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Sameer Sharma, économiste : « Le véritable changement est dans la création d’un écosystème économique ouvert »

Tous les regards sont tournés vers la Banque de Maurice (BoM) et les mesures de son nouveau gouverneur, Rama Sithanen, pour atténuer l’inflation. L’économiste Sameer Sharma évalue l’état de l’économie et propose des actions pour restaurer la crédibilité de la BoM et renforcer la valeur de la roupie. 

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Est-ce que les enjeux économiques étaient-ils bien explicités et compréhensibles dans les discours électoraux des discours politiques durant la campagne qui vient d’avoir lieu ? 

L’économie est une science rigoureuse basée sur des données empiriques, des modèles mathématiques complexes et l’analyse systématique des flux de ressources, des marchés et des comportements humains rationnels. En revanche, le manifeste électoral d’un parti politique présente l’économie comme un récit simplifié et émotionnel. Il met l’accent sur des promesses attrayantes et des solutions rapides qui séduisent les électeurs plutôt que des stratégies économiques techniquement fondées. 

Les économistes, pour leur part, cherchent à comprendre les mécanismes subtils d’allocation des ressources et les compromis nuancés. Quant aux politiciens, ils transforment ces réalités complexes en slogans percutants qui réduisent l’économie à une bataille entre « bons » et « mauvais » acteurs économiques.
 
Quel bilan économique et social hérite l’Alliance du Changement après sa victoire aux élections ?

L’économie mauricienne fait aujourd’hui face à quatre défis structurels profonds qui restent largement ignorés dans le débat public et politique, mais qui menacent sa stabilité économique à moyen et long terme :

1. Instabilité géoéconomique et géopolitique : Le paysage économique mondial est devenu significativement plus volatil et fragmenté, nécessitant des tampons fiscaux et externes beaucoup plus robustes que nous n’avons plus.

Le pays se trouve particulièrement vulnérable, car il ne dispose pas de réserves de sécurité suffisantes pour amortir des chocs économiques potentiels. Ce sont, notamment, des perturbations commerciales, des crises financières internationales ou des changements géopolitiques majeurs.

2. Fardeau de la dette publique : La situation de la dette est bien plus critique que les chiffres officiels ne le laissent paraître. En incluant les dettes dissimulées dans les Special Purpose Vehicles (SPV) et les passifs conditionnels, comme le rachat des actifs de la Mauritius Investment Corporation (MIC), la situation financière réelle du pays s’aggrave. Avec un PIB surévalué, l’exposition financière est bien plus inquiétante que ne le laissent entendre les rapports officiels.

3. Modèle de consommation non soutenable : L’économie mauricienne repose sur un modèle de croissance basé sur la consommation tirée par l’endettement des ménages et de l’état.

La dette des ménages est passée de 102 milliards de roupies en 2019 à 175 milliards aujourd’hui. C’est une augmentation vertigineuse qui génère des déficits courants importants et fragilise mécaniquement la valeur de la roupie.

4. Distorsion du taux de change : Le taux de change officiel de la roupie est artificiellement maintenu à un niveau qui ne reflète pas sa vraie valeur économique. C’est pour cela qu’on n’obtient pas de devises à ces taux. Alors que le taux de change spot officiel se situe autour de Rs 47 pour un dollar, le marché offshore l’évalue à Rs 49,50, suggérant un déséquilibre significatif. L’équilibre théorique serait plutôt proche de Rs 50, ce qui indique une surévaluation du taux officiel. 

5. Ces quatre défis sont interconnectés. Ils créent un écosystème économique fragile qui nécessiterait une réforme profonde des politiques économiques et financières.

Le pays se trouve particulièrement vulnérable, car elle ne dispose pas de réserves de sécurité suffisantes pour amortir des chocs économiques potentiels"

Malheureusement, ces réalités complexes sont rarement abordées de manière transparente dans le discours politique dominant jusqu’à tout récemment. 

Les grands groupes mauriciens ont perdu confiance en la capacité de la Banque centrale à préserver la valeur de la roupie. Cette méfiance s’explique par plusieurs facteurs : un bilan fragilisé de la Banque centrale, des taux d’intérêt réels négatifs, des rendements locaux peu attractifs comparés aux opportunités internationales, et une dominance fiscale évidente sur la politique monétaire. 

Ces acteurs économiques majeurs ont bénéficié de plans de sauvetage très avantageux et mal structurés, combinant des passifs en roupies à faible coût avec des revenus en devises fortes (dollars et euros). Face à cette asymétrie profitable, pourquoi changeraient-ils une stratégie gagnante ?

Une approche judicieuse pour augmenter l’offre de dollars dans le système serait d’introduire une taxation différenciée des transactions immobilières : appliquer une taxe plus élevée sur les opérations immobilières réglées en devises étrangères, tout en offrant un traitement fiscal préférentiel pour celles réglées en roupies.

Cette politique aurait un double avantage :
1. Elle inciterait naturellement les vendeurs à privilégier les règlements en roupies
2. Elle pousserait ceux qui persistent à transiger en devises à rapatrier leurs dollars dans le système bancaire mauricien
 Cette mesure augmenterait mécaniquement l’offre de devises sur le marché local, contribuant ainsi à réduire la pression sur le taux de change de la roupie.
 
Les dirigeants de cette alliance n’hésitent pas à se servir du terme « précipice » pour décrire, selon eux, l’état de notre économie. Est-ce que ce mot vous semble-t-il approprié ?

Maurice fait face à un risque non négligeable concernant sa notation financière internationale. Si nous cessons de manipuler les chiffres du PIB et révélons l’ampleur réelle de notre dette publique, la situation deviendrait alarmante. En intégrant le coût des promesses électorales et les passifs contingents, notre notation de crédit « investment grade » serait gravement compromise.

Un déclassement en catégorie « junk » - scénario qui n’est pas si éloigné vu notre notation actuelle - pourrait déclencher une volatilité significative dans notre système bancaire. Or, ce dernier est particulièrement vulnérable en raison du volume important des dépôts offshore. Pour éviter ce scénario catastrophique, le pays doit urgemment mettre en place :

Un plan crédible de consolidation fiscale.  La présence de la MIC dans le bilan de la Banque centrale constitue un obstacle potentiel à l’obtention de soutien financier de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI). Ces institutions sont réticentes à apporter leur aide tant que la MIC reste rattachée à la banque centrale. Cette dernière représente un risque significatif pour l’indépendance et la crédibilité de l’institution monétaire.

La situation est d’autant plus préoccupante que la MIC détient des actifs largement surestimés, mal structurés et très peu liquides. Cette triple problématique – surévaluation, mauvaise structuration qui ne favorise pas la MIC - rend la cession de ces actifs particulièrement complexe. Même si nous voulions assainir le bilan de la Banque centrale, la difficulté à valoriser correctement et à céder ces actifs créerait une impasse financière principalement délicate à résoudre.

Contrairement aux pays plus riches qui ont mis en place des plans de sauvetage durant la pandémie de COVID-19 avec un partage équitable des risques entre actionnaires, banques et État, Maurice a fait porter 100 % du fardeau à sa Banque centrale via le MIC. Cette approche était imprudente et déséquilibrée.

Pour sortir de cette impasse, il faudrait :

1. Créer un véhicule spécial (SPV) hors bilan, financé par l’État et les marchés.
2. Permettre à la Banque centrale de vendre les actifs MIC surévalués à cette structure, en acceptant les pertes nécessaires
3. Mettre en place un partage équitable des pertes entre :

L’État

Les banques (qui sont censées provisionner pour les risques extrêmes à travers leur capital CETI1)
Le secteur privé qui a largement bénéficié de la MIC

Le gouvernement de Donald Trump ne paiera pas 1 milliard de dollars par an à notre pays et les Britanniques n’ont pas la capacité fiscale de le faire ces jours-ci"

Il est temps d’arrêter de socialiser les pertes à travers la dépréciation et l’inflation, tout en privatisant les gains. La stabilité future du pays dépend de notre capacité à mettre l’intérêt national avant les intérêts particuliers. Le choix est simple : soit nous agissons collectivement pour sauver le pays, soit nous le laissons sombrer. Les solutions proposées sont :
n Des réductions ciblées des dépenses publiques.

Des augmentations d’impôts ciblant spécifiquement les grands bénéficiaires de la MIC et de la dépréciation de la roupie.  Il serait économiquement justifié d’introduire une taxe temporaire sur les profits exceptionnels (« windfall tax ») ciblant spécifiquement les grandes entreprises qui ont réalisé des gains substantiels grâce à la dépréciation de la roupie. 

Ces entreprises ont bénéficié d’un avantage structurel : leurs revenus en devises fortes (dollars, euros) ont mécaniquement augmenté en valeur roupie, tandis que leurs coûts sont restés majoritairement en roupies dévaluées. Ces profits ne résultent pas d’une amélioration de la productivité ou d’innovations, mais simplement de la dépréciation monétaire. 

Une taxe sur ces gains exceptionnels permettrait une redistribution plus équitable et contribuerait à l’effort de consolidation fiscale dont le pays a besoin.

Des réformes macroéconomiques structurelles profondes.   La modernisation économique de Maurice nécessite deux axes de réforme majeurs :

1. Réforme de la concurrence 

- Refonte complète de la Commission de la Concurrence selon les recommandations de la Banque Mondiale
- Ouverture des marchés oligopolistiques et monopolistiques à la concurrence internationale dans certains secteurs
- Élimination des barrières d’entrée artificielles qui protègent certains acteurs établis
- Promotion active d’une concurrence libre et équitable dans tous les secteurs

2. Restructuration des entreprises publiques 

- Mise en place d’un plan de restructuration à moyen terme des sociétés d’État
- Introduction en bourse progressive de ces entreprises
- Transition vers une gestion basée sur la performance et les résultats
- Réduction de l’intervention politique dans leur gestion opérationnelle

Il serait judicieux de restructurer le système de rémunération des nominés politiques en adoptant un modèle plus orienté vers la performance. Cette approche impliquerait :
- Une réduction de la part fixe (salaire de base) de leur rémunération
- L’introduction d’une part variable significative liée à :
* L’atteinte d’objectifs mesurables et transparents
* La performance financière et opérationnelle de leurs organisations
* La réalisation de réformes structurelles
 * La qualité de la gouvernance

Cette réforme encouragerait une gestion plus responsable et efficace des institutions publiques, alignant les intérêts des nominés politiques avec ceux des contribuables et de l’État.

Ces réformes sont essentielles pour améliorer l’efficacité économique et la compétitivité du pays.

Le maintien et l’amélioration graduelle de notre notation « investment grade » sont cruciaux pour la stabilité financière du pays. Un déclassement pourrait déclencher une spirale négative difficile à contenir, particulièrement dans le contexte de notre secteur offshore important.
 
L’ex-ministre des Finances Rama Sithanen vient d’être nommé « Gouverneur » de la Banque centrale. De quelle marge dispose-t-il pour diminuer la dépréciation de la roupie face au dollar ? Et quels seraient les avantages et bénéfices d’une telle réduction ?

 Le nouveau Gouverneur de la Banque centrale doit faire face à une réalité incontournable : la valeur marchande réelle de la roupie est supérieure au taux officiel. Les dépenses gouvernementales accrues, notamment le boni de 14e mois, dans une économie fortement importatrice, accentueront cette pression.

La capacité d’intervention de la Banque centrale est limitée par plusieurs facteurs : des réserves internationales avec un risque de liquidités non négligeable, des taux d’intérêt réels négatifs et des différentiels de taux vs dollar insuffisants, un bilan fragilisé et une politique fiscale trop expansionniste. Les interventions passées n’ont pas réussi à stabiliser la devise au moyen terme, dans un contexte mondial favorable au dollar, à l’or et au bitcoin.

Il n’existe pas de solution indolore pour stabiliser la roupie. Les interventions doivent être stratégiques vu les ressources limitées. La stabilité monétaire nécessite une coordination entre la Banque centrale et le Gouvernement, qui doit s’attaquer aux problèmes économiques fondamentaux.
 
Comme de nombreux de vos collègues, vous n’avez cessé de réclamer l’indépendance de la Banque centrale face à l’exécutif. Quelles seraient alors les fonctions d’un ministre des Finances et comment s’articuleront ses choix en présence d’une BoM libre de ses orientations ?

Il n’existe pas de véritable antagonisme à long terme entre croissance et inflation. La Banque centrale devrait cibler une inflation basse et stable, entre 3 % et 4,5 % sur le moyen terme.

Cette flexibilité dans la bande cible permet de prendre en compte les préoccupations de croissance économique.

Si le gouvernement tente de stimuler excessivement l’économie par des mesures contrevenant au mandat de la Banque centrale, celle-ci doit impérativement réagir. L’idéal serait que les deux parties se concentrent sur une vision stratégique à long terme plutôt que sur des gains conjoncturels.

La priorité immédiate de la Banque centrale est d’assainir son bilan fragile ; de restaurer sa crédibilité publique et réparer le mécanisme de transmission de la politique monétaire, actuellement compromise par la domination fiscale. L’objectif est de retrouver une stabilité monétaire durable qui soutienne la croissance économique.

Est-ce que l’État doit mettre fin à certaines de ses mesures de nature « interventionniste » ?

L’économie mauricienne reste figée dans un modèle archaïque, où le pouvoir est concentré entre quelques groupes historiques. Ce modèle est renforcé par un clientélisme politique profondément enraciné.

La vraie transformation réside dans :
- La déconstruction des mécanismes de rente et de protection.
- L’instauration d’une réelle égalité des chances économiques.
- La promotion d’une concurrence libre et équitable.
- La neutralisation de l’État tel un arbitre et non comme acteur économique direct.
- L’émancipation individuelle par le travail et le mérite.

Le véritable changement repose sur la création d’un écosystème économique ouvert, compétitif et méritocratique. Cela permettrait à chaque Mauricien de développer pleinement son potentiel, sans dépendre de connexions politiques ni de protections artificielles.

Aux États-Unis, le Républicain Donald Trump est retourné au pouvoir. Quelles pourraient être les conséquences d’un tel retour sur les relations commerciales USA/Afrique/, mais aussi avec l’Inde et la Chine et leurs retombées pour Maurice ?

 Un retour de Donald Trump à la présidence représente un défi potentiel pour Maurice, remettant en question son rêve de rente et d’opportunisme géoéconomique. Le gouvernement de Donald Trump ne paiera pas 1 milliard de dollars par an à notre pays et les Britanniques n’ont pas la capacité fiscale de le faire ces jours-ci. 

Les principales caractéristiques de ce scénario seraient :
- Une concentration américaine sur la confrontation avec la Chine
- L’imposition de nouvelles barrières tarifaires importantes contre la Chine
- Un maintien des relations privilégiées avec l’Inde
- Une réduction ou stagnation des avantages commerciaux pour l’Afrique
Le pays devrait alors impérativement :
- Repenser son modèle économique
- Développer une véritable compétitivité
- Réaliser des réformes structurelles profondes
- Cesser de compter sur des arrangements conjoncturels
Une transition douloureuse, mais nécessaire.

Est-ce que la présence de Rezistans Ek Alternativ (ReA), au sein du gouvernement pousserait vers des décisions plus « sociales » ? Où voyez-vous ce groupe ayant plutôt intégré la vision libérale du bloc Ptr/MMM/UD ?

Le régime MSM n’était nullement socialiste, mais un modèle hybride de populisme économique au bénéfice d’intérêts privés restreints. Le pseudo-socialisme se résumait à :
- Imprimer massivement de la monnaie
- Déprécier la roupie
- Gonfler les recettes fiscales grâce à l’inflation
- Distribuer des revenus sans stratégie productive
- Offrir des largesses aux grands acteurs économiques
Les véritables bénéficiaires ont été :
Les plus pauvres
Les grands groupes privés :
- Les promoteurs immobiliers
- Les acteurs ayant profité des plans de sauvetage MIC
- Un cercle restreint d’intérêts économiques
Pour l’avenir, Maurice a besoin :
- D’un repositionnement vers le centre
- D’une présence de sensibilités de gauche dans la coalition
- De mettre fin à la privatisation des gains et socialisation des pertes
- D’un modèle de libre marché avec une politique fiscale plus équitable
 
La question d’une certaine autonomie dans le secteur alimentaire reste posée depuis le confinement de 2020. Comment traiter cet enjeu étant donné que les terres fertiles sont insuffisantes à Maurice, la main-d’œuvre fait défaut, le climat ne se prête pas à toutes les cultures et le marché domestique est de taille modeste ?

Maurice doit repenser radicalement sa politique fiscale et d’aménagement territorial pour assurer sa sécurité alimentaire. En s’inspirant du modèle estonien, le pays devrait introduire une taxation différenciée des terres soit la Land Value Tax :
- Taxation modérée des terrains non utilisés.
- Taxation des terres où se trouvent des projets immobiliers et de développement urbain de luxe.
- Exonération fiscale totale pour les terres agricoles.
Cette approche inciterait à :
- Préserver les surfaces agricoles.
- Encourager la production alimentaire locale.
- Limiter la spéculation immobilière.
- Rediriger les investissements vers des secteurs productifs.
Parallèlement, une politique de financement et d’immigration ouverte et ciblée permettrait d’attirer des compétences agricoles et d’augmenter la capacité productive du pays. L’objectif est de transformer les incitations fiscales en véritable outil de développement stratégique.

 

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