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Insécurité grandissante : quand la peur s’installe dans le quotidien

L’assassinat de Mark Yeung Shi Yin, propriétaire de Mark’s Aquarium à Baie-du-Tombeau, lors d’un cambriolage, a bouleversé la population.
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Cambriolages violents, règlements de compte, agressions… Les faits divers s’enchaînent et nourrissent un sentiment d’insécurité généralisé. Au-delà des chiffres, c’est tout un équilibre social et moral qui semble se déliter. Alors que les autorités se veulent rassurantes, la population, elle, doute. L’insécurité n’est plus un mot de campagne : elle est désormais devenue une réalité quotidienne.

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Dev Ramano, avocat et militant engagé, fustige une société minée par les discriminations et le sentiment d’injustice,.

Depuis quelques mois, Maurice connaît une hausse perceptible des actes de violence : agressions à l’arme blanche, cambriolages violents, règlements de compte, tentatives de séquestration… Tous ces événements alimentent un climat de peur et de défiance à l’égard des institutions censées protéger les citoyens. Le récent assassinat de Mark Yeung Shi Yin, propriétaire de Mark’s Aquarium à Baie-du-Tombeau, lors d’un cambriolage, a bouleversé la population. L’hypothèse d’une escalade dans l’organisation des gangs est désormais évoquée dans les milieux policiers et journalistiques.

Par ailleurs, un couple à Petit-Raffray a été agressé et séquestré à son domicile par des hommes armés de sabres. Et ce ne sont pas des cas isolés : des touristes ont été braqués à l’arme blanche à Grand-Baie, des randonneurs pris pour cible dans des zones rurales, des règlements de compte exécutés avec une précision glaçante. Ces faits divers, amplifiés par les réseaux sociaux et les médias, renforcent le sentiment que les autorités sont dépassées.

Pourtant, les chiffres officiels offrent une image paradoxale. Selon Statistics Mauritius, le nombre total d’infractions (hors contraventions) est passé de 58 794 en 2023 à 53 331 en 2024, soit une baisse de 9,3 %. Cette réduction touche surtout les atteintes aux biens. Pour l’année 2023, les statistiques faisaient état de 14 519 vols, 765 braquages, 688 cas de violences sexuelles et 26 homicides intentionnels, soit un taux de 2,1 pour 100 000 habitants.

En parallèle, le rapport annuel 2023/2024 de la police indique une hausse du volume des crimes de 12,6 %, portée par une progression de 6,5 % des crimes contre les personnes, tandis que les atteintes aux biens augmentent de 5,8 %. Le taux de criminalité passerait ainsi de 3,94 % à 4,44 %.

Cette différence entre les séries « calendrier civil » et « exercice police » rend la lecture complexe, mais elle révèle un constat clair : la baisse du nombre total d’infractions masque une intensification de la violence.

Perte de confiance dans la police

Ce décalage nourrit une dissonance entre la perception populaire et les données. Les citoyens disent ressentir une insécurité croissante, surtout parce que les cas les plus dramatiques sont largement médiatisés. Un sondage Afrobarometer, réalisé en septembre 2024, confirme une érosion de la confiance dans la police et la justice : beaucoup jugent ces institutions inefficaces, lentes, voire corruptibles. De ce fait, chaque agression fortement relayée, surtout accompagnée d’images ou de vidéos, nourrit l’idée que l’État n’est plus capable de garantir la sécurité de base.

Pour Haniff Peerun, président du Mauritius Labour Congress, cette montée de l’insécurité n’est pas un simple phénomène criminel, mais le symptôme d’un désordre social plus profond. Il pointe du doigt la prolifération de la drogue, le chômage, les inégalités et la frustration d’une partie de la population. « Le manque de loisirs n’est pas le seul problème. La prolifération de la drogue et la frustration grandissante qu’il y a actuellement dans la société contribuent fortement à cette situation », affirme-t-il.

L’érosion des valeurs

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Haniff Peerun, président du Mauritius Labour Congress, dénonce une société en perte de repères.

Selon lui, le système éducatif se focalise trop sur l’insertion professionnelle et pas assez sur la transmission des valeurs humaines. « Nous formons des jeunes pour entrer dans le monde du travail, mais nous oublions de leur enseigner les valeurs morales et sociales. L’école ne peut pas être une simple fabrique à diplômes », fait-il ressortir.

Le syndicaliste regrette également la déstructuration du tissu familial, aggravée par les réseaux sociaux et la perte de repères. « Les valeurs familiales sont en constante évaporation. Les enfants sont livrés à eux-mêmes et très souvent, c’est là que le mal frappe. Pression des camarades, tentations, mauvaises fréquentations… et il est trop tard », dénonce-t-il.

Haniff Peerun évoque aussi la dérive du système pénitentiaire, devenu selon lui « un hôtel au lieu d’un centre correctionnel ». Il s’interroge enfin sur la responsabilité de la police : « Lorsque nous voyons le nombre de violences et de drames, je me demande où est la responsabilité de la police ? La population ne se sent plus en sécurité. Il faut agir, et au plus vite. »

Prolifération de drogues 

Une lecture que partage en partie le sociologue Rajen Suntoo, Senior Lecturer à l’Université de Maurice. Il voit dans cette spirale une combinaison de facteurs structurels et psychologiques : la pauvreté, la frustration sociale, mais aussi la perte du sens collectif. Selon lui, la prolifération de la drogue et la cherté de la vie poussent certains individus à basculer dans la criminalité par nécessité ou par désespoir.
« L’institution familiale perd non seulement sa valeur mais aussi son importance. Nous vivons dans une société où la technologie et la communication virtuelle ont pris le dessus. L’éducation primaire montre de nombreuses failles. Nous éduquons nos enfants, oui, mais qu’en est-il des valeurs de la vie et de la famille ? » demande-t-il.

Le sociologue alerte sur une société en tension permanente, où la pression du coût de la vie, le chômage et les inégalités créent un terrain favorable à la violence. « La non-méritocratie contribue également à cette situation et, en tant que sociologue, je peux dire que cette recrudescence ne s’arrêtera pas là. Nous risquons de connaître un pic de violence dans les prochains mois », prévient-il.

Priorités du gouvernement

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Rajen Suntoo, sociologue, observe une montée de la frustration sociale.

Rajen Suntoo s’interroge aussi sur les priorités du gouvernement. Pour lui, le pouvoir en place doit revoir sa manière de gérer les attentes d’une population épuisée. « Le peuple montre sa prise de position à chaque élection et il a voulu un changement. Mais nous voyons des décisions prises sans consultation ni transparence. Il y a d’autres urgences dans ce pays. Le gouvernement doit respecter son contrat et son engagement envers le peuple, et non faire le contraire », souligne-t-il. Derrière cette critique politique se cache un constat plus profond : la perte de confiance du citoyen envers ceux censés le protéger et le représenter.

Normalisation du crime

Le constat est tout aussi sévère pour Dev Ramano, avocat et militant engagé, qui dénonce une société rongée par les discriminations et la normalisation du crime. Pour lui, les inégalités criantes nourrissent directement la violence : « Nous vivons dans un environnement inégalitaire. Une petite poignée jouit des privilèges alors que d’autres doivent cravacher pour survivre. L’augmentation des prix, la pauvreté, le manque d’opportunités et la discrimination sont les facteurs de la violence ; c’est une accumulation qui se traduit par des coups et blessures, voire même du sang. »

Selon lui, l’inaction des autorités et la frustration généralisée ont transformé la société en un espace malade où la colère se mue en agression. L’homme de loi appelle à repenser la société mauricienne en profondeur : « Il faut atténuer les contradictions sociales et repenser le système éducatif. Nous avons besoin d’un système d’éducation d’assertion et non seulement d’insertion, un système où chacun peut s’épanouir. »

Justice selective

Dev Ramano déplore également l’absence d’une justice équitable : « Le plus grave, c’est que la justice elle-même fait que certaines personnes dans les hautes sphères, souvent en connivence avec la mafia, sortent en hommes libres. Tout cela cause une énorme frustration. » Pour lui, la justice sélective et les privilèges accordés à une élite contribuent à faire du crime une normalité. « La société n’est pas violente par nature ; elle le devient lorsqu’elle ne croit plus à l’équité ni à la sanction », fait-il comprendre.

L’insécurité, au-delà des chiffres, reflète la perte d’un équilibre collectif. Entre frustrations sociales, crise de l’autorité parentale, accès facile aux drogues synthétiques et absence de politique de prévention cohérente, la société semble s’enliser dans un cercle vicieux. Les crimes ne sont pas forcément plus nombreux, mais ils sont devenus plus brutaux, plus gratuits et plus traumatisants.

Le défi n’est pas seulement sécuritaire : il est moral, social et institutionnel. Il s’agit désormais de redonner à la société mauricienne un sentiment de direction, de justice et de cohésion.

Ashitah Aujayeb-Rogbeer : «La prison devient un espace de reproduction de la violence»

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Ashitah Aujayeb-Rogbeer, criminologue, estime que la prison, loin de corriger, reproduit aujourd’hui les mécanismes de la violence. 

Pour la criminologue Ashitah Aujayeb-Rogbeer, de l’Université de Maurice, la montée de la violence dans le pays ne peut plus être comprise à travers les schémas classiques. Si autrefois on associait la criminalité à des quartiers dits « à risque » ou à des milieux marginalisés, le profil des agresseurs d’aujourd’hui bouleverse toutes les certitudes. « Les auteurs sont de plus en plus jeunes et, très souvent, sans casier judiciaire. Ils ne viennent pas forcément d’un environnement délinquant. Cette évolution montre un glissement sociétal beaucoup plus profond », observe-t-elle.

Les réseaux sociaux, selon la criminologue, jouent un rôle non négligeable dans cette transformation. Les contenus violents, les vidéos d’agressions partagées massivement ou encore les commentaires haineux participent à une forme de désensibilisation collective. « Nous assistons à une banalisation de la violence, entretenue par la surmédiatisation et la recherche du choc. Cela crée une illusion de normalité et renforce la perte de contrôle émotionnel », fait-elle ressortir.

Ashitah Aujayeb-Rogbeer évoque également de nouvelles formes de violence, moins visibles, mais tout aussi destructrices : la violence économique, relationnelle ou émotionnelle. Pour elle, ces dérives traduisent une perte d’autorité morale et une fragilité affective croissante. « La montée de la violence ne traduit pas un changement de la personnalité des agresseurs, mais une crise du vivre-ensemble, un mal-être social et un profond sentiment d’injustice », ajoute notre interlocutrice. Selon elle, cette perte de repères s’alimente d’un vide institutionnel et d’une méfiance accrue envers les autorités.

La criminologue déplore aussi la lenteur administrative et la faible réactivité du système punitif. À ses yeux, l’appareil judiciaire reste centré sur la sanction, au détriment de la réhabilitation. « Le système punitif ne répond pas vraiment à la réinsertion. Nous manquons d’investissement dans le suivi post-carcéral. Très souvent, il y a une rechute. La prison devient un espace de reproduction de la violence plutôt qu’un lieu de reconstruction », dit-elle.

Elle plaide pour une approche plus globale de la sécurité, où la dimension psychologique et éducative aurait toute sa place : « Nous disposons de lois modernes, alignées sur les normes internationales, mais leur application demeure inégale. Il ne suffit pas de punir ; il faut accompagner. La réponse à la violence ne peut être uniquement répressive : elle doit inclure l’éducation émotionnelle, la gestion des frustrations et la prévention dès le plus jeune âge ».

Pour Ashitah Aujayeb-Rogbeer, réduire la violence suppose avant tout de soigner la société dans son ensemble : « C’est le vivre-ensemble qu’il faut réapprendre, pas seulement la peur du châtiment ».

 

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