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Manisha Dookhony : «Le manque croissant de main-d’œuvre est un signe de reprise»

La reprise s’est-elle définitivement installée à Maurice à un mois et demi de la fin de 2023 ? « Les chiffres économiques nous démontrent que ‘oui’, nous profitons d’une reprise économique », fait valoir l’économiste Manisha Dookhony, qui ajoute que « nous surfons aussi sur une reprise mondiale du tourisme qui fait que Maurice redevienne une destination phare. » Élaborant sur la filière de la pharmaceutique et des biotechnologies, présentée comme un nouveau pilier économique, Manisha Dookhony estime que « le secteur de la biopharmaceutique existe déjà à Maurice notamment à travers les ‘trials’ qui se font à Maurice, la production de nutraceutiques ou encore l’exportation de singe. »

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Le ministre du Tourisme vient de se réjouir que la barre du million de touristes – le chiffre a été officialisé le lundi 13 novembre 2023 -, sera largement dépassée à fin 2023.  De quelle manière ce secteur contribue-t-il à la relance de l’économie à l’ère post-COVID-19 ? 
De façon considérable. La venue de touristes à Maurice engendre une rentrée de devises, qui pourrait aider à renforcer la roupie dans le moyen terme. La consommation dans ce secteur aide à élargir la consommation au sein du Produit Intérieur Brut (PIB). Les rénovations d’infrastructures récentes contribuent aussi au composant des investissements au sein du PIB. L’État peut percevoir des taxes directe et indirectes à partir de ce secteur. C’est une source d’emploi, et d’ailleurs, le secteur peine même à trouver les employés nécessaires. En sus, la canicule à laquelle l’Europe a fait face aux mois de juin, juillet et août, a finalement aussi été bénéfique pour notre secteur du tourisme, car les touristes sont venus pour leurs vacances d’été à Maurice, même si c’était l’hiver chez nous. Nous surfons aussi sur une reprise mondiale du tourisme qui fait que Maurice redevient une destination phare.

Les opérateurs dans le tourisme reconnaissent une pénurie de compétences dans leur secteur. Comment faut-il traiter cette problématique et est-elle le trait d’une économie en voie de reprise ?
La semaine dernière, j’ai rencontré un cadre d’une célèbre chaîne internationale du tourisme (qui est aussi présente à Maurice), et elle me racontait que, dans leur secteur, la main-d’œuvre mauricienne est réputée pour être multilingue et pouvant maîtriser de nouvelles langues assez facilement et avec un sens de l’accueil. Dans leur groupe, ils ont vu qu’intégrer des Mauriciens dans leurs services, composés de personnes venant de plusieurs pays, ramenait premièrement une bonne ambiance et rendait le travail plus facile avec souvent le staff mauricien comme vrai liant dans les équipes. C’est sans surprise donc que cette main-d’œuvre est prisée dans le secteur du tourisme hors de Maurice. Ainsi, ce souci existe depuis avant le COVID-19. Ce qui a changé, c’est qu’il y a eu beaucoup qui ont quitté le secteur pour tenter autre chose. Certains ont repris le chemin des bateaux de croisière, d’autres qui ont choisi une nouvelle voie. 

Un jeune de mon quartier, qui ne souhaitait pas se faire vacciner, a finalement quitté son travail dans un hôtel. Comme son père est pêcheur, il a décidé de faire une demande de permis, et il est maintenant vendeur de poissons. Et pas que les poissons de son père, mais de plusieurs pêcheurs du quartier. Il vient de s’acheter un van réfrigéré pour la livraison de ses produits en de meilleures conditions. 

Un autre qui s’occupait de la maintenance dans les hôtels s’est mis à son propre compte. Il fait la maintenance dans les villas privées. Même si ce sont des exemples qui peuvent être isolés, il y a beaucoup de personnes qui ne souhaitent plus retourner dans l’industrie. Car, durant la pandémie, ils ont dû se débrouiller autrement et ont trouvé une nouvelle voie. Il faut continuer à former, recruter - ici ou d’ailleurs - et peut être aussi aider certains à monter leur business et sans doute revoir les conditions de travail. Beaucoup quittent Maurice parce qu’ils ont de meilleures conditions de travail.

Des Mauriciens ont travaillé au sein des équipes de chercheurs qui ont développé des vaccins contre la COVID-19, beaucoup (qui) ont des patentes, certains qui aident à développer des médicaments contre les problèmes de mobilité comme le Parkinson.»

Le ministre des Finances a, quelques mois de cela, appelé les opérateurs de certains secteurs à revoir à la hausse les salaires. Est-ce la responsabilité de ces opérateurs ou celle de l’État de proposer des Remuneration Orders dans les secteurs où les salaires sont à la traîne ?
Il y a un an, j’ai eu la chance de participer à des négociations salariales et de conditions de travail dans le secteur de la canne. Au vu de cette expérience, je dirai qu’il est mieux que les révisions salariales se fassent secteur par secteur et même, dans des cas, par entreprise par entreprise. Chaque secteur et entreprise a ses spécificités et ainsi aussi les aptitudes à payer en plus différent. Ce qui fait aussi souvent une grosse différence ce sont les conditions de travail. Et ces conditions diffèrent énormément d’entreprise à entreprise. La bonne nouvelle est que vu le manque accru de main-d’œuvre à Maurice, chaque spécialisation peut faire jouer la concurrence et ainsi s’assurer d’avoir un salaire et des conditions de travail meilleurs.

Le secteur de la biopharmaceutique est concrètement annoncé comme nouveau pilier économique. Quelles sont ses réelles perspectives pour la production dans ce domaine, la création d’emplois et son marché ?
Le secteur de la biopharmaceutique existe à Maurice, notamment à travers les ‘trials’ qui se font déjà, la production de nutraceutiques ou encore l’exportation de singes. La question maintenant est de développer la chaîne de valeurs dans ce secteur. Nous avons de nombreux atouts pour développer, tester et exporter des produits biopharmaceutiques. On peut noter que notre secteur de la canne peut être génératrice de molécules qui peuvent être utilisées dans le secteur de la cosmétique. Il y a aujourd’hui une main-d’œuvre qualifiée en biotechnologie qui est sous-employée dans d’autres filières. Nous avons aussi beaucoup de membres de notre diaspora qui opère dans ce secteur hors de Maurice. On voit des Mauriciens qui ont travaillé au sein des équipes de chercheurs qui ont développé des vaccins contre la COVID-19, beaucoup qui ont des patentes, certains qui aident à développer des médicaments contre les problèmes de mobilités comme le Parkinson. Il y a aussi des Mauriciens qui ont fait partie des équipes qui ont développé des médicaments comme le Tamiflu. Je crois fermement que, comme le secteur de la finance non-bancaire à Maurice s’est développée avec les connaissances et les liens de notre diaspora, il y a de fortes chances que le secteur de la biopharmaceutique se développe aussi.

Un certain nombre d’opérateurs mauriciens ont déposé des demandes pour la main-d’œuvre étrangère, faisant valoir leur démarche au fait que la main- d’œuvre serait devenue trop chère et pas assez ‘bosseuse’. Leur demande est-elle justifiée ?
Je pense que ce n’est pas approprié de généraliser sur la main-d’œuvre. Il y a toujours eu des bosseurs et des moins bosseurs. Il y a sans doute de nouvelles cultures du travail à inculquer à certains jeunes. Mais dans l’ensemble, nous avons une population qui décline.

Selon les statistiques de la Banque mondiale, en 1972, nous avions plus de 155 000 élèves dans les écoles primaires. En 2021, il n’y avait que 84 000. C’est une chute de presque la moitié. La diversité des secteurs, ainsi que les spécialisations requises, justifient cette importation de la main-d’œuvre. À Maurice, nous avons subi un ‘brain drain’ conséquent. Par manque d’opportunités dans les filières de pointe, les Mauriciens ne reviennent pas systématiquement s’installer à Maurice. La solution serait d’essayer d’attirer les compétences étrangères et ensuite essayer de bénéficier d’un ‘brain gain’, comme pour le secteur du Global Business à ses débuts.

La venue de touristes à Maurice engendre une rentrée de devises, qui pourrait aider à renforcer la roupie dans le moyen terme.»

Faut-il s’inquiéter de la tendance observée depuis ces dernières années, où des Mauriciens ont choisi de partir travailler au Canada ?
Même si ça a toujours existé, oui, je pense qu’il faut s’en inquiéter. Des questions se posent. Même si beaucoup partent parce qu’ils ont des opportunités et plus de revenus. Pourrait-on développer des facteurs qui pourrait les inciter à rester ?

Parlons des incidents à La Citadelle qui ont défrayé la chronique ces dernières semaines. Quelle pourrait en être la portée sur l’image de l’île Maurice présentée comme exemple de stabilité à tous les niveaux ?
D’après ce que j’ai compris, ces incidents se sont produits avec pour toile de fond la guerre au Moyen-Orient. J’ai de très bons amis palestiniens – l’un a donné mon prénom à sa fille. J’ai de très bons amis israéliens aussi. D’un côté comme de l’autre, tous subissent d’énormes difficultés. Les difficultés quotidiennes que subit le peuple palestinien pour vivre sont très dures, même avant que la guerre n’éclate. D’un côté comme de l’autre. Et les politiques ne font qu’aggraver les choses.

Nous sommes à Maurice et notre situation est très loin de ce qui se passe là-bas. Même si on n’est pas insensible à ces difficultés. Avant de penser à notre image, je pense plutôt à notre tissu culturel qui est en fait extrêmement fragile pour que nous puissions vivre ensemble sereinement. Je suis contre toute forme d’extrémisme et cela quelles que soient les communautés qui coexistent à Maurice. Et il ne faudrait pas qu’il y ait ce type d’incidents pour ne pas fragiliser ce tissu social. De ce fait, je pense qu’il faut penser à comment consolider ce tissu social afin éviter de tels épisodes.

Est-ce que vous avez le sentiment que l’économie de Maurice, depuis la reprise en fin de 2022, est véritablement sur de bons rails ?
Les chiffres économiques nous démontrent que ‘oui’, nous profitons d’une reprise économique. Rien que le fait que nous manquons de plus en plus de main-d’œuvre est signe de reprise économique. Nous n’avons pas malheureusement une vision du futur, mais nous savons aussi que notre économie reste vulnérable et à la merci des conjonctures internationales : guerres en Ukraine et au Moyen-Orient.

La question de labellisation devient de plus en plus importante dans le choix des consommateurs, que ce soit de Maurice ou d’ailleurs.»

Le gouvernement mise beaucoup sur l’extension du tramway dans certaines parties des régions rurales. Est-ce que le Metro Express est-il prometteur d’activités économiques nouvelles dans cette partie de l’île ?
Le tramway seul ne pourra engendrer de nouvelles activités. Il faut un plan plus élargi d’interconnexion de transport. Aujourd’hui, les transports en commun terminent vers 19hr. Or, plusieurs secteurs d’activités à Maurice travaillent après 19 h. Pour promouvoir l’activité économique, il faudrait que nous ayons un système de transport qui soit en lien avec les exigences des nouveaux types de travail. On s’étonne que le nombre de voiture augmente à Maurice, mais beaucoup n’ont nul autre choix que de s’acheter une voiture pour pouvoir rentrer chez eux dans la soirée. Il serait important que les transports en commun aillent dans de nombreuses régions tout en suivant l’évolution de la population. Les routes qu’empruntent les autobus ont peu évolué depuis plusieurs années. Il y a de nouveaux morcellements et habitations où il n’y a aucun moyen de transport en commun - il faut marcher ou dépendre souvent de quelques ‘taxis trains’ ou des minivans, et cela même s’il y a la demande pour les transports en commun. Il faudrait penser à la mise en place de nouveaux types de mini-bus qui pourraient sillonner ces régions qui n’ont pas des moyens de transport en commun.

L’enjeu environnemental est devenu une priorité pour les Petits États Insulaires en Développement depuis ces 10 dernières années. Comment Maurice – petite économie insulaire – traite-t-il les enjeux et défis liés à ce sujet ?
L’enjeu environnemental est très grand pour une économie comme la nôtre. Un gros problème des îles, c’est le traitement des vieilles voitures ou les voitures ‘total loss’. Aujourd’hui, elles se retrouvent entassées chez des revendeurs de pièces détachées ou sont abandonnées en bordure de route. Dans l’économie linéaire, il y a l’extraction, la fabrication, la consommation et, ensuite, on dispose du produit dans nos poubelles. Prenons des vêtements, par exemple : nous les fabriquons à partir de ressources (coton, laine, nylon…) ; nous les utilisons, peut-être, jusqu’à la fin de leur vie et puis, bye-bye. Direction : Mare Chicose, avec sa montagne de détritus et son grand feu… Nous ne sommes pas de bons élèves en ce qu’il s’agit de l’économie circulaire. Mais savez-vous que les fibres de nos vêtements peuvent être réutilisées pour en fabriquer d’autres. Les roues peuvent être recyclées en tapis de sol. Les chopines peuvent devenir des billes de verre. Les déchets verts peuvent produire de l’énergie. La conscientisation commence à Maurice. Il est préférable de « réutiliser » le métal des produits électroniques et des machines à laver. N’oublions pas non plus la vieille voiture du voisin qui se trouve au bord de la route. Sa carcasse est souvent faite d’un alliage qui peut être revalorisé dans l’industrie automobile.

Aujourd’hui à Maurice, nous retrouvons de plus en plus d’entreprises du secteur privé qui apportent des solutions à l’économie circulaire. Il y a aussi des entreprises qui souhaitent aller dans vers démarche plus écoresponsable. Cela cadre aussi avec les politiques de développement durable au sein de ces entreprises. La réponse donc à ces enjeux sera multidimensionnel.

Nous ne sommes pas de bons élèves en ce qu’il s’agit de l’économie circulaire.»

Le marché mauricien étant plutôt restreint pour certains produits mauriciens, est-ce que le marché régional et celui de l’Afrique peuvent être envisagés pour l’exportation de ces mêmes produits ?
Certainement et d’ailleurs, l’Economic Development Board (EDB) est en mission avec des entrepreneurs locaux dans plusieurs pays d’Afrique en ce moment, notamment en Zambie et en Namibie. Cela suit aussi l’Africa Partnership Conference organisée récemment par l’EDB.

Comment voyez-vous évoluer et se développer les produits du label ‘Made in Moris’ ?
Je souhaite que ce label continue son évolution et devienne le fer de lance du développement des produits à Maurice. Il y a plusieurs secteurs qui peuvent bénéficier de ce label, incluant même des secteurs du service. Le label est un espoir pour notre industrie locale parce que cela a un effet multiplicateur non négligeable. La question de labellisation devient de plus en plus importante dans le choix des consommateurs à Maurice ou d’ailleurs. Les labels de ‘fair trade’, label rouge, bio, pêche durable, nutri score, agriculture biologique, sont tous des formes de labels qui permettent aux producteurs de se distinguer des autres.

Faut-il réduire une partie des terres sous culture sucrière pour les consacrer à la culture maraîchère et pour la mise sur pied d’une filière agroalimentaire afin de répondre en partie à l’enjeu de la sécurité alimentaire à Maurice ?
Il y a un minimum de terre requise afin de maintenir la production de sucre de par nos accords internationaux. Mais l’industrie de la canne alimente aussi les centrales électriques. Il y a aujourd’hui un nombre important de terres qui étaient auparavant sous culture de la canne. Les propriétaires ont « abandonné » cette culture. Je pense qu’avant de remplacer les cultures existantes, il faut d’abord identifier ces parcelles et proposer leur mise en valeur à travers la culture maraîchère et un system de bail. Mais la culture maraîchère peut aussi se faire dans d’autres endroits - toits de bâtiments, sous les panneaux solaires, hors-sols. Ce serait mieux d’envisager ces solutions en premier.

 

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