement à favoriser les cas d’abus. « Les enfants sont plus à risque de subir des abus lorsqu’ils sont dans des groupes vulnérables, alors qu’ils sont encore dans leur innocence. N’étant pas habilités à travailler, ils se retrouvent souvent dans ces situations difficiles », souligne-t-il.
Selon Edley Maurer, dans certains cas les enfants subissent des abus sans raisons plausibles, tout en soulignant que ces abus peuvent être sous la forme d’un manque de nourriture ou alors ils sont forcés de travailler pour avoir de quoi manger, ce qui devient alors une forme d’exploitation économique ainsi que du chantage. Mais il y a aussi ceux qui sont contraint de « tras enn lavi » pour s’alimenter. Et si ces enfants sont dans des situations de vulnérabilité, les adultes qui abusent de leur situation sont hautement condamnables, martèle le travailleur social de l’ONG Safire. Pour lui, il appartient aux adultes de savoir faire preuve de responsabilité en essayant de recadrer les enfants en situation de vulnérabilité et à la dérive, au lieu de profiter d’eux.
Le travailleur social dénonce également le fait que des enfants domiciliés dans certaines régions du pays ne sont pas scolarisés. « Certaines écoles du pays affichent un fort taux d’absentéisme. Lorsqu’un enfant n’est pas scolarisé, il est exposé à toutes sortes de mœurs », prévient-il.
Edley Maurer ne cache pas son inquiétude. « Le cas rapporté à la police le week-end dernier est un cri alarmant pour toute la population », dit-il. « Il faut prendre conscience que les enfants d’aujourd’hui seront les adultes de demain. C’est la raison pour laquelle nous devons absolument nous assurer qu’ils aient toutes les protections voulues afin qu’ils grandissent dans les meilleures conditions. »
Il est temps, martèle-t-il, de mettre fin à tous ces abus. « Les enfants doivent être mieux protégés à Maurice. Ce qui s’est produit tout récemment ne doit plus jamais se reproduire sur le sol mauricien ! » tonne Edley Maurer.
Ce qui fait dire à Ally Lazer que la population dans son ensemble doit assumer ses responsabilités et veiller à ce que la société ne se dégrade pas davantage.
Bhavish Budhoo, directeur de DIS-MOI : «L’ampleur du trafic humain à Maurice est alarmante»
L’ampleur du trafic humain à Maurice est alarmante, affirme Bhavish Budhoo, avocat et directeur de DIS-MOI. « Il est important de prendre des mesures d’urgence pour combattre ce fléau impliquant diverses formes d’exploitation de l’enfant, qu’elles soient sexuelles ou d’autres natures », souligne-t-il.
Il insiste sur la nécessité de sensibiliser au fait que le trafic humain ne se limite pas seulement au commerce d’organes, mais englobe également la pornographie, l’exploitation des enfants et le travail forcé, entre autres. Cependant, pour le directeur de DIS-MOI, les amendements apportés au Combating of Trafficking in Persons Act « démontrent qu’il y a une volonté du gouvernement de répondre à ce problème. Il y a aussi eu la mise sur pied d’un département pour traiter ce genre de cas au niveau de la police. Même le DPP considère les cas d’exploitation infantile comme étant prioritaires ».
Mais il importe de signaler les cas de trafic humain aux autorités compétentes. « Les cas rapportés ne sont que la partie visible de l’iceberg. Le dernier cas en date a été révélé au grand public car il a été filmé. Ce qui a provoqué l’indignation. D’autres cas ne sont pas rapportés. Les personnes qui sont au courant des cas d’exploitation d’enfants ont le devoir de le dénoncer », plaide-t-il.
L’éducation est le maître mot dans la lutte contre le trafic humain, dont des enfants. « La sensibilisation des enfants dès leur plus jeune âge est essentielle. Pour cela, il faut une approche pédagogique et le soutien des experts dans le domaine », dit Bhavish Budhoo. Bien que cela nécessite un investissement conséquent, il insiste sur le fait qu’on ne peut lésiner sur les moyens. « Il faut une collaboration entre les écoles, les parents et les voisins pour protéger les enfants et promouvoir un environnement sûr », poursuit-il.
DIS-MOI s’engage à fournir une éducation approfondie sur le trafic humain et à offrir un soutien aux victimes, y compris une assistance légale et un accès à des refuges sécurisés.
Enfance brisée
Travailleur social depuis de très nombreuses années, Cadress Rungen a longtemps travaillé dans les prisons, que ce soit chez les adultes ou les jeunes, au Correctional Youth Centre (CYC) ou au Rehabilitation Youth Centre (RYC). Son expérience lui a permis de rencontrer divers types de détenus. Nombreux sont ceux qui ont perdu leurs repères et sont issus de familles brisées où ils ont été exploités. « Souvent, les enfants qui ont été abusés sexuellement répètent le même schéma une fois adultes », soutient-il.
Cadress Rungen est également interpellé par le fait que ce sont souvent les familles en situation de vulnérabilité qui ont le plus d’enfants et des filles mineures qui tombent enceintes. À travers le programme « Zanfan beni », il explique que Lacaz A tente de les encadrer et de leur donner de nouveaux repères à travers la rencontre avec d’autres enfants de leur âge. « Ce sont souvent les enfants qui sont livrés à eux-mêmes qui sont victimes d’abus car il n’y a personne pour les encadrer. Ils pensent que c’est une pratique normale et que la vie est ainsi. »
Toutefois, leur prise en charge est souvent difficile, car ils sont vulnérables à la drogue et poussés vers la prostitution, confie-t-il. « Une fille ne décide pas du jour au lendemain qu’elle va aller se prostituer. Elle est souvent forcée à le faire », martèle-t-il.
Éducateurs de rue
La suspension du programme d’éducateurs de rue, initié en 2002 par le gouvernement de l’époque, est vivement critiquée par certains travailleurs sociaux s’exprimant sous couvert d’anonymat. « Un grand nombre de travailleurs sociaux ont été formés en 2002 pour encadrer les enfants issus de milieux défavorisés. Malgré un démarrage prometteur, ce projet n’a malheureusement pas perduré. Il est impératif que le gouvernement envisage de réintroduire ce programme afin de répondre aux besoins spécifiques de certaines régions du pays », proposent-ils.
Un consensus émerge également : il existe une pénurie de travailleurs sociaux spécialisés dans le domaine de l’enfance.
« Le manque de travailleurs sociaux qualifiés est l’une des causes principales de cette problématique. Nous devons nous engager à transformer notre société en investissant dans la formation et le recrutement de professionnels dévoués », plaident-ils.
D’autre part, ils montrent du doigt l’absence des officiers de la CDU sur le terrain et leur manque de proactivité. Pourquoi attendre systématiquement des signalements avant d’ouvrir une enquête, dénoncent ces travailleurs sociaux. Selon eux, en sus de causeries régulières dans les écoles, les officiers de la CDU devraient effectuer des descentes dans les régions fortement suspectées d’abus. Une présence active sur le terrain permettrait une intervention précoce et une meilleure protection des enfants vulnérables, assurent-ils.
Le comité technique en marche
Où en est le comité technique mis sur pied par le ministère de l’Égalité des genres à la suite du rapport de la Rapporteuse spéciale sur la vente et l’exploitation sexuelle des enfants, y compris la prostitution, la pornographie enfantine et d’autres matériels d’exploitation sexuelle des enfants, Mama Fatima Singhateh, qui a présenté son rapport au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en mars 2023 ? Selon le ministère, le comité a déjà été créé et les membres se rencontrent pour assurer le suivi des recommandations de la Rapporteuse spéciale. Le comité a aussi le devoir de mettre en œuvre les mesures préconisées par la Rapporteuse spéciale. Notamment :
a) Assurer la mise en œuvre efficace du Children’s Act (2020), du Child Sex Offender Register Act 2020 et du Children’s Court 2020, du Cybersecurity and Cybercrime Act 2021 et la cybercriminalité de 2021 et du Combating of Trafficking in Persons Act ;
b) Accélérer les efforts pour finaliser et promulguer le projet de loi sur l’adoption ;
c) Renforcer la CDU et le Child Services Coordinating Panel dans la coordination et la supervision des politiques de protection de l’enfance et de la prestation des services ;
d) Améliorer l’enquête et la poursuite des affaires ;
e) Assurer le renforcement des capacités des agents de l’application de la loi en matière de détection et d’enquête efficaces ;
f) Garantir une éducation sexuelle complète obligatoire dans le programme scolaire ;
g) Surveiller les activités de divertissement des industries touristiques pour détecter et signaler les cas d’exploitation sexuelle des enfants.
h) Assurer que les fournisseurs de services Internet ont l’obligation légale de signaler le « online grooming » et les cas suspects d’exploitation sexuelle des enfants ;
i) Améliorer la qualité des services de réadaptation et la réintégration sociale des enfants victimes prises en charge dans des institutions ;
j) Renforcer la participation des enfants et la coopération avec les organisations internationales ;
k) S’acquitter d’autres fonctions pertinentes aux recommandations de la Rapporteuse spéciale des Nations unies.
L’Ombudsperson plaide pour l’éducation sexuelle des enfants
La nouvelle Ombudsperson for Children est catégorique : la dénonciation des cas d’abus sur les enfants est primordiale. Aneeta Ghoorah parle d’un devoir collectif et citoyen. « Il est du devoir de chacun de signaler tout acte d’abus sur les enfants », insiste-t-elle. Elle plaide en faveur d’une synergie entre toutes les organisations travaillant pour le bien-être des enfants.
Pour Aneeta Ghoorah, l’éducation sexuelle des enfants est une nécessité. « Cela peut les aider à faire la différence entre un toucher approprié et inapproprié, et à se protéger contre toute tentative d’abus de la part des adultes », souligne-t-elle.
Les éducateurs ont un rôle clé à jouer dans la détection des cas potentiels d’abus chez les enfants, poursuit-elle. Elle encourage la vigilance face à des signes de retrait ou d’isolement chez les enfants, soulignant qu’ils pourraient être en détresse et avoir besoin de soutien pour en parler. Ainsi, elle appelle à une formation des enseignants pour reconnaître ces signes et créer un environnement où les enfants se sentent en confiance pour se confier.
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