Période sèche oblige, la Central Water Authority (CWA) a sorti ses camions-citernes pour pallier le manque d’eau dans certaines régions. Des chauffeurs de cet organisme en profitent pour monnayer ce service pourtant gratuit. C’est ce que révèle une enquête menée par Le Dimanche/L’Hebdo. Les camions-citernes privés s’invitent aussi à ce « business » très lucratif, où les prix pratiqués peuvent parfois donner le tournis.
Avec l’arrivée de l’été et surtout en période de fin d’année, l’eau se fait de plus en plus rare dans les robinets. Une situation causée d’une part par la période sèche caractérisée par une baisse du niveau d’eau dans les réservoirs, la nappe phréatique (pompage par les boreholes) et les rivières. Et d’autre part, par une hausse dans la consommation, principalement sur le littoral. où les hôtels affichent complet, alors que les bungalows sont pris d’assaut par Mauriciens et touristes. De plus, les enfants sont en vacances et des parents en profitent pour leur tenir compagnie.
Une situation qui pousse l’autorité responsable du traitement et de la distribution d’eau à avoir recours à des camions-citernes. La CWA en possède 21, mais lorsque ceux-ci ne suffisent pas, les services d’une quinzaine de camions-citernes du privé sont sollicités. C’est notamment au Nord et à l’Est que le plus grand nombre de camions-citernes est mobilisé.
Complicité consommateurs-camionneurs
Cette situation donne souvent lieu à une pratique jugée illégale : la vente d’eau potable. En effet, des chauffeurs de camion de la CWA distribuent l’eau moyennant de l’argent. Or, ce service est gratuit pour les besoins domestiques. Toutefois, lors de notre enquête, nous avons constaté que les consommateurs sont peu enclins à dénoncer cette pratique illégale, du moins pas ouvertement. Car au final, chacun y trouve son compte.
En effet, certains choisissent de fermer les yeux et de payer sans broncher les chauffeurs de camion « pour ne pas être pénalisés ». « Mais c’est plus par contrainte qu’autre chose. Si nous ne leur donnons pas ce petit pourboire de Rs 200 – Rs 300, nous pouvons ne pas être réapprovisionnés durant plusieurs jours. Ils iront chez les voisins, mais ne viendront pas chez nous. Vous en conviendrez que c’est une situation qu’on préfère éviter, surtout lorsqu’on a des enfants à la maison », explique cette mère de trois enfants qui habite Wolmar, à Flic-en-Flac. Selon elle, des chauffeurs profiteraient de la situation. Celle-ci indique, par ailleurs, qu’il n’est pas rare que la tension monte entre des habitants, car souvent, il n’y en a pas assez pour tout le monde. « Zot per tansion kan kamion la ale, li pa revini avan 2-3 zour », souligne-t-elle.
D’autres consommateurs, en revanche, favoriseraient même cette pratique. Ils paient les camionneurs, qu’ils appellent directement sur leur téléphone portable, pour être réapprovisionnés en priorité et ce, jusqu’à trois ou quatre fois par semaine. Il s’agit généralement de propriétaires qui ont loué leur bungalow ou appartement à des touristes ou à des vacanciers. « Que voulez-vous ? J’ai loué mon bungalow et à cette période de l’année, je leur facture au prix fort. Il y a un service qui doit suivre derrière, surtout q ue le client ne veut pas savoir qu’il y a des problèmes d’eau. Li dir ou li finn paye, pa so problem sa », déclare un propriétaire de bungalow à Le Flamant, Pereybère. Celui-ci indique qu’il est parfois facturé jusqu’à Rs 1 000 pour environ 2 000 litres d’eau.
Remplissage des piscines
Outre l’usage domestique, l’eau de la CWA serait aussi utilisée pour remplir les piscines, comme nous l’atteste un habitant de l’Est. « Je devais remplir ma citerne d’eau. Lorsque le camionneur est arrivé, je lui ai demandé s’il pouvait aussi remplir ma piscine, dont le niveau avait baissé », dit-il. Pour ce ravitaillement et la piscine, notre homme a déboursé Rs 500. « Je lui ai proposé Rs 300. Il m’a fait comprendre que ce n’était pas suffisant, car il allait devoir se partager cette somme avec l’aide-chauffeur. Il me réclamait donc Rs 700. On a coupé la poire en deux », explique-t-il.
Pour bénéficier de ce service, un consommateur doit faire une demande sur le Hotline de la CWA, le 170. La politique de la Central Water Authority en matière de distribution d’eau par camion-citerne est que chaque famille a droit à un mètre cube d’eau, soit 1 000 litres, chaque deux jours. La CWA affirme que l’eau est acheminée dans un délai de 24 heures. Mais en réalité, certains de ces appels restent sans réponses. C’est ce que confirme un chauffeur de taxi de Grand-Gaube : « Il m’est arrivé de rester sans eau durant quatre jours. J’ai dû hausser le ton pour que la CWA envoie finalement un camion à 21 h 30 chez moi. »
Face à une telle situation, d’autres consommateurs ont dû se tourner vers des opérateurs privés. « Nous appelions sans cesse la CWA pour être ravitaillés, mais faute de réponse, nous avons abandonné. Nous nous sommes tournés vers des camions-citernes privés. Le service est beaucoup plus rapide », indique cette expatriée travaillant pour une compagnie de téléphonie mobile.
Plusieurs opérateurs et compagnies privées proposent actuellement de combler ce manque en vendant de l’eau. Sollicité par Le Dimanche/L’hebdo, un des opérateurs avance qu’il « distribue de l’eau à travers le pays ». Il souligne que la capacité maximale de sa citerne est de 15 mètres cubes, soit 15 000 litres. « Le coût de l’eau varie en fonction de la région. Dans le Nord, par exemple, la somme approximative réclamée est de Rs 4 000 par camion-citerne. Pour les régions de l’ouest, le montant est de Rs 3 500 », souligne notre interlocuteur. Mais d’où provient votre eau ? « Ou kone, mo travay osi pou bann kompani koul dal. Parfwa mo pran dilo dan borehole e parfwa dan larivier », précise notre interlocuteur, avant d’ajouter qu’il a « beaucoup de travail à faire ». Il nous a proposé de le rappeler le lendemain, mais nos multiples appels ont été sans succès.
À partir de Rs 2 000 pour remplir un camion à la CWA
Un autre opérateur de camion-citerne privé, beaucoup plus bavard, accepte de lever le voile sur ce qui se déroule dans les stations de remplissage d’eau, dont une située dans le Nord. Notre interlocuteur, qui est un habitué des lieux, raconte que les employés de la CWA réclament Rs 2 000 pour le remplissage des camions-citernes privés. L’argument avancé par ces préposés de la CWA pour la réclamation d’un tel montant serait « le coût du traitement », fait ressortir notre interlocuteur.
« J’achète de l’eau potable de la CWA. Le montant réclamé par les employés pour le remplissage d’une citerne de 10 mètres cubes est de Rs 2 000. La somme est remise aux préposés de la CWA une fois le remplissage terminé », explique notre interlocuteur. Ensuite, un montant additionnel variant de Rs 1 000 à Rs 1 500 est ajouté sur la somme de Rs 2 000, ce qui fait que le consommateur doit débourser, au total, de Rs 3 000 à Rs 3 500 pour obtenir une citerne d’eau.
« Lorsque nous sommes sollicités par la CWA pour la distribution d’eau dans les maisons privées, nous percevons entre Rs 800 et Rs 1 000 pour nos courses. Nul besoin de payer l’eau lors du remplissage de nos citernes », précise notre interlocuteur.
Selon le camionneur, le montant additionnel de Rs 1 000 à Rs 1 500 est en fonction de l’endroit. « Nou pa pran boukou kas ar klian. Seki bizin dilo pli vit li paye. Généralement, ce sont les clients qui nous sollicitent directement », fait ressortir l’opérateur. Il ajoute qu’il y a non seulement des opérateurs individuels, mais également des compagnies privées qui s’adonnent à la distribution d’eau. Le nombre d’opérateurs de camions-citernes qui opèrent « kouma taxi ar CWA » s’élèverait, selon notre interlocuteur, à une centaine. « Me saken ena so pri ! » ajoute-t-il.
Dr Yousouf Ismael : «Nous sommes au courant de ce trafic»
Le directeur de la CWA, le Dr Yousouf Ismaël, est catégorique. L’eau distribuée par la CWA au moyen de camions-citernes ne se vend pas. Il concède être au courant que certains chauffeurs de la CWA s’adonnent à cette pratique illégale.
Il avance que, dans certains cas, les consommateurs eux-mêmes sont de connivence avec les camionneurs. Le directeur de la CWA ne compte, cependant, pas rester les bras croisés. Deux mesures sont annoncées pour décourager cette pratique. « D’une part, nous allons consolider l’équipe anti-fraude et d’autre part, les camions seront équipés de GPS. Très souvent, un camionneur approvisionne le même client plusieurs fois par semaine et le GPS permettra de détecter ce type de fraude », avance-t-il, tout en soulignant que des chauffeurs de la CWA ont déjà été licenciés pour cette pratique illégale.
Attention aux camions privés
En ce qui concerne les camions privés, le Dr Yousouf Ismaël demande aux consommateurs d’être prudents, surtout en ce qui concerne la provenance de l’eau distribuée. Le directeur de la CWA demande ainsi aux consommateurs d’exiger des camionneurs un certificat de conformité émis par la Central Water Authority, car s’ils n’en possèdent pas, c’est qu’ils ne s’approvisionnent pas auprès de la CWA. De plus, avant d’émettre un certificat, les techniciens de la CWA procèdent à une série de vérifications et de tests sur les camions. « Les camionneurs doivent être en possession d’un certificat délivré par la CWA, sinon il y a des risques que l’eau qu’ils commercialisent ne soit pas traitée. Dans de tels cas, il ne faut pas accepter cette eau et surtout, il faut dénoncer ceux qui la commercialise », explique le Dr Yousouf Ismaël.
Distribution d’eau dans le Nord : L’itinéraire d’un camion-citerne à la loupe
Le Dimanche/L’Hebdo a assisté à une distribution d’eau potable dans le Nord du pays, plus précisément dans la région de Péreybère, jeudi après-midi. L’exercice a duré une heure et consistait à remplir trois réservoirs, vides depuis environ deux jours. Tout semblait normal, du moins en notre présence.
C’est aux alentours de 17 h 50 que le camion-citerne de huit mètres cubes (soit 8 000 litres) quitte le service reservoir de Mon Loisir Rouillard pour se rendre à Péreybère, à la demande de trois habitants de la région. Le camion arrive à destination après une dizaine de minutes de route. Une fois sur place, le helper arpente la cour de l’habitant et ouvre ensuite le réservoir à eau. Le conducteur fait ensuite les raccordements nécessaires avec sa lance de couleur grise et actionne la pompe. Le transfert du précieux liquide aura duré une vingtaine de minutes.
Le Dimanche/L’Hebdo a approché le maître des lieux pour tenter de lui tirer les vers du nez. Il s’est dit « satisfait » du service de la CWA, mais confiera, peu après, avoir déjà payé Rs 1 500 à un opérateur privé pour le remplissage de son réservoir en raison de « l’inaction » de l’organisme pour rétablir l’approvisionnement d’eau dans la région. Selon notre interlocuteur, cela fait plusieurs années que la région fait face à un manque d’eau. « J’ai autrefois payé un opérateur privé pour obtenir de l’eau. Mais ça remonte à très longtemps », précise notre interlocuteur.
Pendant ce temps, les préposés de la CWA complètent le remplissage du deuxième réservoir situé chez un voisin. Ils se rendent ensuite au domicile d’un diplomate européen. Le réservoir de ce dernier est à sec depuis plusieurs jours. « Vous savez, notre travail débute aux alentours de 7 h 30 et prend fin dans le courant de la soirée. Nous travaillons à la demande des abonnés. La distribution d’eau devient parfois une tâche difficile, lorsque les abonnés deviennent exigeants et nous abordent parfois sur un ton menaçant », dit l’un d’eux.
Le remplissage du troisième réservoir a également nécessité une vingtaine de minutes d’attente. Une fois le travail terminé, le conducteur et son helper ont repris la route en direction du service reservoir de Rouillard pour refaire le plein. Deux autres consommateurs dans la région nord attendaient d’être alimentés en eau potable. C’est à la hauteur du Chemin Vingt-pieds, aux alentours de 18 heures, que nous avons perdu le camion-citerne de vue.
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