Interview

Rajen Bablee : «Notre culture ‘roder bout’ encourage les trafiquants»

Rajen Bablee

L’Executive Director de Transparency Mauritius revient sur le trafic de drogue, qui continue à prendre de l’ampleur à Maurice. Rajen Bablee évoque aussi la corruption. Pour lui, l’effort de tout un chacun est nécessaire pour combattre ce fléau.

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« Il y a eu des promesses avant les élections de 2014. Il serait temps de les tenir. Le travail contre la corruption doit faire l’objet d’un effort à tous les niveaux. »

Êtes-vous surpris face à l’ampleur du trafic de la drogue à Maurice ?
Il est effectivement surprenant que, dans l’espace de quelques semaines, il y a eu plusieurs importantes saisies d’héroïne. Il est commun de supposer que pour chaque saisie, il y a encore plus de drogue qui arrive à passer à travers les mailles du filet. Toute cette drogue est-elle destinée à la consommation locale ou est-ce qu’une partie est réexpédiée ailleurs ? Les travailleurs sociaux ont, depuis longtemps, tiré la sonnette d’alarme. Il n’y a pas grand monde qui leur a prêté attention. Nous savons aussi qu’à Maurice, on pratique beaucoup la politique de l’autruche. Je pense qu’il faudrait que chacun d’entre nous se penche sérieusement et sincèrement sur la question pour essayer de comprendre ce qui se passe dans notre société. Il ne s’agit pas de trouver des solutions panadol, mais d’aller au fond des choses et de comprendre, par exemple, ce qui pousse un jeune policier à agir comme passeur ou trafiquant. Où exactement avons-nousfailli ? Il est temps d’être sincère et de cesser de rejeter la responsabilité sur les autres.

Partagez-vous l’opinion de ceux qui pensent que les autorités ne sont pas assez vigilantes, car certaines personnes impliquées dans le trafic de drogue affichent ouvertement leurs richesses ?
Je suis de ceux qui pensent que chez de nombreux Mauriciens, il y a une érosion des valeurs et que l’intégrité n’est plus qu’un mot de circonstance. La plupart des gens est beaucoup plus intéressée par le statut social, le confort matériel ou les avantages pécuniaires, plutôt que par le sacerdoce du devoir. Cela génère un laxisme qui a tendance à se répandre. Ajouté à cela, notre culture roder-boute encourage les trafiquants, qui n’ont qu’à puiser dans un vivier qui se régénère de lui-même. Il y a très peu ou pas de role models susceptibles d’inspirer les jeunes. Vous parlez des autorités, mais on voit aussi des policiers qui ont été récemment inculpés pour trafic de drogue… On parle ici d’une poignée de policiers véreux, mais leurs actions ont un impact négatif sur la force policière dans son ensemble et sur la population. Faudrait-il revenir à l’ancien système, où il y avait une enquête sur les aspirants policiers avant qu’ils ne soient recrutés ?

Parmi les nouveaux riches, certains sont soupçonnés de s’être enrichis illicitement. Est-ce facile de contourner les lois ?
Il y a une fascination de la masse pour les puissants ; souvent un genre de relation love-hate. Dans la société, nombreux ne se posent pas de questions sur la provenance de la richesse des gens. D’un côté, il y a les palabres de salon et de l’autre, une certaine précipitation à s’afficher avec les puissants ou à se faire inviter par eux. Vous me demandez s’il est facile de contourner les lois… je vous réponds tout simplement qu’il ne faut pas aller loin pour voir cela. En fait, tous les jours, sur nos routes, on voit des conducteurs violer impunément les règles basiques du code de la route. On s’invente de nouvelles règles, sous l’œil indifférent des autorités. Cela relève d’un état d’esprit. Ce qu’on fait sur nos routes, on le reproduit dans d’autres sphères d’activités. Tout le monde trouve cela normal et vous avez l’air bête si vous ne faites pas comme les autres. Qui sont nos role models aujourd’hui ? Une femme qui sort subitement de l’anonymat pour devenir multimil­lionnaire ? Celui qui se pavane en voiture de luxe ou celui qui voyage en jet privé ? Malgré une perception de religiosité ou de spiritualité très forte à Maurice, on se demande si, en fait, le côté matériel n’a pas déjà gagné la bataille.

Il semble que l’on blan­chisse facilement de l’argent sale à Maurice. Comment resserrer les mailles du filet ?
Je ne pense pas qu’il soit plus facile de blanchir de l’argent à Maurice qu’ailleurs. Il est clair que nous avons des législations adéquates et les systèmes nécessaires pour contrôler l’entrée de l’argent provenant d’activités illicites dans le circuit. La Good Governance and Integrity Reporting Act est venue renforcer ce système, mais il faudra que l’Integrity Reporting Services Agency fasse ses preuves. Il est dommage, aussi, que le poste de Chief Executive de la Financial Services Commission n’ait toujours pas été rempli. Une loi pour contrôler le financement des partis politiques et les politiciens se fait toujours attendre. Quand on voit la vitesse avec laquelle le gouvernement a introduit de nouvelles règles pour la Corporate Social Responsibility, il est légitime de se demander pourquoi il faut plus de temps quand il s’agit des partis politiques. Le financement des partis politiques, tel qu’il existe actuellement – et qui explique peut-être la présence de Rs 220 millions dans un coffre –, reste un système occulte à travers lequel l’argent sale peut être blanchi.

Comment évaluez-vous l’évolution de la corruption à Maurice ?
Il est difficile de se faire une idée précise de la corruption. Si l’on se fie aux rumeurs ou discussions de salon, le pays est complètement pourri, mais si l’on se réfère à l’index de perception de Transparency International, l’île Maurice était classée 45e sur 168 pays en 2015. Je pense que la petite corruption a diminué durant ces dernières années, mais qu’en est-il de la grande corruption ? Des lois sur la Freedom of Information et sur la déclaration publique des avoirs (à Maurice comme à l’étranger) des parlementaires et hauts fonctionnaires aideraient à fournir des réponses plus précises sur la question.

Et en l’absence d’une loi sur le financement des partis politiques et des politiciens, la ligne de démarcation, en ce qu’il s’agit des dons par le secteur privé ou des individuels aux politiciens, reste floue. S’agit-il de dons désintéressés ou des dessous de table pour obtenir des contrats ? Mais il y a aussi un autre aspect sur lequel Transparency Mauritius se penche actuellement. C’est la culture de la corruption dans un pays où beaucoup pensent que parce que nous avons voté pour un politicien, celui-ci est obligé de nous récompenser par une nomination, une promotion ou un contrat. Cette culture sous-entend aussi le trafic d’influence à tous les niveaux, c’est-à-dire, parce que vous connaissez quelqu’un quelque part, vous pouvez vous permettre des abus. Sur ce plan, il y a encore du travail à faire…

Est-ce que la campagne de sensibilisation de l’Independant Commission against Corruption (Icac) a eu un impact significatif `?
Je pense que oui, même si des études démontrent qu’une majorité de Mauriciens ne font pas confiance aux institutions. Et ce sentiment va perdurer tant qu’il y aura ingérence politique, avec des nominations à la tête des institutions faites sans appels publics à candidatures. Donc, qu’importe la campagne de l’Icac, il faudrait aussi que le gouvernement envoie des signaux forts. Il y a eu des promesses avant les élections de 2014. Il serait temps de les tenir. Le travail contre la corruption doit faire l’objet d’un effort à tous les niveaux.

La mise sur pied d’un ministère de la Bonne gouvernance a-t-elle aidé à freiner la corruption ?
Il y avait beaucoup d’attente par rapport à la mise en place de ce nouveau ministère. Bien sûr, il y a eu des mesures intéressantes, mais, pour freiner la corruption, il faut l’effort de tout un gouvernement et de tout un peuple.

 

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