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Pr Khalil Elahee : « Éviter le délestage est possible par la seule discipline citoyenne »

Face à la crise énergétique, le président de la MARENA, le Professeur Khalil Elahee, plaide pour une véritable culture de la sobriété. Dans cet entretien, il appelle à la responsabilité citoyenne, au leadership de l’État et à un cadre législatif durable.

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Si chaque foyer mauricien faisait un effort réel de sobriété – en réduisant la climatisation, en débranchant les appareils en veille, etc. –, quel serait l’impact global sur le réseau ? Peut-on vraiment éviter le délestage par la seule discipline citoyenne ?
Excellente question, très claire, et qui mérite une réponse directe. L’impact serait très significatif : si chaque foyer éteignait ne serait-ce qu’une lampe inutile, cela représenterait une réduction moyenne de 5 MW sur le réseau. Et cela sans aucun inconvénient. 
Mais si les consommateurs règlent également leur climatisation à 25 °C – lorsqu’ils doivent l’utiliser –, une réduction additionnelle d’au moins 10 MW serait possible. Cela permettrait, selon toute probabilité, d’éviter le délestage dans la plupart des cas de figure. Oui, c’est possible grâce à la seule discipline citoyenne, à condition que tout le monde y participe.

Entre un Mauricien qui renonce à la climatisation et un hôtel qui bascule sur son générateur, qui a le plus d’impact sur le réseau ? Autrement dit, où doit porter l’effort principal ?
Il est plus facile d’avoir un impact en se concentrant sur les gros consommateurs, car c’est là que la demande est la plus importante. Une seule action ciblée peut avoir des effets concrets, mais elle a souvent un coût économique plus élevé.

En revanche, le Mauricien chez lui peut facilement adopter des gestes simples : éteindre les lampes ou appareils inutilisés, mieux gérer sa climatisation de façon intelligente et sobre. Il fera en plus des économies sur sa facture. Mais tout le monde n’a pas la même conscience énergétique.

Il ne faut donc pas opposer les deux approches, mais additionner les contributions de chacun, qu’ils soient consommateurs résidentiels, industriels ou commerciaux. C’est un peu comme pour les bonnes actions que nous enseigne la religion : il faut agir, et ne pas se dire qu’on ne fera rien parce que les autres ne le font pas. C’est avant tout une question de conscience et d’engagement personnel, qui donne du sens – pas seulement un effort fait parce que les autorités ou le CEB le demandent.

C’est toute une culture de gestion de l’énergie qu’il faut instaurer.»

Le CEB a lancé une campagne de sobriété, mais qu’en est-il des bâtiments publics : ministères, hôpitaux, écoles ? Montrent-ils l’exemple ? Combien de MW pourrait-on économiser si le secteur public se mettait en mode « héros de l’énergie » ?
Absolument, le secteur public doit aussi « lead by example ». À chaque réunion, un rappel est fait et des circulaires demandent aux chefs de département de prendre des mesures. Certains responsables sont également interpellés. C’est aussi une question de culture.
Le Conseil des ministres vient de décider la mise sur pied de « Green Cells » dans les ministères, avec pour mission, entre autres, de s’attaquer au gaspillage d’énergie. Même si le secteur public ne fonctionne pas aux heures de pointe (de 18 h à 21 h), certains bâtiments restent éclairés inutilement.

J’ai été heureux de constater que l’Energy Efficiency Management Office (EEMO) donne l’exemple en éteignant complètement les lumières dans ses bureaux lorsqu’il n’y a personne, notamment pendant la pause déjeuner. L’aéroport et le port prennent aussi des initiatives. C’est toute une culture de gestion de l’énergie qu’il faut instaurer.

Les centres commerciaux tournent à pleine climatisation toute la journée. Y a-t-il des discussions pour qu’ils adaptent leurs horaires ou leur température pendant la crise ? Qui doit faire le premier pas ?
Certainement. Il faut d’ailleurs remercier certains acteurs – que je ne peux nommer – d’avoir éteint de nombreuses lampes très énergivores à la demande des autorités.

Concernant la climatisation, c’est souvent plus difficile de changer les habitudes. Les clients apprécient la fraîcheur des centres commerciaux, d’autant qu’ils ne paient pas directement pour l’électricité, même si cela fait grimper les factures des malls.

Il faut savoir que les centres commerciaux paient un tarif plus élevé, ce qui les incite à mieux gérer leur consommation. Certains investissent déjà dans le solaire photovoltaïque avec batteries. Le ministre de l’Énergie a d’ailleurs annoncé le Time-of-Use (tarification selon les heures d’utilisation), qui sera probablement limité au secteur commercial, car c’est là que la croissance de la consommation est la plus forte.

Une démarche volontaire est idéale, mais si les gaspillages persistent, il faudra introduire des mesures contraignantes. Nous n’en sommes pas encore là, car la plupart des acteurs du secteur commercial, y compris les hôtels, se distinguent par leur engagement dans la campagne actuelle. La Mauritius Renewable Energy Agency (MARENA) et l’EEMO travaillent d’ailleurs conjointement sur plusieurs solutions innovantes, comme le « solar cooling ».

Le jour où les gens agiront même en dehors des périodes de crise, nous aurons réussi.»

Vous appelez à l’adoption d’un Sustainable Energy Act. Concrètement, qu’est-ce qui changerait pour un Mauricien lambda qui veut installer des panneaux solaires ? Quels obstacles ce nouveau projet de loi lèverait-il ?
Il faut avant tout une loi-cadre pour les énergies renouvelables, comme nous en avons pour l’électricité avec l’Electricity Act ou pour l’environnement avec l’Environment Act. C’est le cas dans chaque secteur : eau, transport, agriculture, etc. Le MARENA Act n’est pas un Sustainable Energy Act : il concerne un aspect institutionnel spécifique, un peu comme le CEB Act pour l’électricité.

Pour le public, il s’agit d’abord de reconnaître dans la loi que l’accès à l’énergie propre est un droit, en ligne avec la proposition d’inclure les droits de la nature dans notre Constitution. Une loi-cadre obligerait tout futur gouvernement à ne pas promouvoir le charbon, par exemple.

Actuellement, dans certains cas, installer des panneaux photovoltaïques sur un bâtiment peut être un vrai parcours du combattant, voire tomber dans l’illégalité si la permission du CEB n’est pas obtenue. Une loi est donc nécessaire pour clarifier ce cadre, sans compromettre l’intérêt public ni la sécurité.

Il faut aussi une approche holistique, intégrant non seulement les renouvelables et l’efficacité énergétique, mais aussi leur lien avec d’autres domaines comme le transport ou le climat. Enfin, une telle loi rendrait l’accès aux subventions pour les énergies renouvelables plus concret pour ceux qui n’ont pas les moyens d’investir. 

En bref, elle garantirait à chacun le droit à une énergie propre et durable.

Au-delà des particuliers, comment ce cadre législatif pourrait-il accélérer l’implication des entreprises et des collectivités dans la production d’énergie décentralisée ?
Justement, ce cadre législatif fixe l’orientation globale de la politique énergétique nationale, en harmonie avec la Constitution, mais aussi avec l’aspiration partagée de la population telle que portée par le gouvernement. Il sert de référence à toutes les politiques sectorielles, comme celles des collectivités locales qui décident, par exemple, d’installer des lampadaires dans les rues.

Pour certaines entreprises, il devrait être obligatoire de produire au moins une partie de leur demande en énergie à partir de sources locales et propres.

Le Renewable Energy Strategic Plan (RESP) 2025-2035 a repoussé l’objectif de 60 % d’énergie renouvelable (ENR). Dans quelle mesure la crise actuelle est-elle le résultat direct de ce retard, ou bien des « réalités financières et logistiques » ont-elles justifié le report de l’échéance de 2030 à 2035 ?
J’évite d’entrer dans un débat politicien sur cette question et je préfère revenir aux faits. La COVID-19 ne peut pas être une excuse pour ce retard, car le reste du monde a progressé dans le domaine des énergies renouvelables. Je ne parle pas ici de La Réunion, qui bénéficie d’un soutien financier, institutionnel et logistique considérable du pouvoir central et de l’Union européenne, ni de la Chine ou de l’Inde, qui ont fait des bonds de géant, mais qui sont aussi des marchés immenses.

Si l’on se compare à des îles ou territoires similaires – comme les Maldives, les Seychelles, le Cap-Vert ou les Canaries –, nous sommes les seuls à n’avoir pas installé une seule éolienne au cours des dix dernières années. La crise actuelle n’est pas seulement liée au retard dans les renouvelables, mais aussi au non-renouvellement du parc non renouvelable, qui représente encore les 40 % restants du mix énergétique. Trop d’équipements ont dépassé la date où ils auraient dû être mis au rebut, ne serait-ce que pour des raisons de perte d’efficacité ou de rendement.

Le report à 2035 n’est pas seulement un constat réaliste : il découle aussi du fait que, selon l’Accord de Paris, les nouveaux objectifs sont désormais fixés pour 2035, et non plus pour 2030 – comme pour nous dire que 2030 est déjà là. Il faut aller plus loin. C’est dommage qu’entre-temps, nous ayons reculé, notamment parce que nous avons aussi échoué à mieux maîtriser la demande.

L’alerte rouge ne signifie pas que la catastrophe est imminente, elle indique que si nous agissons, nous pouvons éviter le délestage»

Un foyer qui s’équipe aujourd’hui de panneaux solaires et aussi d’une petite batterie domestique : peut-il vraiment devenir autonome pendant les pics ? Et si 10 000 foyers faisaient ce choix, quel serait l’impact sur le réseau national ?
D’abord, cela doit se faire dans la légalité et en toute sécurité (safety). Le « scheme » du CEB est toujours ouvert, mais il ne couvre pas encore la partie « batterie ». Le gouvernement a déjà annoncé que cela sera mis en place prochainement.

Être autonome est une excellente option, mais il est aussi possible d’avoir un modèle où le producteur domestique vend son électricité verte aux heures de pointe sur le réseau, à un tarif raisonnable. Cela l’inciterait à gérer sa demande efficacement, intelligemment et sobrement. Je sais que le CEB travaille sur plusieurs formules. L’impact sur le réseau doit être optimisé sans pour autant fragiliser les finances du CEB.

Pour assurer la vraie « sustainability » de tels programmes, il faudra accorder des subventions aux petits producteurs. Cela devrait être aussi normal que les subventions sur la farine ou le gaz ménager, au moins au début, afin de démocratiser l’énergie verte. C’est là que les fonds verts pour le climat sont indispensables.

Certains Mauriciens disent : « On nous parle de blackout chaque année et ça n’arrive jamais. » Comment convaincre une population sceptique que cette fois-ci, c’est vraiment sérieux ? Déjà qu’après l’alerte rouge de mercredi, nombreux sont ceux qui ont été étonnés qu’on soit rapidement repassé au vert ensuite.
C’est une question de confiance. Le public ne doit pas douter de tout ni se fier aux commentaires, parfois anonymes, qui circulent sur les réseaux sociaux. Il faut s’informer objectivement à partir des faits. Il n’y a pas d’exagération. Mais il ne s’agit pas d’un blackout généralisé sur toute l’île, plutôt d’un risque de délestage partiel, affectant une zone puis une autre, pendant une durée limitée.
L’alerte rouge, contrairement à celle d’un cyclone de classe IV, ne signifie pas que la catastrophe est imminente. Au contraire, elle indique que si nous agissons, nous pouvons éviter le délestage. Le système d’alerte est conçu justement pour l’empêcher. Par devoir de transparence, il faut repasser au vert lorsque le risque n’existe plus.

L’étonnement du public est normal, car c’était une première. Mais il faut dire que le dispositif a bien fonctionné, et remercier le public qui a, dans une large mesure, contribué à ce succès : une économie estimée à plus de 5 MW, allant jusqu’à 10 MW à certains moments, voire davantage.

Un Sustainable Energy Act garantirait à chacun le droit à une énergie propre et durable»

Le système d’alerte énergétique (vert-jaune-rouge) : comment s’assurer qu’il soit compris et suivi par la population ? Y a-t-il un risque de « lassitude de l’alerte » ?
C’est justement ce qui nous préoccupe : cette lassitude ou fatigue qui peut s’installer avec le temps. C’est pourquoi nous avons développé d’autres outils, y compris de nature plus pédagogique, qui seront déployés surtout lorsque l’alerte « verte » sera en vigueur.
Rien ne remplace l’éducation et la sensibilisation, à tous les niveaux, de façon continue, en prenant le temps de conscientiser et de responsabiliser chacun. L’engagement, lorsqu’on passera au « jaune » ou au « rouge », deviendra alors presque automatique.

Nous devons apprendre au fil de l’évolution de la situation. Nous posons aujourd’hui les bases d’une véritable culture de la gestion énergétique, fondée sur la conscience, la sobriété et la responsabilité. Le jour où les gens agiront même en dehors des périodes de crise, nous aurons réussi.

Si vous ne deviez retenir qu’un seul geste quotidien qui fait vraiment la différence pour éviter le blackout, lequel serait-ce, et pourquoi ?
Les climatiseurs. Il faut les éviter autant que possible en favorisant la ventilation naturelle. Sinon, les mettre en mode Fan ou utiliser des ventilateurs mécaniques à la place. Et si leur usage est inévitable, régler la température à plus de 25° C pendant les heures de pointe.

Et pour ceux qui n’ont pas de climatisation, le geste le plus efficace reste d’éteindre les lumières et les appareils inutilisés.

 

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