
Le secteur privé de la santé prend de l’ampleur à Maurice, suscitant débats et inquiétudes. Conglomérats, cliniques, assurances et pharmacies reconfigurent le paysage médical, tandis que certains dénoncent les failles du service public et appellent à une meilleure régulation.
Depuis quelques années, le marché médical mauricien attire de plus en plus de conglomérats, souvent étrangers, qui investissent dans l'ouverture de centres médicaux et de cliniques privées. Si certains y voient une opportunité pour les patients de bénéficier d’une expertise étrangère et de soins spécialisés, d'autres y perçoivent un aveu d’échec du système de santé public, gangréné par ses multiples carences.
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Ashwin Dookun, président de la Pharmaceutical Association of Mauritius (PAM), déplore cette situation. « Je n’arrive pas à comprendre comment on peut permettre à autant de conglomérats d’opérer des centres médicaux à Maurice. Certains ont même leur propre pharmacie, ce qui représente une menace pour les petites et moyennes officines », affirme-t-il. La PAM a d’ailleurs adressé une lettre au nouveau président du Pharmacy Board pour solliciter une rencontre urgente. Ashwin Dookun critique vivement l’absence de régulation sous le précédent gouvernement. « Ce n’est pas possible que des décisions soient prises à tort et à travers » dit-il.
Pour lui, les responsables politiques se félicitent d’un service de santé gratuit, mais la prolifération des cliniques dans toutes les régions démontre l’échec du système public. « Notre système de santé gratuit a failli » soutient-il. Il s’interroge sur le message envoyé à la population lorsque le ministre de la Santé participe à l’inauguration d’une clinique privée. « Avec le nombre d’hôpitaux publics et les équipements dont ils disposent, les cliniques privées ne devraient pas pouvoir rivaliser », dit-il.
Selon lui, les problèmes résident surtout dans l’administration et la gestion du service public, avec des gaspillages à plusieurs niveaux. Il cite à titre d’exemple les constats récurrents du rapport du bureau de l’Audit, notamment sur la mauvaise gestion des médicaments. « Il est temps de mettre de l’ordre dans le service public avant d’octroyer des permis à des conglomérats étrangers » insiste-t-il.
Ashwin Dookun critique aussi une mentalité persistante : « Si pena kas dan Moris, ou mor vilin. » Il estime que la population, faute de mieux, se tourne vers le privé à cause des défaillances du public. Ce qui ouvre la voie aux groupes étrangers et met en péril la survie des petites pharmacies face à l’arrivée de grandes chaînes pharmaceutiques.
Autre sujet de préoccupation : les liens présumés entre cliniques privées et compagnies d’assurance. Pour le président de la PAM, les patients sans assurance ou moyens suffisants sont exclus du système privé. Il évoque de possibles conflits d’intérêts entre assureurs et établissements médicaux, une opinion partagée par Suttyhudeo Tengur, président de l’Association pour la protection de l’environnement et des consommateurs (Apec). « Est-ce que l’Insurance Act agit comme chien de garde ou faut-il une législation avant-gardiste pour éviter toute connivence ? » se demande-t-il.
Régulateur et cadre légal fort
Suttyhudeo Tengur plaide pour la mise en place d’un régulateur afin de garantir que les patients ne soient pas victimes de frais excessifs. Il estime que si un cadre légal fort existe, le risque de conflit d’intérêts serait écarté, la Competition Commission pouvant alors jouer son rôle de veille. Même s’il réfute toute connivence entre cliniques et assureurs, Vasish Ramkhalawon, secrétaire général de l’Insurers Association of Mauritius (IAM), est, lui aussi, favorable à la création d’un organisme de régulation, tout en appelant à ne pas faire d’amalgames.
De son côté, le Dr Dawood Oaris, président de l’Association des cliniques privées, rejette l’idée d’un lien entre cliniques et assureurs. « C’est le patient qui choisit où il veut être soigné. La clinique ne fait qu’enquêter sur la couverture offerte par la police d’assurance », dit-il. Il ajoute que si engouement pour les soins privés il y a, c’est aussi grâce aux assurances, qu’elles soient individuelles ou fournies par les employeurs. De nombreux patients recherchent de l’intimité, une chambre individuelle et un confort hôtelier que seul le privé peut offrir, selon lui. « À la clinique, le patient peut aussi choisir son médecin, ce qui n’est pas possible dans le public », ajoute-t-il. Le Dr Oaris souligne que de plus en plus de femmes choisissent les cliniques privées pour accoucher.
Pour Ashwin Dookun, cette complémentarité entre public et privé est illusoire. Il souligne que les cliniques, bien qu’équipées, transfèrent les cas complexes vers le public. « Pourquoi le gouvernement ne peut-il pas investir dans ces expertises au lieu de les laisser au privé ? » se demande-t-il.
Il remet également en question le protocole du Memorandum of Understanding (MoU) entre le ministère de la Santé et les cliniques privées, qui prévoit d’orienter les patients « publics » vers le privé pour des traitements indisponibles. « Ce protocole est un aveu de faiblesse. Le ministère aurait dû renforcer son propre système au lieu de déléguer », selon lui.
Le Dr Oaris, lui, y voit un partenariat utile. « Il ne suffit pas d’avoir les équipements, il faut aussi les compétences. L’avantage avec les experts étrangers qui opèrent ici, c’est que l’argent reste à Maurice et les patients ont leurs proches à leurs côtés », fait remarquer le président de l’Association des cliniques privées.
Suttyhudeo Tengur évoque, pour sa part, la liberté du patient à choisir son mode de traitement. « Dans les démocraties, le patient choisit son centre et son médecin » soutient-il, estimant que les cliniques offrent des soins spécialisés que le public, souvent centralisé et limité, ne peut pas garantir. Le président de l’Apec cite l’exemple des soins oncologiques centralisés à Maurice, tandis que les cliniques, présentes aussi dans les villages, proposent une plus large gamme de services, parfois avec des médicaments originaux.
Il note aussi que les cliniques privées attirent une clientèle étrangère en raison de tarifs compétitifs et de soins spécialisés, ce qui participe à l’économie locale. Mais cet engouement pour le privé est révélateur. « Ceux qui ont les moyens cherchent des soins personnalisés que le public ne peut offrir », dit Suttyhudeo Tengur.
Échange d’expertise
Pour le Dr Oaris, cette dynamique est bénéfique. « C’est grâce aux moyens financiers que ces groupes s’implantent à Maurice et collaborent avec des institutions locales. Ils apportent des expertises parfois absentes sur le territoire » selon lui. Certains médecins étrangers viennent effectuer des interventions spécifiques ou travaillent aux côtés d’équipes locales, dans un échange d’expertise qualifié de « gagnant-gagnant ».
Il rejette aussi l’idée d’une hausse abusive des frais. « Les cliniques n’ont pas augmenté leurs tarifs de manière déraisonnable. Il y a eu des ajustements d’environ 10 %, dus à la hausse des salaires, des honoraires médicaux et du coût de la vie en général ». Pour lui, la concurrence entre cliniques pousse même les prix vers le bas. « Ce n’est pas dans l’intérêt des cliniques d’avoir des tarifs prohibitifs » affirme le Dr Oaris.

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