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Dans cet entretien, le Dr Jonathan Ravat, directeur de l’Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM) et anthropologue des religions, analyse l’impact des arrestations post-électorales sur la perception des élites politiques. Il plaide pour une moralisation de la vie publique et met en garde contre la diabolisation des politiciens.
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Comment l’arrestation d’un leader politique influence-t-elle l’image du pouvoir à Maurice ?
Tout naturellement, on pourrait être choqué par ce genre d’événement. C’est quand même le premier personnage de l’État mauricien après le président de la République, celui qui détient la majorité des pouvoirs à Maurice, et le voilà qui tombe, en termes d’image et de perception, peu de temps après sa défaite électorale. Il y a un élément de choc qui secoue, d’autant plus quand on sait que, dans notre psyché collective, le Premier ministre occupe une place particulière.
D’un autre côté, je ne peux m’empêcher de penser que certains pourraient y voir la preuve que même celui qui incarne le gouvernement, et presque l’État lui-même, n’est pas à l’abri d’une chute. Il n’est protégé ni de la police ni de la justice, ce qui pourrait être perçu comme le signe d’une démocratie qui fonctionne.
Pourquoi certains électeurs restent-ils fidèles à un leader politique malgré des accusations judiciaires ?
Il y a un principe fondamental que je tiens à souligner : celui de la présomption d’innocence, qui est l’un des piliers de la démocratie. Quelqu’un reste innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée. Il n’est donc pas impensable d’imaginer que, dans le prolongement de ce principe, les adhérents du Mouvement socialiste militant (MSM) ou les partisans de Pravind Jugnauth puissent continuer à le considérer comme « innocent ».
Il ne faut pas se leurrer : la défaite du MSM, le 10 novembre 2024, ne signifie pas la disparition du parti. Ce n’est pas parce que le pays a basculé dans un 60-0 qu’il n’existe plus d’adhérents au MSM. Il y a toujours une réalité politique dans le cœur et la vie de nombreux Mauriciens, qu’ils soutiennent le MSM, le Parti mauricien social démocrate (PMSD) ou d’autres partis aujourd’hui dans l’opposition. Un certain nombre de Mauriciens continuent d’adhérer à ces formations, même si elles ont perdu.
… qui n’a pas été arrêté ? Gaëtan Duval, Paul Bérenger, Navin Ramgoolam, Pravind Jugnauth… Tous ont connu l’épreuve de l’arrestation»
Historiquement, comment les sociétés perçoivent-elles la « chute » d’un chef ? Y a-t-il des schémas récurrents ?
Cette question est intéressante, car elle est très liée à la représentation du leader en anthropologie. Le leader peut revêtir différentes figures : le héros, le père de la nation, le libérateur, le militant révolutionnaire… Il peut prendre de multiples visages. Et souvent, ces figures font de lui un être d’exception, presque en dehors de la société. Il n’est pas perçu comme un simple mortel.
L’histoire montre à plusieurs reprises que ces figures ne sont pas exemptes de chute. Toutefois, je ne parlerais pas d’un cycle systématique selon lequel toute personne occupant une telle posture – qu’elle soit roi, prince, empereur, Premier ministre ou président – connaîtrait inévitablement une ascension suivie d’une chute.
Certaines personnalités incarnant ces figures héroïques sont parties par la petite porte, d’autres sont sorties par la grande porte. Je pense, par exemple, à Léopold Sédar Senghor, Nelson Mandela, mais aussi, dans un autre registre, au Mahatma Gandhi ou à Martin Luther King. Il n’y a pas forcément un schéma répétitif, où l’apogée est suivie d’une chute. Tout n’est pas cyclique.
Cela prouve que l’histoire est avant tout le résultat des faits et gestes des humains, avec ses multiples bifurcations possibles.
Une arrestation politique est-elle perçue comme une humiliation, une injustice ou une victoire démocratique, selon les contextes culturels ?
La réponse se trouve dans la question : c’est tout à la fois. Tout dépend de la perception des gens. C’est pourquoi il faut faire attention à ne pas tomber dans des généralités ou des généralisations. Il ne faut pas croire que tout le monde perçoit la disgrâce de Pravind Jugnauth – pour ne citer que lui – de la même manière.
Dans notre démocratie, certains peuvent y voir un acharnement contre l’ancien Premier ministre. Il faut toujours comprendre que l’espace public, à plus forte raison lorsqu’il est empreint de cette idée géniale qu’est la démocratie, comporte le risque du conflit des interprétations. Ainsi, la disgrâce, l’humiliation, l’acharnement et le martyre peuvent coexister dans les perceptions.
Un gouvernement ou des autorités publiques, par exemple, doivent comprendre qu’une arrestation ne signifie pas nécessairement la mort politique d’un individu, ni l’écrasement définitif d’un adversaire. Il faut prendre en compte la manière dont cet événement est interprété par différentes factions de la société. En d’autres termes, il n’y aura jamais une adhésion unanime qui conviendra au gouvernement en place.
Nous contribuons au mal si nous confions l’avenir de la République uniquement aux politiciens»
Y a-t-il une dimension quasi religieuse dans l’attachement à certaines figures politiques, qui sont vues comme des « sauveurs » ou des « victimes sacrificielles » ?
C’est une excellente question. En tant qu’anthropologue des religions, j’aurais tendance à dire oui. Cependant, la réponse dépend aussi de la définition du mot extrêmement complexe qu’est « religion ». Lorsqu’on l’appréhende sous l’angle anthropologique, et non uniquement théologique, la réponse devient plus nuancée.
Si l’on considère la religion dans son acception anthropologique, certains pourraient effectivement y voir un schéma de pensée religieux. On assiste parfois à une sacralisation d’un leader, perçu comme un être supérieur, un surhomme, voire un martyr. Ce n’est peut-être pas une vision partagée par tous, mais d’un point de vue anthropologique, elle existe bel et bien.
Cependant, il est important de noter que cette dimension religieuse peut aussi se manifester dans d’autres aspects de la politique. Par exemple, certains ont vu dans la victoire écrasante du 10 novembre 2024 une intervention divine, une sorte de « main de Dieu » ayant sauvé le pays. En d’autres termes, la religion est un prisme à travers lequel les individus interprètent leur réalité, qu’il s’agisse de leur vie personnelle ou d’événements politiques collectifs.
La chute électorale affaiblit-elle la perception d’un leader comme figure d’autorité et de légitimité, rendant son arrestation plus « acceptable » aux yeux de la population ? À peine trois mois après avoir perdu les élections, Pravind Jugnauth est arrêté pour des allégations de blanchiment d’argent…
C’est une autre bonne question. J’aurais presque envie de dire que la balle est dans le camp de Pravind Jugnauth. Tout est dans l’œil de celui qui regarde, mais aussi dans celui qui se regarde lui-même.
Cela s’applique d’ailleurs à toutes les situations, pas uniquement à l’arrestation d’un leader politique. Marshall Rosenberg disait que « les mots peuvent être des murs ou des fenêtres ». Autrement dit, tout dépend de la manière dont on perçoit les choses.
N’ayant pas vécu personnel-lement l’arrestation de Pravind Jugnauth, je ne peux mesurer l’impact émotionnel ou le traumatisme que cela peut représenter pour lui. Toutefois, il peut choisir d’en faire une déchéance, comme il peut en faire une opportunité pour rebondir.
Si l’on regarde l’histoire politique de Maurice, qui n’a pas été arrêté ? Gaëtan Duval, Paul Bérenger, Navin Ramgoolam, Pravind Jugnauth… Tous ont connu l’épreuve de l’arrestation.
Tout est une question de perception : est-ce que l’individu concerné voit cet événement comme un mur qui bloque tout avenir politique, ou comme une fenêtre ouvrant sur d’autres perspectives ? Un leader politique n’échappe pas à ce type de mécanisme, qui concerne tout un chacun. Il reste un être humain, confronté, comme tout le monde, aux traumatismes et aux opportunités. On peut même aller plus loin : Gandhi a été arrêté. Dans un registre plus sinistre, Adolf Hitler aussi.
L’être humain ne peut être réduit à un seul acte. Un événement, aussi marquant soit-il, ne définit pas l’entièreté d’une personne ni sa complexité. Il possède en lui des ressources qui lui permettent de mobiliser d’autres énergies et de redéfinir son avenir.
L’arrestation post-défaite est-elle vue comme une conséquence naturelle d’un pouvoir affaibli ou comme un acharnement ?
Cela peut être les deux. C’est à chacun de gérer ensuite la communication face à cela. Mais attention, pas au détriment de la vérité. Quoi qu’il arrive, comme le dirait le grand maître Aristote : « Ce qu’il faut doit primer. C’est à la fois la justice et la vérité », et souvent, les deux vont de pair.
Je peux être partisan de mon leader qui a été écroué et je peux communiquer en ce sens, en affirmant qu’il s’agit d’un acharnement, de représailles politiques ou d’une vengeance. Mais je dois aussi avoir l’honnêteté, si les faits sont avérés et qu’il s’agit bien d’un cas de détournement, de blanchiment, de corruption ou de népotisme, de le reconnaître. En d’autres mots, la communication en faveur de mon leader tombé ou, à l’inverse, contre celui que j’ai contribué à faire tomber, ne doit pas être menée uniquement à des fins idéologiques.
Il y a un impératif de vérité et de justice derrière. Cela suppose que l’éducation à la vérité et à la justice, ainsi que l’éveil des consciences et des esprits, sont des combats impératifs à mener pour armer les Mauriciens, afin qu’ils puissent penser et discerner en ce sens.
L’éducation à la vérité et à la justice, ainsi que l’éveil des consciences sont des combats impératifs à mener pour armer les Mauriciens»
Après une défaite « humiliante », l’arrestation d’un leader politique peut-elle être perçue comme une « double peine » par ses partisans, renforçant le sentiment de persécution ?
Oui, cela peut être perçu comme tel, mais que fait-on ensuite ? Il est dangereux de s’en tenir uniquement à une perception, car alors, on tombe dans une dictature du ressenti. Il est très risqué et néfaste d’être prisonnier d’un totalitarisme de l’affect.
On ne gère pas un pays et l’avenir d’un peuple uniquement sur la base d’une perception ou d’un ressenti. Je peux éprouver un sentiment d’injustice, mais cela ne m’empêche pas d’être éclairé ou guidé par X, Y ou Z et d’admettre que, dans certains cas, une arrestation était méritée. Il ne s’agissait alors ni de vengeance ni de représailles, mais bien des conséquences d’un acte immoral ou illégal qui devait être sanctionné.
Peut-on dire qu’une défaite par 60-0 est en elle-même une forme de « justice populaire » qui précède une justice institutionnelle ?
Non, on pourrait le penser à première vue, mais il faut aller plus loin dans l’analyse. C’est le système qui permet cette expression populaire, mais est-ce pour autant une justice ? En tout cas, le peuple s’exprime.
Pour aller plus loin, il faut se poser la question : une telle situation est-elle saine pour la démocratie ? N’y a-t-il pas d’autres risques qui en découlent ? Car le bien suprême, ou le bien commun que l’on doit toujours viser, ne se résume pas à donner le pouvoir tantôt à un parti, tantôt à un autre. Il s’agit avant tout de garantir l’intérêt du peuple, de préserver la démocratie et la République.
Le 60-0 peut traduire un ras-le-bol que certains qualifieraient de « justice populaire ». Je l’interpréterais plutôt comme une volonté de changement et une lassitude généralisée. Mais il convient de se demander si l’existence même du 60-0 est une bonne chose. C’est un sujet qui mérite réflexion.
Je le dis franchement, et non pour esquiver la question : si l’on reste dans le cadre de la démocratie occidentale, on aurait tendance à dire que non, ce n’est pas souhaitable. Mais si l’on étudie d’autres modèles, notamment le modèle chinois, où l’opposition est quasiment inexistante, la question reste ouverte.
Comment la culture mauricienne perçoit-elle l’humiliation publique des figures politiques ? Y a-t-il une dimension cathartique ?
C’est possible. Personne n’est à l’abri d’un phénomène de catharsis. J’irais même plus loin en disant que, derrière le ras-le-bol et la justice populaire, il y a une expression presque naturelle du peuple.
En observant les tendances générales, on remarque des cycles d’environ 10 à 12 ans. Je postule que le peuple, au bout d’une décennie ou un peu plus, finit par se lasser et souhaite un changement. Il peut y avoir une dimension cathartique, un ras-le-bol, une forme de justice populaire. Mais j’y vois aussi l’expression naturelle d’un cycle politique de 10 à 12 ans.
C’est presque une fatalité : soit nous changeons, soit nous devrions changer d’équipe gouvernementale ou d’orientation partisane au bout d’une décennie environ. Cette analyse rejoint une proposition avancée par le gouvernement actuel en général, et par Rezistans ek Alternativ (ReA) en particulier, selon laquelle les mandats devraient être limités.
Je soutiens totalement cette proposition. Pourquoi ? Parce que dans la dynamique naturelle du peuple, un cycle de 10 à 12 ans semble se dessiner spontanément. Dès lors, la proposition de ReA de limiter les mandats ne fait que corroborer un phénomène déjà observable.
J’irais encore plus loin. À ceux qui s’y opposent en disant que cela ne se fait pas dans le système westminstérien, je réponds : et alors ? Même si la limitation de mandat ne se pratique pas ailleurs, cela n’empêche pas l’État mauricien d’innover et d’adapter le système westminstérien à sa propre réalité.
À mon avis, une telle réforme serait extrêmement bénéfique pour la République elle-même. Je rejoins donc ReA sur ce point : il faut limiter les mandats à un cycle de 10 ans, ou éventuellement 12 ans, avec deux mandats de cinq ou six ans.
Après cette arrestation, qui intervient 10 ans après celle de Navin Ramgoolam, la méfiance envers les élites politiques pourrait-elle s’amplifier ?
C’est dans l’ordre du possible et il y a des risques. Mais au-delà de cela, que peut-on y voir ? Je vois un appel à réfléchir sur la manière dont on peut moraliser la vie politique. Comment peut-on combattre ces perceptions négatives de la vie politique et des politiciens ?
Je suis contre la diabolisation des politiciens. C’est à la fois mauvais et injuste. C’est un combat à mener, mais il faut se poser la question : pourquoi est-ce le cas ? Pourquoi avons-nous ces perceptions de blanchiment d’argent, d’élitisme, de népotisme ou de clientélisme ? Il y a un combat à mener pour réhabiliter l’image du politicien et de la politique.
C’est une priorité pour nous tous, car c’est un leurre de croire que l’avenir et le devenir de notre belle République peuvent se construire sans politiciens et sans politique. C’est un mensonge mortifère et dangereux. Arrêtons de pratiquer la politique de l’autruche, de ne nous intéresser qu’à nous-mêmes, à notre famille ou à notre travail. Nous sommes tous appelés à prendre en main et à assumer nos responsabilités vis-à-vis de la République, car nous en sommes tous membres, pas seulement les politiciens.
Nous contribuons au mal si nous confions l’avenir de la République uniquement aux politiciens. C’est aussi notre faute. Nous sommes alors tout autant complices et coupables. À nous de prendre notre part et notre place.
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