La police s’appuiera sur sa propre base de données pour surveiller et traquer les délinquants et autres récidivistes une fois les caméras du projet Safe City opérationnelles.
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Les images seront capturées uniquement lorsqu’un événement se produit. Le ministre Mentor, sir Anerood Jugnauth, a laissé entendre à l’Assemblée nationale, mardi, sans donner de détails, que les appareils comporteront un aspect de reconnaissance faciale. Le Défi Plus révèle comment fonctionne ce dispositif. Enquête.
Le projet Safe City, qui comprend l’installation de 2 000 caméras réparties sur 4 000 sites, semble provoquer la crainte du public en raison de la réticence de la force policière à dévoiler le contenu du projet.
Surtout concernant la spécificité des caméras intelligentes (IVS et ITS) dont les examens de calibrage sont en cours et le raccordement au réseau du Central Electricity Board (CEB) est en phase finale. Selon des renseignements, les appareils reliés au centre de commande centralisé par Mauritius Telecom sont dotés d’une technologie superpuissante, visant à identifier les visages, et seront gérés uniquement par la force policière. La société chinoise Huawei (Mauritius) qui est le fournisseur des appareils, n’aura aucune emprise sur le projet une fois qu’il sera livré à la force policière.
Délinquants sous surveillance
Dans la pratique, précise une source très proche du dossier, c’est la force policière qui disposera d’une technologie ultra puissante permettant la reconnaissance faciale des malfrats après un délit, à travers des caméras qui captureront les images « uniquement lorsqu’un événement se produit ». Notre source confirme également « qu’aucune base de données ne sera utilisée sauf celle de la force policière contenant la liste de délinquants et récidivistes et que la reconnaissance faciale sera utilisée comme outil pour combattre la criminalité. » Le Défi Plus a tenté d’avoir des détails sur le nombre de délinquants figurant sur la base de données de la police, ainsi que le mode opératoire pour reconnaître ceux qui sont à leur premier délit. Mais en vain.
Comme n’importe quelle caméra, les logiciels du projet Safe City auront la capacité d’analyser chaque mouvement des visages dans leurs champs d’action. Lors d’un incident, les visages photographiés seront ensuite envoyés sur une carte mémoire, au centre de commande centralisé situé à Ébène. Si plusieurs individus sont dans le champ de vision des appareils, ces derniers seront aussi photographiés. Les appareils à fortes résolutions et pourvus de capteurs couleurs, sont également dotés de Led infrarouge permettant une visualisation nocturne jusqu’à une trentaine de mètres.
Logiciels dernier cri
« Les caméras intelligentes du projet Safe City sont des appareils normaux, mais leur super puissance repose sur la technologie avancée des logiciels. Aucune image ne sera prise sur une base journalière et le logiciel permettant la reconnaissance faciale aura pour but d’aider la police à traquer ceux qui commettent des infractions à la loi. Lorsqu’un délit est commis, la police va traquer les contrevenants, ou tout individu impliqué dans un accident de la route, entre autres, après analyse avec sa base de données. C’est tout », poursuit notre source.
Au niveau du bureau du Premier ministre, on avance que « les caméras seront visionnées en cas de problème », « des délinquants seront surveillés pour le besoin du maintien de l’ordre » et que « c’est seulement la base de données de la police qui sera utilisée. De nos jours, c’est trop facile de porter des accusations. Les caméras intelligentes, dotées du système de reconnaissance faciale, sont opérationnelles dans divers pays. Cette initiative vise à combattre la criminalité. D’ailleurs, la reconnaissance faciale est l’une des facettes des caméras intelligentes. Si jamais un incident se produit, la police pourra arrêter les coupables en se basant sur une vérification des images », dit un conseiller.
La force policière émet toujours des réserves sur le projet « sensible et confidentiel ». « Kan mo fini konn tou, mo mem mo pou fer ou kone. Pa traka », a déclaré le Deputy Commissionner Krishna Jhugroo, le responsable du projet Safe City, au Défi Plus. Au niveau de la Mauritius National Identity Card (MNIC) Unit qui est basée à Port-Louis, une source confie que « toutes les données biométriques recueillies lors de la réalisation de la carte d’identité sont détruites sur une base journalière, soit aux alentours de 16 heures, au quartier général d’Ébène ». « Aucune donnée biométrique n’est stockée à la MNIC Unit. Tout est détruit conformément à la loi », précise notre source.
La cellule de presse de la police a été sollicitée par Le Défi Plus. L’inspecteur Shiva Coothen, le responsable de communication, a fait comprendre que ces appareils intelligents auront un effet dissuasif sur les malfrats.
« Mais le mieux serait d’attendre la mise en opération du projet pour commenter », dit-il.
Me Neil Pillay : « Il faut faire la différence entre les droits des individus et le droit de la société »
La reconnaissance faciale dans le cadre du projet Safe City est-elle autorisée par la loi ?
Il n’y a rien qui empêche à ce stade de faire une reconnaissance faciale. Toujours est-il, prendre des empreintes biométriques est-il permis par la Data Protection Act ? De plus, peut-on également sauvegarder des ADN dans une base de données ?
Qu’en est-il de la vie privée avec la reconnaissance faciale. Cela ne porte-t-il pas atteinte à la liberté d’un individu ?
La majorité des caméras ont été installées sur nos routes et une partie dans les petites ruelles dans les villages. Il faut également faire la différence entre le droit de l’individu et le droit de la société en général. Toutes les caméras ne sont pas braquées sur des maisons. L’utilité première de l’installation de ces caméras c’est d’assurer avant tout la sécurité de la population.
N'y a-t-il pas de risque de manipulation des données ?
L’installation de caméras ultraperformantes est le meilleur moyen pour assurer la sécurité. Mais tout est une question d’équilibre entre les droits des individus et la sécurité de la masse. Y aura-t-il des personnes formées pour manipuler ces caméras ? Qui nous prouve qu’il n’y aura pas d’échanges entre les diverses agences de la police, une fois les données en main ? Je pense que les images capturées doivent rester privées. D’où le fait que le gouvernement devrait peut-être envisager la création d’une agence privée visant à manipuler de telles données tout en imposant des conditions très strictes sur les personnes appelées à opérer ce système de surveillance. Il y a toute une culture de rigueur professionnelle et de discipline à reconstruire.
Les contestataires donnent de la voix
Avec la confirmation officielle au parlement d’un système de reconnaissance faciale, le projet Safe City commence à soulever certaines contestations. Cette vague a atteint les activistes et travailleurs sociaux ainsi que certains ingénieurs informatiques. Ils se prononcent contre «un contrôle» qu’exercera l’État sur la liberté des citoyens.
Rajah Madhewoo : « C’est illégal»
Rajah Madhewoo, qui a longuement contesté la carte d’identité biométrique, s’intéresse maintenant au projet Safe City. Il est d’avis que « c’est illégal de placer des caméras de surveillance dans des lieux publics sans respecter le droit à la vie privée des citoyens ».
Rajah Madhewoo estime que le jugement de la Haute Cour de l’Inde avait unanimement statué que le droit à la vie privée est un droit constitutionnel. « À Maurice, nous sommes et avons toujours été trop complaisants », déplore Rajah Madhewoo.
Le travailleur social explique qu’il est dans l’attente d’une réponse de la Commission des droits humains de l’Organisation des Nations unies concernant sa plainte contre la carte d’identité biométrique. Si cette réponse lui est favorable, il contestera également le projet Safe City, ainsi qu’un autre projet, celui du passeport biométrique.
« Nous ne vivons plus dans un pays démocratique. Nous vivons dans la peur d’être constamment sous contrôle, un genre de gestapo. On nous traite déjà comme des criminels potentiels, alors que des étrangers peuvent circuler librement dans notre pays », s’insurge Rajah Madhewoo qui ajoute que « ces caméras seront également équipées de traceurs qui pourront suivre nos moindres faits et gestes ainsi que nos déplacements. »
Rajah Madhewoo trouve également que le coût de maintenance de ces équipements « sera faramineux. » C’est pour cette raison, dit-il, que plusieurs pays ont décidé d’arrêter son utilisation.
Jameel Peerally : « On surveillera qui ? »
L’activiste Jameel Peerally, qui se décrit comme un manifestant pacifiste, est totalement contre ce projet. Il évoque l’atteinte à la vie privée des citoyens.
« Toute personne a le droit de se déplacer librement sans avoir des yeux constamment braqués sur lui », soutient Jameel Peerally. Certaines personnes sont sous surveillance, et pas pour les bonnes raisons. « On ne peut laisser le pouvoir venir bafouer notre droit à une vie privée sous prétexte de combattre la criminalité. Pe rod fer nou aval ban koulev », souligne-t-il.
Selon lui, l’objectif principal de l’actuel gouvernement est de tout contrôler « y compris les personnes. Pour arriver à ses fins, il compte utiliser la technologie à mauvais escient.Pou fer nou, ban seki koz kont bann move décizion, vinn bann toutou ». Une chose inacceptable, selon Jameel Peerally.
Il y a d’autres solutions pour combattre le crime, estime l’activiste. « 80 pourcent des délits à Maurice sont des ‘petty crimes’ qui sont principalement liés à la drogue. La Safe City ne changera rien à cela. L’utilisation des caméras est une solution de répression, alors que l’emphase doit être sur la prévention », déplore l’activiste. « Plusieurs pays ont compris qu’un système de répression ne mène à nulle part », conclut-il.
Ce que préconise la loi…
Selon l’article 28 (1) (a) de la Data Protection Act, “ No person shall process personal data unless – the data subjects consents to the processing for one or more specified purposes ” et l’article (1) (b) (v) fait mention aussi de : “ the processing is necessary - the performance of any task carried out by a public authority ”. La Data Protection Act préconise également des sanctions si certaines données sont divulguées. Selon l’article 42 (1) « Any controller who, without lawful excuse, discloses personal data in any manner that is incompatible with the purpose for which such data has been collected shall commit an offence ”, et selon l’article 42 (2) “ Any processor who, without lawful excuse, discloses personal data processed by him without the prior authority of the controller on whose behalf the data are being or have been processed shall commit an offence.
Reuben Pillay : « Le gouvernement pourra suivre nos mouvements »
Reuben Pillay, ingénieur en informatique, se dit préoccupé par le projet. « C’est une invasion claire et nette de la vie privée des citoyens », affirme Reuben Pillay. « La technologie chinoise permet de suivre les mouvements de tous les citoyens, piétons et automobilistes. Le système enregistre votre présence sur un lieu spécifique à chaque minute. Ainsi l’autorité en place pourra retracer vos déplacements au quotidien. Au fil des semaines, on pourra facilement connaître votre routine. Ce qui est très dangereux, dès qu’on connaît votre routine, quelqu’un pourra facilement vous affecter », explique Reuben Pillay.
C’est un problème qui doit être réglé, soutient l’ingénieur informatique. « Le gouvernement doit venir de l’avant avec une loi pour protéger la vie privée des citoyens, mais également régir l’utilisation de ces caméras intelligentes », soutient Reuben Pillay. Il déplore la décision du gouvernement de suivre le pas de la Chine, « un pays qui n’accorde aucun droit de liberté à ses citoyens. Allons-nous réellement sacrifier le droit à une vie privée sous un prétexte comme la sécurité », ajoute l’informaticien.
Il explique également que dans certains pays comme la Grande-Bretagne, le système a failli. « Les firmes Microsoft, Google et Apple se sont prononcées contre la reconnaissance faciale, car elles n’ont pas confiance, et à juste raison », estime l’ingénieur en informatique.
Reuben Pillay se pose ainsi plusieurs questions : « Il y a un flou total sur ce que veut faire le pouvoir en place. Placer ces caméras dans des régions avec de forts taux de criminalité aurait été positif. Toutefois, ils ont placé ces caméras sur les routes principales. Avec quelle base de données va-t-on faire la comparaison ? La base de données de la carte biométrique a-t-elle été vraiment détruite ? En cas de manifestation, y aurait-il répression par la suite ? »
Identifier une personne dans un concert de 60, 000 autres
La Chine est le fer de lance de cette technologie. Elle a même, au fil des années, obtenu le titre de « Big Brother China ». La technologie chinoise a été adoptée par plusieurs pays, car elle peut capter, analyser et identifier une personne en l’espace de quelques secondes. Ce qui n’est pas aussi simple que cela, car la Chine a une population de 1,3 milliard d’habitants. L’évolution fulgurante de cette technologie est due à l’investissement conséquent de la Chine, soit 2,76 milliards de dollars.
La technologie chinoise est telle qu’elle peut identifier une personne avec une marge d’erreur minimale. Elle est donc fiable à 95,5 pourcent. L’efficacité est telle que le système a pu identifier un homme durant un concert au milieu de 60 000 autres, en novembre 2018.
Ce qui pousserait même d’autres pays à se tourner vers la technologie chinoise. L’Angleterre vient d’être frappé par la polémique. Son système de reconnaissance faciale, qui vient du Japon, est peu fiable. Il donne de faux positifs dans 80 pourcent des cas, Ainsi, quatre personnes sur cinq ont été interpellées injustement. Ce qui a engendré des débats sur l’atteinte aux droits de la population. Selon la presse britannique, le pays de Sa Majesté pourrait se tourner vers la Chine, ou choisir d’arrêter les opérations qui sont un fardeau pour l’État.
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