À entendre aujourd’hui l’hymne national chanté en créole lors des sorties officielles du Premier ministre, on a du mal à concevoir qu’un gouvernement puisse éclater à cause de cela. C’est pourtant ce qui s’est passé en 1983 : en l’absence de sir Anerood Jugnauth du pays, Paul Bérenger demande à Gaëtan Essoo, alors directeur de la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC), de diffuser l’hymne national en créole pour l’anniversaire de l’Indépendance. Harish Boodhoo, leader du Parti socialiste mauricien et ministre de tutelle, limoge le directeur de la MBC et le gouvernement qui avait réussi un 60-0 l’année précédente volera en morceaux peu de temps après.
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Le créole mauricien peut-il pour autant prétendre aujourd’hui au statut de langue vernaculaire susceptible d’être un marqueur identitaire pour tout le monde ? Patrick Eisenlohr, dans Creole Publics: Language, Cultural Citizenship, and the Spread of the Nation in Mauritius, en 2007, se penche sur la question. Ce dernier relève trois manières d’appréhender la langue créole par rapport à l’idée qu’on se fait à l’appartenance à la nation : la première la relie au français, célébrant la contribution des colons français dans la construction nationale ; la deuxième, en opposition, veut accorder le statut de langue nationale au créole dans une rupture avec le français, mais la troisième estime que l’appartenance à la nation se fait dans une « vision of the nation in which the cultivation of intense diasporic ties and identities based on notions of cultural and linguistic purity is central to being Mauritian ».
L’anthropologue en conclut que l’île Maurice ne correspond pas au modèle européen de ce que doit être une nation, qui implique une homogénéisation et une standardisation qui mènent au nationalisme. Lindsey Collen, de Lalit, explique en quoi ce désir nationaliste de tout réunir sous un seul couvercle est dangereux : « Nous estimons que le mauricianisme et le nationalisme sont des formes de communalisme. Nous sommes pour la décolonisation, pour l’entrée du créole au Parlement et comme médium d’enseignement dans les écoles, mais tout cela dans un cadre humaniste plutôt que mauricianiste. » Elle estime que le nationalisme implique le danger d’un glissement vers la xénophobie. « Le nationalisme français par exemple, donne lieu à une identité qui verse dans la xénophobie », rappelle-t-elle. L’identité nationale, que ce soit par le créole ou un autre symbole, il faudrait s’en méfier.
Un danger que relèvent aussi Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau dans leur pamphlet Quand les murs tombent, contre une identité nationale mise en carte, publié en 2007 en réaction à la création du ministère de l’Identité nationale par Nicolas Sarkozy. Les deux penseurs martiniquais expliquent que l’identité nationale pousse à vouloir imposer « sa » valeur universelle aux autres : « Une telle organisation est le principe des conquêtes coloniales, la nation colonisatrice imposant ses valeurs et se réclamant d’une identité préservée de toute atteinte extérieure et que nous appellerons une identité racine unique. Même si toute colonisation est d’abord exploitation économique, aucune ne peut se passer de cette survalorisation identitaire qui justifie l’exploitation. […] Mais ce modèle s’est aussi trouvé sinon à l’origine du moins à la mise en œuvre des luttes anticolonialistes. C’est dans la revendication d’une identité nationale, héritée de l’exemple du colonisateur, que les communautés dominées ont trouvé la force de résister. Le schème de l’État-nation s’est ainsi multiplié dans le monde. Il en a résulté bien des désastres. »
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