
Tandis que notre société débat de retraite, de dépendance et d’assistance, eux bousculent les clichés sur le grand âge. À 70, 80 ans, ils n’ont pas raccroché. Ces hommes et femmes rappellent que l’expérience ne prend pas sa retraite. Parce que vieillir, ce n’est pas disparaître. Et que vieillir, cela peut être aussi résister.
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Indrajeet Babooa : « L’expérience et la connaissance transcendent l’âge »
À 75 ans, Indrajeet Babooa vient d’être nommé ambassadeur de Maurice en Éthiopie. Et il ne voit pas pourquoi son âge devrait faire polémique.
Chemise estivale à motifs, jeans délavés, bottines noires, moustache argentée assortie à une chevelure bien fournie, ton posé mais franc lors de notre rencontre, cette semaine : Indrajeet Babooa incarne à lui seul une autre image du Senior. Pas celle que véhiculent les clichés, mais celle d’un homme d’expérience, ancré dans les réalités diplomatiques africaines, et qui compte bien le rester. Vieux, lui ? Jugez-en…
Fraîchement nommé à Addis-Abeba, il connaît déjà la capitale éthiopienne comme sa poche. L’Union africaine, la Commission économique pour l’Afrique, les rouages du protocole et des grandes instances internationales : tout cela fait partie de son univers depuis plus de quatre décennies. Et les critiques sur son âge ? Il les balaie d’un revers de main. « L’expérience et la connaissance transcendent l’âge », lâche-t-il, sans détour.
Pour cet ancien officier de police devenu diplomate chevronné, il est absurde de réduire les Seniors à leur date de naissance. « On ne peut porter de jugement de valeur sur quelqu’un, même âgé, sans l’avoir rencontré et lui avoir parlé face-à-face. Les internautes sont libres de s’exprimer mais dire que les Seniors ne peuvent plus servir leur pays, alors qu’ils ont toutes leurs facultés physiques, mentales et cognitives, c’est absurde », tranche-t-il.
Son CV, aussi dense que sa moustache, témoigne d’un parcours d’exception. Originaire de Vieux-Grand-Port, il fait ses classes au Mauritius College, puis obtient un Bachelor en relations internationales à la Pacific University à Hawaï. En 1969, il entame sa carrière dans la police mauricienne avant de rejoindre les services de sécurité de l’ONU en 1978.
« On est solides, chez nous »
De 1981 à 2002, il sert au Cabinet du Secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en Éthiopie, en tant qu’officier de protocole. Il poursuit son ascension comme Deputy Chief of Protocol auprès du président de la Commission de l’Union africaine en 2002, puis intègre les missions d’observation électorale de l’Union africaine, dans plusieurs pays du continent, depuis 2010.
Sa nouvelle mission à Addis-Abeba, il la voit comme un prolongement naturel de son engagement diplomatique. « L’Éthiopie est ma deuxième terre. Je connais les arcanes de l’Union africaine et je veux mettre cette connaissance au service de la diplomatie économique mauricienne. Addis-Abeba, c’est la capitale politique de l’Afrique, et l’Afrique, c’est le continent de demain », assure-t-il.
Il plaide pour une meilleure connectivité entre Maurice et l’Afrique de l’Est. « De là, nous pouvons toucher tout le continent. Le Premier ministre et le DPM le savent : nommer un ambassadeur expérimenté ici, c’est un choix stratégique. »
Quant à sa forme physique, il en parle avec une fierté tranquille. Non, il n’est pas végétarien, mais il mange sainement. Il n’a été hospitalisé qu’une seule fois dans sa vie et, encore, pour quatre jours seulement, lorsqu’il était plus jeune. « Mes cheveux, ma moustache et mes dents sont naturels. J’ai grandi pieds nus, avec un seul uniforme pour toute l’année scolaire. Mon père est décédé à 98 ans, en parfaite santé. Ma mère est toujours vivante. Ils étaient tous deux laboureurs. On est solides, chez nous. »
Alors qu’on évoque de plus en plus les discriminations liées à l’âge, Indrajeet Babooa incarne à sa façon une réponse nette : oui, les Seniors ont leur place. Surtout quand ils ont encore, comme lui, la passion du service public chevillée au corps. « Le Premier ministre et son adjoint s’entourent de gens compétents, même s’ils sont âgés. C’est une preuve de bon sens. »
Pour Indrajeet Babooa, son CV parle pour lui : « Si je n’avais pas toutes mes compétences et mes moyens physiques, je n’aurais jamais accepté la nomination, pour moi, mais avant tout pour mon pays. » Alors qu’on évoque de plus en plus les discriminations liées à l’âge, Indrajeet Babooa incarne à sa façon une réponse nette : oui, les Seniors ont leur place.
Pour Sheila Bappoo, l’âge ne doit pas disqualifier l’engagement
La nomination de Sheila Bappoo, 78 ans, en tant que Haute-commissaire à New Delhi n’a pas échappé aux commentaires acerbes sur les réseaux sociaux, certains estimant qu’à son âge, elle ne serait plus apte à assurer une telle responsabilité. Une critique récurrente – et révélatrice d’un âgisme ambiant – à laquelle l’ancienne ministre a tenu à répondre, sans détour. Dans un entretien accordé au Dimanche/L’Hebdo, la semaine dernière, elle a défendu sa légitimité, rappelant que la compétence n’a pas d’âge.
« Je ne suis pas une ‘roder bout’ », déclare-t-elle. « J’ai reçu un appel du Premier ministre qui m’a dit qu’il recherchait une personnalité forte pour représenter Maurice en Inde. Il m’a choisie pour mes capacités de travail et ma force de caractère. J’ai répondu que, s’il estimait que j’étais la bonne personne, j’accepterais cette mission avec honneur. »
Lucide sur les enjeux et les attentes liés à cette fonction, Sheila Bappoo n’élude pas les critiques, mais les remet en perspective. Pour elle, l’âge ne saurait être un critère de disqualification. « Tant que l’on conserve sa lucidité, ses compétences et une intelligence vive, on peut servir son pays dignement. »
Notion de service
Elle cite en exemple deux figures emblématiques de la politique mauricienne, souvent elles-mêmes la cible de remarques sur leur âge avancé : Navin Ramgoolam et Paul Bérenger. « Ces deux hommes d’État travaillent sans relâche et maîtrisent leurs dossiers comme peu savent le faire. » Et de rappeler que dans d’autres démocraties, des leaders âgés ont été à la tête de leur nation avec brio : « Regardez Donald Trump, Narendra Modi, Margaret Thatcher ou encore Indira Gandhi. Aucun d’eux n’était jeune lors de leurs mandats, mais ils ont porté haut les couleurs de leur pays. »
Sheila Bappoo invite à la réflexion collective : « Est-ce que seuls les jeunes ont le droit de servir leur pays, même s’ils sont compétents ? »
Reza Gunny : « Je suis toujours capable »
À 70 ans, Reza Gunny assume pleinement sa nomination en tant qu’ambassadeur de Maurice en Égypte. Fidèle à ses convictions politiques, il estime que l’expérience des Seniors est un atout, et non un handicap.
Militant « die-hard » du MMM depuis plus de 40 ans, Reza Gunny n’a jamais cherché à cacher son engagement politique. Ancien maire et adjoint-maire de la ville de Quatre-Bornes sous la bannière mauve, il voit dans cette nouvelle nomination diplomatique une forme de continuité naturelle de son engagement public. « J’ai donné ma vie à ce parti. Terminer ma carrière au service de l’État en tant qu’ambassadeur, c’est dans l’ordre des choses. »
Loin de nier sa désignation politique, il l’assume même avec fierté. « Je suis un nominé politique, oui. Le gouvernement, le Premier ministre comme mon leader, le DPM Paul Bérenger, ont fait le choix de l’expérience. Dans des postes sensibles comme ceux des ambassades, ce ne sont pas les premiers venus plus jeunes qu’on envoie. »
Marié et père d’un fils, Reza Gunny a mené une double carrière, entre éducation et politique. Titulaire d’un diplôme en comptabilité et gestion, il enseigne de 1975 à 2019, d’abord au collège Stratford, puis au collège Islamic de Plaine-Verte. En parallèle, il s’investit activement dans la vie politique locale, animant des réunions de quartier dès sa jeunesse et défendant sans relâche les idéaux du MMM.
Lorsqu’on lui demande si sa nomination n’est qu’un renvoi d’ascenseur pour services rendus au parti, sa réponse est mesurée : « Je ne peux dire si c’est une récompense, mais j’ai toujours été sincère dans mon engagement. J’ai servi Quatre-Bornes pendant plus de 25 ans. J’ai 70 ans, oui, mais je suis toujours disponible et capable. »
Les critiques sur son âge ou son étiquette politique ne l’ébranlent pas. Pour lui, c’est la compétence qui doit primer. Car si l’on parle souvent de rajeunissement, l’on oublie parfois la valeur de l’expérience.
Toutefois, servir une ville n’est pas comme représenter le pays au niveau diplomatique dans un pays où règne l’instabilité politique et autres travers, lui fait-on remarquer. Reza Gunny réplique : « Les problèmes internes de ce pays n’empêchent pas de faire avancer notre mission. Ma priorité est de renforcer les liens entre Maurice et l’Égypte sur les plans économique, commercial et éducatif. »
Appadoo Ramsamy : « Je suis vieux, oui, mais je peux encore transmettre »
À la veille de ses 80 ans, Appadoo Ramsamy continue de diriger son agence de voyages avec une énergie qui défie les normes de l’âge. Dans un pays où la vieillesse rime trop souvent avec mise à l’écart, il incarne une autre réalité : celle d’un senior actif, lucide et inspirant.
Il est de ces hommes qui n’ont jamais vraiment raccroché. À 79 ans, Appadoo Ramsamy est toujours à la tête de Appadoo Travel Tour, l’entreprise qu’il a fondée il y a trois décennies. Malgré le poids symbolique des 80 ans qu’il s’apprête à fêter le 20 août prochain, il continue de planifier des circuits, de coordonner les départs de groupes mauriciens, et parfois même, d’accompagner les voyageurs à l’étranger. « Travailler à mon âge, c’est un luxe. J’en profite pleinement. »
Sa semaine est souvent plus remplie que celle de bien des quinquagénaires. Mais loin d’en faire un sujet de vantardise, il y voit plutôt une forme de gratitude. « Mon travail est ma passion, et c’est aussi ma thérapie. »
Le parcours de ce père de famille et grand-père est à lui seul une parabole du progrès social à la mauricienne. Né dans une famille modeste, il enchaîne les petits boulots. « J’ai commencé dans les champs de canne, ensuite dans une usine, puis j’ai été concierge dans un collège. J’ai aussi travaillé dans les champs de thé », se souvient-il.
Puis, un jour, il découvre l’univers du tourisme. Ce sera son tournant. « Je n’avais ni capital ni appui, mais j’avais l’envie. Je me suis lancé. Depuis, je fais découvrir le monde à d’autres Mauriciens. » Il dit avoir visité plus de 200 lieux à travers le monde, avec une affection particulière pour l’Asie du Sud-Est et l’Europe.
Épanouissement
Sa longévité professionnelle, il l’attribue à une discipline de vie stricte, une endurance mentale entretenue au fil des années, et un amour profond pour son métier. Il le reconnaît : certaines destinations sont physiquement exigeantes. Mais l’envie de découvrir et partager dépasse de loin la lassitude passagère, dit-il avec un sourire franc.
Dans une société où les seniors sont souvent relégués à la marge, la trajectoire d’Appadoo Ramsamy fait figure d’exception. Et il le sait. S’il vit avec le souvenir de son épouse disparue il y a quelques années, il a choisi de ne pas s’enfermer dans la nostalgie. « J’avance. » Son entourage familial, en particulier ses enfants, le perçoit comme un exemple de résilience. Eux-mêmes se disent impressionnés par sa capacité à enchaîner les projets et à vivre pleinement.
Il observe la société mauricienne avec lucidité. Pour lui, l’éducation gratuite est un acquis majeur, mais parfois sous-estimé par les jeunes. « À mon époque, les frais du collège étaient à Rs 10. C’était énorme pour une famille modeste. »
Sur la place accordée aux personnes âgées, il estime que le pays peut mieux faire. « À part la pension, il n’y a pas grand-chose. Il faudrait plus d’activités, plus de loisirs, pour que les personnes âgées restent actives. L’épanouissement, c’est aussi ça. » Il insiste sur l’importance du lien entre générations. « Le dialogue intergénérationnel manque. Je suis vieux, oui, mais je peux encore transmettre. Il faut croire en soi et persévérer. C’est ma recette. »
Vijay Naraidoo : « Il faut dépasser l’idée que l’âge est une limite »
À 76 ans, Vijay Naraidoo continue de militer activement pour les droits humains. Membre de l’ONG Dis-Moi, il consacre son énergie à un combat souvent ignoré : la lutte contre l’âgisme.
Retraité du service public, mais loin d’avoir raccroché, Vijay Naraidoo refuse l’idée que vieillir signifie se retirer. Assistant directeur de l’ONG Dis-Moi, il s’est imposé comme l’une des voix structurées et constantes en faveur des droits des personnes âgées à Maurice. « Je ne suis pas là pour rester assis à ne rien faire. Être utile à la société, c’est déjà beaucoup. »
Son engagement est d’autant plus marquant qu’il est entièrement bénévole. Depuis 2011, il pilote la commission de Dis-Moi dédiée aux droits des aînés, une mission qu’il considère comme indispensable dans une société où les plus âgés sont souvent relégués à la marge.
Fonctionnaire durant de nombreuses années, Vijay Naraidoo a travaillé dans divers ministères, exercé comme enseignant, attaché de presse et formateur. Un parcours éclectique, qui lui a permis de comprendre de l’intérieur le fonctionnement des institutions et les besoins sociaux du pays. Mais c’est dans son action militante qu’il trouve aujourd’hui un sens plus profond. « Ce n’est pas parce qu’une personne est âgée qu’elle n’a plus rien à offrir. Il faut dépasser cette idée selon laquelle l’âge est une limite. »
Pour lui, la discrimination liée à l’âge – ou âgisme – reste l’un des derniers tabous dans la société mauricienne. Trop souvent, dit-il, la société réduit les personnes âgées à leur âge biologique, sans tenir compte de leurs expériences, de leurs savoirs, ou de leur capacité à contribuer à la vie collective. « Nous aussi, nous avons le droit de travailler, de participer, de nous épanouir. »
Il observe que les politiques publiques prennent rarement en compte les besoins spécifiques des seniors, au-delà de la simple pension de vieillesse. Il plaide pour davantage d’espaces de dialogue, d’activités sociales, et surtout pour une reconnaissance active des droits fondamentaux des personnes âgées.
Engagé dans plusieurs campagnes de sensibilisation, Vijay Naraidoo participe régulièrement à des ateliers, forums et consultations sur la protection des aînés. Il défend notamment le droit à l’information, à la santé, à la protection contre les abus – physiques, psychologiques ou économiques – et milite pour un encadrement juridique plus robuste. Son combat est aussi philosophique : lutter contre l’invisibilisation des aînés dans le discours public. « Une société qui marginalise ses aînés oublie une partie de sa mémoire. »
Loin de se considérer comme une exception, Vijay Naraidoo insiste sur le fait que de nombreuses personnes âgées aspirent encore à contribuer, mais se heurtent à des préjugés. « Il ne faut pas avoir des pensées négatives envers les personnes du troisième âge. Nous avons encore un rôle à jouer. »
À sa manière, discrète mais résolue, Vijay Naraidoo rappelle que l’engagement n’a pas d’âge.

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