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Fabien de Marassé Enouf, Chief Finance Executive, Alteo : «L’industrie cannière est victime de son histoire»

Fabien de Marassé Enouf

Il est Chief Finance Executive du premier groupe sucrier mauricien depuis janvier 2014. Dans cet entretien réalisé jeudi au siège social d’Alteo, Vivéa Business Park, Saint-Pierre, Fabien de Marassé Enouf effectue un état des lieux de l’industrie à Maurice, dont l’évolution au fil des décennies, l’incidence d’un prix inférieur au coût de production, les retombées positives de la mécanisation, l’urgence de la réforme et le finance de l’énergie. Il évoque également les ambitions du groupe en Afrique dont un projet majeur en Tanzanie. 

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Alteo, premier producteur de sucres au pays, est profitable. Or, le cours de cette commodité est inférieur au coût de production à Maurice. Est-ce que le salut vient de l’Afrique ?
La performance de nos opérations en Tanzanie a effectivement compté pour 80 % des profits du groupe sur le premier semestre de l’exercice en cours, notamment car le prix du sucre sur le marché local a progressé par rapport à la même période en 2019. Ainsi, nous nous attendons à une belle performance de cette activité car le rendement s’est nettement amélioré cette année. Pour 2020-2021, l’estimation de production est de 100,000 tonnes contre 94,000 tonnes l’an dernier.

Pour la petite histoire, sachez que TPC, autrefois connu comme Tanganyika Plantation Company, est une des plus vieilles compagnies sucrières de Tanzanie et qu’elle fut nationalisée ensuite privatisée vers la fin des années 90s. C’est à ce moment que la société Deep River Beau Champ a repris cette activité.

Qu’en est-il du Kenya ?
Au Kenya, même si les activités sont à perte sur les 6 mois, Transmara Sugar Company Limited est en bonne voie vers la profitabilité. Le premier semestre a été marqué par une croissance assez importante dans le volume de cannes broyées et les ventes. D’une part, l’usine a bénéficié d’une meilleure disponibilité de matière première, et d’autre part, des travaux majeurs effectués ont permis d’améliorer la fiabilité de l’usine. Ainsi, la production de cette année devrait se situer dans la fourchette de 85,000 à 90,000 tonnes, contre 75,000 tonnes en 2019-2020. Transmara a entamé ce redressement depuis un an et sera proche de résultats équilibrés cette année.

Les investissements éventuels concerneront nos sites existants. Ils porteront sur la valorisation des sous-produits, qui représentent de vraies opportunités. En Tanzanie, nous travaillons depuis quelques temps déjà sur une étude de faisabilité pour un projet de distillerie.»

Peut-on en déduire que le salut d’Alteo viendra de l’Afrique ?
En quelque sorte. Alteo est un groupe plus résilient en grande partie à cause de notre diversification géographique. Il est aussi intéressant de noter que les activités kenyanes et tanzaniennes n’ont que très peu été affectées par la crise de la Covid-19.

Maintenant que ces activités régionales sont profitables et proches de l’être, n’est-il pas temps qu’Alteo fasse une troisième acquisition sur le continent ?
Dans l’immédiat, nous n’envisageons pas une nouvelle acquisition dans d’autres pays de la région.

Notre priorité à moyen terme est d’atteindre notre objectif de performance sur Transmara. Cet investissement date de 2015 et, après des débuts encourageants sur deux ans, nous avons connu une période de manque de cannes (2018 et 2019) car la totalité de la canne broyée par cette usine provient des planteurs. Transmara a donc dû s’endetter pour financer son fonds de roulement et accélérer son développement de surface sous cannes. Dans un premier temps, nous souhaitons voir une réduction de la dette de notre activité kenyane et de sa holding avant d’identifier d’autres acquisitions.

Cela étant dit, nous gardons un œil sur l’Ethiopie puisque ce pays de l’Afrique de l’Est a annoncé un programme de privatisation de ses sucreries sur lequel nous nous penchons. La région continue à nous intéresser.

Doit-on se dire qu’Alteo n’investira pas dans le court et moyen terme ?
Les investissements éventuels concerneront nos sites existants. Ils porteront sur la valorisation des sous-produits, qui représentent de vraies opportunités. En Tanzanie, nous travaillons depuis quelques temps déjà sur une étude de faisabilité pour un projet de distillerie. L’objectif étant de créer plus valeur à partir des 40 000 tonnes de mélasse produites par TPC par an et vendues à des distillateurs sur le marché domestique. On parle de l’alcool de bouche pour ce pays et la région.

Nous maîtrisons la matière première, allant des champs jusqu’à la production de mélasse. Cela nous permettrait donc d’extraire la valeur à TPC. Ce projet pourrait se faire en partenariat avec un grand distributeur de la région et serait le prochain levier de croissance à court/moyen terme pour TPC.

L’industrie se retrouve aujourd’hui à gérer une baisse des revenus à l’international alors que sur le plan local les coûts de production sont en hausse. Les salaires, notamment, qui représentent 60 % des frais.»

A terme, est-ce que les finances du groupe lui permettent-elles de lever de la dette pour booster cette présence en Afrique de l’Est ?
L’endettement du groupe aujourd’hui se chiffre à un peu plus de Rs 6 milliards. De cette somme, ce sont Rs 3,5 milliards qui pèsent sur la structure africaine (TPC, Transmara et sa holding). Nous souhaitons voir une réduction importante de cet endettement avant d’envisager un autre investissement régional. Cela étant dit, TPC présente un bilan très sain et ne devrait pas avoir de problème à trouver du financement pour son projet de distillerie s’il allait de l’avant.

Les opérations africaines sont profitables. A Maurice, les comptes sont dans le rouge. Qu’est-ce qui explique cette différence ?
Le problème est simple. Auparavant, l’imposition de quotas aux sucriers européen a créé un déficit artificiel, permettant à des pays exportateurs tels que Maurice d’écouler leur sucre à un prix favorable. Maintenant, nous évoluons dans un marché avec peu de filet de protection. Ce changement est intervenu vers la fin de 2017 où, en Europe, qui est notre marché de référence, les producteurs ne sont plus limités par des quotas. Le prix pratiqué en Europe s’est réajusté structurellement et le marché est devenu plus volatile. En outre, le prix européen a désormais une plus forte corrélation avec le cours mondial de cette commodité.

Pourriez-vous chiffrer l’incidence de ce changement de politique sur l’industrie cannière mauricienne ?
La baisse de prix a été drastique ces dernières années. En 2019 par exemple, la tonne de sucre a rapporté une somme nette de quelque Rs 8,700 aux producteurs et planteurs. Néanmoins, nous avons noté une progression cette année, ce qui fait que pour la campagne 2020-2021, le prix serait de Rs 12,400. La dépréciation de la roupie y a aidé.

L’industrie se retrouve aujourd’hui à gérer une baisse des revenus à l’international alors que sur le plan local les coûts de production sont en hausse. Les salaires, notamment, qui représentent 60 % des frais. Ainsi, pour fabriquer une tonne de sucre, nous déboursons Rs 17,000 pour un retour net de Rs 12,400. La différence est une perte de Rs 4,600 par tonne de sucre.

L’industrie cannière roule à pertes depuis trois ans. Pourquoi aucune décision n’a été prise pour qu’elle se reprenne en main ?
La solution passe par des réformes en profondeur. Au niveau de l’industrie, il existe une attente certaine pour l’introduction d’une nouvelle politique énergétique qui permettrait de rémunérer la biomasse (bagasse, paille de canne, copeaux de bois) utilisée pour produire de l’électricité à Maurice. Le producteur – planteur et usinier - aurait droit à des revenus stables, déconnectés du cours volatile du sucre sur le marché mondial.

Au-delà de ce que le gouvernement peut faire, le secteur devrait se repenser complètement. Que les entreprises mettent à exécution des réformes en interne, comme le fait Alteo depuis quelques années déjà.

Soyons honnête. Le dossier sur l’énergie n’est pas aussi simple qu’on ne le croit. Si nous parlons d’une meilleure rémunération de la biomasse, quelqu’un devra la financer. Ça pourrait être le Central Electricity Board ou par le biais d’un autre mécanisme.»

Quelles sont ces réformes en interne qui sont essentielles pour la survie de l’industrie cannière ?
D’abord, repensons le modèle relatif à la canne car cette culture représente notre principale activité agricole. Un exemple concret est que chez Alteo, depuis deux ans, nous stoppons de manière graduelle la culture manuelle de la canne. La récolte 2021 sera la dernière campagne au cours de laquelle on aura recours au manuel. En 2022, toute l’activité sera mécanisée.

Qu’est-ce qui motivé une telle décision ?
La culture manuelle n’est plus viable. Récolter manuellement la canne coûte trois fois plus que la mécanique. Clairement, ça ne fait plus de sens.

Et quid des investissements dans la mécanisation ?
Ces investissements sont conséquents parce que nous ne parlons pas que de la récolte. Il faut inclure la plantation, fertilisation, désherbage. Ce plan d’investissement de trois ans nous coûte Rs 300 millions.

Est-ce que ces terres non-mécanisées sont-elles laissées à l’abandon ?
Nous réaménageons les terres sous culture manuelle en des superficies adaptées à la mécanisation.

A Maurice, Alteo est engagé dans une réduction des coûts. Est-ce que cet exercice se résume à la mécanisation ?
La mécanisation se fait au rythme des départs volontaires et des départs à la retraite de nos ouvriers agricoles et se traduit par une baisse de notre masse salariale qui commence à être visible sur l’exercice en cours. Nos initiatives de réduction de coûts s’étendent aussi à un suivi plus rapproché de nos paramètres d’efficiences aux champs, à l’usine et au garage, ainsi qu’à une révision de notre politique d’achat d’intrants avec un approvisionnement direct auprès de fournisseurs étrangers.

Peut-on quantifier l’incidence sur la production ?
A terme, nous estimons que ces mesures génèreront des économies de l’ordre de Rs 2,000 à 3,000 par tonne de sucre.

La canne a une valeur émotionnelle. En 2021, n’est-il pas temps de sortir de cet état d’esprit ?
Oui. L’industrie cannière est quelque part victime de son histoire. Or, cette histoire a évolué. Le contexte actuel est très différent du passé. Au moment de l’indépendance, notre économie a été tributaire de la canne à sucre, un secteur soutenant le projet social du gouvernement. Aujourd’hui, l’industrie est dans un monde concurrentiel avec des avantages qui se sont rétrécis au fil des années. Elle n’a plus les moyens de soutenir tout ce fardeau. Elle doit absolument changer son modèle pour sa survie. Au cas contraire, ce sera la fin de l’industrie.

Est-ce que les politiques ont contribué à cette situation par manque de décisions fortes et craintes de l’impact sur leur popularité ? Qu’est-ce qui explique cette réticence ?
Soyons honnête. Le dossier sur l’énergie n’est pas aussi simple qu’on ne le croit. Si nous parlons d’une meilleure rémunération de la biomasse, quelqu’un devra la financer. Ça pourrait être le Central Electricity Board ou par le biais d’un autre mécanisme. Je sais que le gouvernement est sur le dossier, après que la Banque mondiale a soumis son rapport. A travers des consultations avec l’industrie on trouvera les solutions. Le futur de l’industrie en dépend. C’est évident. Le tout devra se décider sur les prochains mois.

Toujours sur le plan énergétique, venons-en au renouvelable, ce tenant compte des objectifs planétaires et l’accès au financement. Pourriez-vous faire le point sur la nouvelle centrale thermique d’Alteo ? Où en sommes-nous ?
Alteo a révisé son projet de centrale thermique de 2 x 35MW (bagasse/charbon) en proposant à la place un nouveau projet 1 x 46 MW bagasse/bois en septembre dernier. Cette nouvelle centrale permettra de faire 75 % de GWh en plus à partir du même volume de bagasse pour un total de 290 GWhs d’énergie verte par an, ce qui équivaut à une augmentation de 29 % de la production d’électricité nationale à partir d’énergies renouvelables. L’investissement pour ce projet est estimé à 90 millions d’euros. Nous sommes confiants d’obtenir le support de nos partenaires bancaires pour ce financement.

L’accent sur les sucres spéciaux a un coût en termes de licenciements. De quel nombre d’employés en est-il question ?
L’accent sur les sucres spéciaux résulte d’une réflexion stratégique au niveau du Syndicat des sucres et a pour objectif d’augmenter le revenu de tous les producteurs de l’industrie dans un contexte déjà très difficile, comme mentionné plus tôt. Cette stratégie, mais surtout la baisse continue de la production nationale de sucre, impacte notre raffinerie qui se retrouve être surdimensionnée par rapport au volume de sucre disponible à être raffiné et n’arrive plus à couvrir ses frais fixes. A partir de ce moment, la fermeture de la raffinerie est inévitable. La raffinerie emploie 67 operateurs à qui a été offert un poste à des conditions similaires chez une société sœur du groupe. A ce jour, une vingtaine de ces employés a accepté l’offre et des discussions sont en cours avec les autres.

Quelles sont les perspectives pour 2021 en termes de production de sucres spéciaux par rapport à 2020 ?
La saison 2020 a été relativement bonne pour Alteo avec une production de 60,000 tonnes, soit 10 000 tonnes de plus que l’année précédente. Les perspectives pour 2021 dépendront entre autres des conditions du marché kenyan qui consomme une part importante de nos sucres spéciaux depuis quelques années et du développement du marché chinois qui s’ouvre à Maurice à partir de cette année avec un quota de quelques 8,500 tonnes.

Chiffres à retenir

Terres d’hier, d’aujourd’hui et demain

  • Superficie : 11,000 hectares dont 7,150 hectares sous culture mécanisée
  • Abandon en cours… : de manière graduelle ce sont 3,850 hectares de culture manuelle qui sont abandonnés sur une période de trois ans (2019, 2020 et 2021)
  • Et…retour : aménagement de ces terres pour les rendre mécanisable au rythme de 150 à 200 hectares par an
  • Objectif : 9,500 hectares sous culture mécanisée, soit 86 % de la superficie disponible
  • Et le reste : La solde des terres sera consacrée à l’élevage et des cultures de diversification

(Source : Alteo)

 

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