
Phénomène mondial, la traite des êtres humains a trouvé écho à Maurice. Pays de transit et de destination, il est désormais confronté à une réalité qui détruit des familles et piétine des espoirs. Derrière les promesses d’emplois et d’avenir meilleur, des vies se brisent. Témoignages et chiffres officiels révèlent une réalité très éloignée de l’image paradisiaque de l’île.
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Maurice, île paradisiaque pour certains, cache une réalité sombre : la traite des êtres humains. Selon le dernier rapport des Nations unies, le pays est identifié comme un pays de transit, facilitant la circulation de victimes vers le Moyen-Orient et la Chine. Face à ce fléau, plusieurs autorités mauriciennes unissent leurs forces pour lutter contre les réseaux et accompagner les victimes vers la reconstruction.
« On ne quitte pas son pays par envie, mais par nécessité », lance une victime. Ce cri du cœur traduit la douleur de nombreuses femmes venues chercher une vie meilleure à Maurice et qui se retrouvent piégées. Parmi elles : Tajo (prénom d’emprunt). Venue de Madagascar, elle rêvait d’aider sa famille.
« Je suis la plus jeune d’une grande fratrie. Tous comptent sur moi. Il n’y a plus d’espoir chez nous depuis longtemps. La misère, on la vit tous les jours. Elle est partout », confie-t-elle. Son erreur a été de faire confiance à un recruteur qui lui promettait un emploi à Maurice. Dès son arrivée, son espoir s’est brisé.
« On m’a confisqué mon passeport dès le premier jour. J’ai été enfermée dans une chambre et forcée à travailler jusqu’à vingt heures par jour. Je n’avais que très peu à manger et à peine quelques heures de repos dans un coin insalubre. Les insultes, les coups… C’était devenu la norme », raconte-t-elle avant d’ajouter : « C’est injuste de traiter des êtres humains ainsi. Ce n’est pas humain. »
Pour Émilie (prénom d’emprunt), la décision de partir a été prise dans l’urgence. Elle voulait offrir un avenir à ses enfants : « C’est pour mes enfants que j’ai tout risqué. Je n’ai pas réfléchi longtemps. J’ai cru à ce qu’ils me disaient sur Internet. Ils m’ont promis un bon travail. Je voulais juste une chance de leur offrir un avenir. »
Mais elle a été accueillie par des promesses de travail… rapidement trahies. « Ce n’était pas du tout ce qu’ils avaient dit. On m’a pris mon passeport et mon argent. Le patron me maltraitait. J’étais agressée et menacée », ajoute-t-elle.
Pourquoi n’a-t-elle pas fui ? « Je ne pouvais pas. Ils disaient que j’irais en prison et que ma famille aurait des problèmes. J’ai eu peur. Je suis donc restée. »
En quête d’espoir
Les familles des victimes souffrent elles aussi. Emma (prénom d’emprunt), mère d’une adolescente envoyée à Maurice, vit dans l’angoisse. Sa fille, la plus jeune, représentait l’espoir de sa famille pour sortir de l’extrême pauvreté.
Aujourd’hui, elle est sous la protection des autorités, en attente d’un procès. « C’est une douleur qu’aucune mère ne devrait connaître. Ne pas savoir si son enfant est en sécurité, ne pas pouvoir lui parler, ne pas pouvoir la serrer dans ses bras… », déclare Emma.
La honte, l’isolement et la misère continuent de peser lourd sur ceux restés au pays. « Ici, on ne peut pas en parler. On blâme les familles. Pourtant, on vit dans une maison qui prend l’eau dès qu’il pleut. On n’a pas de quoi vivre. Elle est partie en quête d’un espoir, mais c’est un piège qui l’attendait », ajoute Emma.
Chaque histoire est un rappel douloureux que la traite des êtres humains n’est pas un phénomène lointain : elle se cache dans les plis de notre économie, dans les offres alléchantes en ligne et dans le désespoir que l’on exploite. La coopération régionale et la protection des plus vulnérables sont désormais des urgences, tout comme replacer l’être humain au cœur des priorités politiques.
Rapport de l’United States Department of State 13 enquêtes ouvertes à Maurice en 2023
« Ce ne sont pas que des chiffres sur un rapport. Ce sont des vies brisées, des femmes, des enfants et des hommes qui ont tout perdu et qui essaient simplement de survivre », indique Shehzad Nazeerally, Detective Chief Inspector of Police qui fait partie de la Combating of Trafficking in Persons Unit (TIP) au Centra Criminal Investigation Department. Il alerte sur l’ampleur du problème.
Selon le « Trafficking in Persons Report 2024 » du Département d’État des État-Unis, 13 enquêtes ont été ouvertes en 2023 à Maurice : 11 pour traite sexuelle (dont neuf adultes et deux enfants), deux pour travail forcé et une visant un agent de l’État soupçonné d’implication dans un réseau de traite humaine.
Le rapport révèle aussi que 18 victimes ont été identifiées, contre quatre l’année précédente. Parmi, cinq ont été identifiées comme des cas de travail forcé, ce qui constitue une première depuis quatre ans. De plus, le rapport mentionne sept autres cas en cours d’évaluation, dont cinq enfants.
Le chef inspecteur Shehzad Nazeerally précise qu’au 30 juin 2025, pas moins de 8 942 personnes étaient en situation irrégulière à Maurice, ce qui les expose à des risques élevés d’exploitation, notamment dans la prostitution et le trafic de drogue.
« Nous ne nous contentons pas de compiler des statistiques. Nous collaborons avec des travailleurs sociaux pour offrir un accompagnement digne aux victimes. Il n’existe pas de solution miracle, mais seule une action coordonnée de toutes les parties prenantes peut permettre de traiter le problème à la racine », dit-il.
Roger Charles Evina, Chef de Mission de l’Organisation Internationale pour les Migrations : « La traite des personnes est une tragédie silencieuse »
Les chiffres officiels sur la traite des personnes continuent d’augmenter à l’échelle mondiale. Que nous révèlent-ils réellement sur l’ampleur du phénomène ?
Ces chiffres, bien qu’alarmants, ne représentent malheureusement que la partie visible de l’iceberg. La traite touche en priorité les personnes les plus vulnérables, poussées à quitter leur foyer par la pauvreté, l’absence d’opportunités économiques ou encore des crises sociales profondes. C’est un phénomène bien ancré, aux formes de plus en plus diversifiées, avec des réseaux de trafiquants de plus en plus organisés et sophistiqués. La réalité est que la traite des personnes est une tragédie silencieuse, qui se joue chaque jour dans l’ombre.
L’OIM travaille régulièrement sur le rapatriement de victimes de traite. Que pouvez-vous nous dire sur la manière dont ces opérations sont menées ?
Chaque opération de rapatriement repose sur une coopération étroite entre les pays concernés, les ambassades, les ONG et les institutions locales. Ce sont souvent des missions complexes, car les victimes arrivent au bout de parcours extrêmement difficiles. L’objectif est de leur garantir un retour en sécurité, mais aussi de leur offrir un accompagnement complet : soutien psychologique, soins médicaux, assistance juridique et réintégration dans leur communauté d’origine. C’est un travail humain, minutieux et indispensable.
Parmi les formes de traite, celle liée au travail domestique semble particulièrement répandue. Comment l’OIM répond-elle à ce type d’exploitation ?
En effet, le travail domestique constitue l’une des formes les plus courantes et les plus insidieuses de traite, car elle est souvent banalisée. L’OIM intervient à plusieurs niveaux : nous sensibilisons les communautés à leurs droits, nous formons les acteurs de terrain à reconnaître les signes d’exploitation, et nous accompagnons les victimes avec des programmes de réinsertion adaptés. Un autre aspect important est notre travail avec les médias et les leaders d’opinion, pour déconstruire les discours qui normalisent ces abus.
La lutte contre la traite humaine nécessite des moyens importants. Quels partenariats sont aujourd’hui essentiels pour faire avancer cette cause ?
Aucun acteur ne peut agir seul. La lutte contre la traite exige un engagement collectif et multisectoriel : des gouvernements, des ONG, des bailleurs de fonds, des institutions internationales, mais aussi du secteur privé. Nous avons besoin d’un soutien logistique, technique, mais surtout durable. Le rôle des partenaires comme l’Ambassade des États-Unis est crucial dans le financement d’actions concrètes. Enfin, il est indispensable de renforcer la coordination régionale pour apporter des réponses à la hauteur de ce fléau.
Ismail Bawamia, enquêteur au Bureau de l’Ombudsperson for Children : « Un enfant victime, c’est déjà un enfant de trop »
L’enquêteur au Bureau de l’Ombudsperson for Children tire la sonnette d’alarme : la traite des êtres humains touche aussi les plus jeunes, et de manière encore plus insidieuse. « Les enfants sont doublement affectés par ce fléau. D’une part, nous rencontrons des mineurs exploités directement dans les réseaux de traite, souvent sans qu’aucune autorité de leur pays d’origine ne puisse les protéger à temps. D’autre part, il y a les enfants laissés derrière, abandonnés par des mères parties chercher un avenir meilleur. Eux aussi voient leurs droits fondamentaux ignorés. »
Le phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il reste largement invisible. Les cas d’enfants victimes de traite sont difficiles à quantifier, car le problème est profondément enfoui, dissimulé, silencieux. L’absence de données fiables rend l’action encore plus complexe.
Pourtant, l’article 35 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989) engage clairement les États à empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants sous toutes leurs formes. « Au Bureau de l’Ombudsperson for Children, nous sommes pleinement mobilisés. Avec le soutien de l’Ombudsperson elle-même, nous souhaitons renforcer nos efforts de sensibilisation, fournir davantage de ressources éducatives et travailler en étroite collaboration avec les acteurs sociaux pour prévenir ces violations. »
Une convention pour renforcer la coopération régionale
Dans le cadre d’une mission régionale menée du 28 juillet au 2 août 2025, une convention de collaboration a été signée entre l’État malgache, l’association DIS-MOI Océan Indien, Passerelle, et Univers’Elles, afin de renforcer la lutte contre la traite des êtres humains dans la région. « Nous voulons prolonger le travail que nous avons commencé à Maurice pour protéger les victimes malgaches exploitées sur notre territoire, mais aussi construire des ponts de coopération durables avec les autorités malgaches », explique Lindley Couronne, fondateur et directeur général de DIS-MOI.
La mission s’est articulée autour de rencontres stratégiques avec des instances clés : le Bureau national de lutte contre la traite, la Commission Nationale Indépendante des Droits de l’Homme, la Police de l’immigration, ainsi que des acteurs de la société civile. Elle s’est conclue par une conférence à Antananarivo le 30 juillet, Journée internationale de lutte contre la traite.
« La traite des êtres humains ne connaît pas de frontières. Elle prospère dans l’ombre. À Maurice, les signaux d’alerte sont de plus en plus forts. Ce n’est pas un problème migratoire. C’est une question de dignité humaine », souligne Lindley Couronne.
Ce partenariat inédit s’inscrit dans une démarche concrète et interinstitutionnelle, déjà amorcée à Maurice avec des campagnes de sensibilisation dans les postes de police et des ateliers sur les bonnes pratiques. Il marque une étape essentielle vers une réponse régionale plus coordonnée, humaine et durable.
Univers’Elles : un refuge, un tremplin, une renaissance
« Reprendre confiance en soi après avoir été piétinée, exploitée, réduite au silence… ce n’est pas facile. Mais avec un toit, de la sécurité, de l’écoute et la main qu’on leur tend, ces femmes arrivent à refaire surface. Elles deviennent plus fortes, plus confiantes. Elles retrouvent leur dignité », affirme Ulan Urdol, directeur de Univers’Elles. Plus qu’un refuge, c’est un tremplin : un lieu où l’on soigne les blessures visibles et invisibles, en attendant les procédures judiciaires.
Les femmes y bénéficient d’un accompagnement global : hébergement sécurisé, soins médicaux et psychologiques, soutien juridique, mais aussi formations et ateliers de réinsertion. Certaines y apprennent un métier, suivent des cours et, une fois rentrées chez elles, disposent des outils nécessaires pour rompre définitivement avec la misère.
« C’est ça, notre mission : aider à se relever, à reconstruire, à reprendre le contrôle. Rien n’est perdu, tant qu’il y a une main tendue », conclut Ulan Urdol.

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