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Elle a offert un soutien dans l’ombre aux Chagossiens - Marina Ythier-Jacobz: «c’était une question de justice humaine»

Marina Ythier-Jacobz entourée d’Oliver et de Suzelle (samedi apres l’AGM du GRC)

Elle a été dans l’ombre, mais toujours aux côtés des Chagossiens dans leur lutte. L’engagement personnel de Marina Ythier-Jacobsz est né avec une demande de Mgr Amédée Nagapen. Pour elle, cette lutte, au-delà des aspects politique et territorial, est avant tout une question de justice humaine. 

Pouvez-vous nous raconter l’histoire des Chagos et des Chagossiens ?

Les Chagossiens vivaient paisiblement sur leur archipel depuis le XVIIIe siècle. Les îles, qui appartenaient alors à Maurice sous colonisation britannique, étaient habitées par des communautés soudées, vivant de l’agriculture et de la pêche. C’était une existence simple mais profondément enracinée dans la terre des Chagos, avec des familles, principalement des descendants d’esclaves, installées depuis plusieurs générations.

Tout a changé brutalement à la fin des années 1960. Les Chagos ont été séparées du territoire mauricien juste avant que nous ne devenions indépendants en 1968. Cela avait pour but, pour l’Angleterre, de céder Diego Garcia, la plus grande île de l’archipel, aux Américains pour y construire une base militaire stratégique.

Les habitants des Chagos, qui n’étaient pas informés de ces manœuvres diplomatiques, ont été victimes d’une déportation sauvage et forcée entre 1968 et 1973. Les Chagossiens ont été arrachés de leurs terres. Ils ont été embarqués de force sur des navires – souvent dans les cales - et envoyés à Maurice ou aux Seychelles, sans leur accord, sans ressources, et surtout, sans possibilité de retour.

Les conditions de cette déportation étaient inhumaines. Les chiens des habitants ont même été tués par gazage pour inciter les Chagossiens à quitter les îles. La population a été forcée d’abandonner ses biens, ses maisons et sa terre natale sans aucune aide pour recommencer ailleurs. Arrivés à Maurice, les Chagossiens se sont retrouvés littéralement jetés sur le quai à Port-Louis, plongés dans une pauvreté extrême. Ils n’étaient pas préparés à la vie mauricienne. Ayant été jetés à Port-Louis et ayant trouvé refuge, pour plusieurs, dans ses faubourgs pauvres, beaucoup n’ont eu d’autre choix que de devenir dockers. Alors que la majorité des mamans chagossiennes ne travaillaient pas en dehors de chez elles, plusieurs femmes chagossiennes, incluant Rita Bancoult, la mère d’Olivier, n’ont eu d’autre choix que de devenir ouvrières dans les champs de canne des établissements sucriers du nord de l’île.

Le traumatisme de cette expulsion, combiné à l’extrême précarité dans laquelle ils ont été plongés, a profondément marqué cette communauté.

Quel était l’accord entre Maurice et le Royaume-Uni concernant les Chagos ?

En gros, cet accord a permis au Royaume-Uni de détacher les Chagos du territoire mauricien. Ce territoire a ensuite été intégré à un nouveau créé par les Britanniques : le British Indian Ocean Territory (BIOT), qui comprenait les Chagos.

Maurice était dans une position de faiblesse à l’époque, cherchant à obtenir son indépendance à tout prix. Et le prix a été d’accepter cette condition imposée par les Britanniques.

Cet arrangement, signé sous la pression coloniale de l’époque, a été vivement critiqué au fil des ans.

Mon engagement personnel est né avec une demande du regretté Mgr Amédée Nagapen, historien et vicaire général du diocèse de Port-Louis, il y a environ 25 ans"

En quoi consistait le combat des Chagossiens et du Groupe Réfugiés Chagos ?

Le combat des Chagossiens, porté par le Groupe Réfugiés Chagos (CRG), était centré sur le droit au retour sur leurs îles natales et la reconnaissance des crimes commis contre eux.

Mais je suis persuadée que sans cette mobilisation acharnée du CRG et des Chagossiens depuis des décennies, Maurice n’aurait pas pu récupérer sa souveraineté sur les Chagos. En sus des lois internationales et des revendications très légitimes et bien menées de Maurice, c’est le volet humain de cette immense tragédie qui a fini par prévaloir. Le Royaume-Uni, malgré sa volonté de maintenir le statu quo, n’aurait pas pu résister éternellement à la pression internationale croissante et à l’image de bourreau qu’il renvoyait. Il devenait de plus en plus difficile pour eux de justifier leur position et cette situation.

Les Chagossiens ont toujours réclamé leur droit légitime de retourner chez eux. Pour eux, ce n’était pas seulement une question de territoire, mais une question d’identité, de dignité et de racines. Être déportés de leur terre natale sans espoir de retour a été une déchirure inimaginable. Les Chagossiens se sont battus inlassablement pour retrouver leur droit de vivre sur les îles où ils avaient grandi, où leurs ancêtres avaient vécu. Ils voulaient reconstruire leur communauté, restaurer leur culture et réparer ce lien brisé avec leur terre.

Ensuite, ils cherchaient à faire reconnaître ce qui leur avait été fait comme un crime contre l’humanité. Leur combat pour la justice visait à ce que le monde reconnaisse cette injustice inhumaine historique qu’ils avaient subie, comme d’autres peuples déplacés de force à travers l’Histoire.

Pourquoi cette cause vous tient-elle autant à cœur ?

Mon engagement personnel est né avec une demande du regretté Mgr Amédée Nagapen, historien et vicaire général du diocèse de Port-Louis, il y a environ 25 ans. Comme quasiment tous les Mauriciens, je savais qu’il y avait des Chagossiens par ci par là et que Diego était une base militaire, et que c’était une sorte de troc pour obtenir notre indépendance. Mais sans grand détail. Mgr Nagapen m’a demandé de rencontrer Olivier Bancoult et Lisette Talate, et ces deux personnes m’ont ouvert les yeux sur la souffrance des Chagossiens. C’est Mgr Nagapen qui m’a demandé de soutenir ce combat, mais après avoir rencontré Olivier et Mme Talate, je n’avais pas besoin d’être convaincue. À notre première rencontre, je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit tellement j’étais bouleversée. Par l’ampleur de l’injustice subie par ce peuple, mais aussi par leur dignité dans la douleur.

Pour moi, cette cause représentait beaucoup plus qu’un simple conflit territorial ou politique. C’était une question de justice humaine, de réparation pour un peuple qui a été privé de ses droits les plus fondamentaux. Je ressentais, en tant que Mauricienne qui profitait de l’indépendance de notre pays, et en tant que maman, une responsabilité morale d’aider à faire en sorte que leur voix soit entendue et que leur combat soit reconnu.

Pourriez-vous partager une anecdote marquante de votre expérience aux côtés des Chagossiens ? Y a-t-il un moment particulier qui vous a profondément touchée ?

Les histoires des Chagossiens sont marquées par une douleur terrible, mais il y a deux en particulier qui m’ont bouleversée.

Mme Talate parlait d’une maladie que les Chagossiens appellent « la sagrin », une maladie de tristesse profonde. Elle m’a raconté un jour que ses enfants sont morts de chagrin. Elle a perdu ses deux enfants en l’espace de trois mois, et faute d’argent, elle n’a même pas pu leur offrir des funérailles dignes. Les médecins ne pouvaient rien faire et ont dit aux parents qu’ils ne pouvaient pas soigner le chagrin. J’avais lu cela dans le livre « Stealing a Nation », mais de l’entendre directement d’une maman qui a subi cela m’a bouleversée.

La deuxième m’a été racontée par Olivier et remonte aux années 1970, au début du combat des mamans chagossiennes. Elles étaient tellement désespérées qu’un jour, elles ont pris leurs enfants et ont marché jusqu’à la prison de Beau-Bassin. Leur seule demande : qu’on les enferme pour qu’elles puissent avoir quelque chose à manger. Devant leur refus, elles ont alors décidé de commencer une grève de la faim, poussées par le désespoir, et c’est ce qui a marqué le début de leur lutte.

Aujourd’hui encore, je pense à ces mamans, affamées, tenant leurs enfants dans les bras et priant pour qu’on les emprisonne tous afin de ne pas mourir de faim… À chaque fois que je pense à elles, mon cœur se serre.

Mais chaque fois que je les rencontrais, je repartais avec d’autres histoires dans la tête et dans le cœur. Et je me suis demandé souvent comment j’avais pu grandir en tant que Mauricienne sans connaître les détails et les conséquences sur les Chagossiens de ce chapitre le plus sombre de notre histoire ? À partir de ce moment, je me suis promis de ne jamais les abandonner. Et en tant que maman moi-même, c’était important que mes filles les rencontrent aussi et apprennent cette histoire, pour qu’elles ne ferment jamais les yeux face à de telles injustices.

Y a-t-il des leçons que vous avez tirées de cette expérience que vous aimeriez partager avec d’autres qui pourraient être inspirés à s’engager pour une cause similaire ?

Un ‘tas’ de leçons ! D’abord, on gagne toujours plus que ce que l’on donne. Chaque rencontre et chaque échange avec ces personnes exceptionnelles m’ont enrichie d’une expérience de vie incroyable. 

Ensuite, le combat des Chagossiens dure depuis des décennies, et leur détermination, mais aussi leur paix intérieure, sont plus qu’exemplaires. Malgré les défis monumentaux auxquels ils ont été confrontés, ils ont maintenu une lutte pacifique, avec beaucoup de dignité, tout en continuant à revendiquer leurs droits. Cette résilience m’inspire et me rappelle, dans mes petits tracas, qu’il est essentiel de rester solide face à l’adversité.

Ce que je dis à mes collaborateurs quand nous nous engageons pour une cause, c’est de ne jamais perdre de vue l’humanité au cœur de nos combats. Pour les Chagossiens, chaque chiffre, chaque fait, chaque statistique est lié à des vies humaines, à des histoires et à des douleurs. C’est cette humanité qui doit nous guider et nous motiver à continuer, même quand le chemin est difficile.

Quels défis avez-vous rencontrés tout au long de cette bataille pour la souveraineté ? Comment avez-vous et les Chagossiens surmonté ces obstacles ?

Au début, faire connaître la lutte des Chagossiens a été un défi colossal. Les médias internationaux étaient accaparés par d’autres sujets, tandis que les médias locaux faisaient preuve de frilosité, à l’exception de quelques journalistes et éditorialistes courageux. Il semblait y avoir une forme d’amnésie collective à Maurice concernant les Chagossiens, une gêne peut-être, mais surtout un manque de compréhension de ce qu’ils avaient vécu. L’histoire des Chagossiens est sombre, marquée par un troc tragique contre notre indépendance, et beaucoup de gens ne voulaient pas être associés à cette réalité douloureuse.

Cette espèce d’omerta a créé un climat où il ne faisait pas bon parler des Chagossiens. Le silence sur les répercussions de leur déportation et leur souffrance ont été des obstacles majeurs à la sensibilisation du public. Les Chagossiens étaient souvent vus comme des victimes d’une histoire que personne ne voulait examiner de près.

Quant à ma contribution, j’ai joué un rôle minuscule. Je me sens vraiment humble par rapport à leur lutte. 

Nous avons aidé quand nous le pouvions, en les soutenant pour la communication pour des levées de mini fonds quand ils avaient besoin, par exemple, de billets d’avion pour aller défendre leurs cas devant les cours internationales. Autre exemple: pendant des décennies, nous avons collecté, nettoyé, digitalisé et archivé des centaines et des centaines de photos, de témoignages et de documents divers récupérés grâce aux efforts du CRG. D’ailleurs, c’est nous qui avons monté une expo qui a eu lieu dans les couloirs des Nations Unies à New York lors du fameux vote de la CIJ.

Olivier
Le cri victorieux d’Olivier Bancoult en 2020 à la Haute Cour de Londres. Crédit-Photo : Chagos Refugees Group et Maluti. 

Quelles étaient vos émotions lorsque vous avez appris que la souveraineté était enfin de retour à Maurice ?

J’ai pleuré. De joie. Pendant un bon moment. Ma première pensée a été : « THEY ARE FINALLY GOING HOME ! » J’ai pensé à toutes ces mamans-courage chagossiennes qui ne sont plus parmi nous, à leurs vies remplies de douleur, de combat et de dignité, et à Olivier, qui a tout donné pour cette cause. J’ai pensé à la courageuse Suzelle, la secrétaire du GRF, qui travaille jour et nuit pour défendre les droits de son peuple.

Je suis obligée de vous dire que, même si je suis Mauricienne et que j’adore mon pays avec passion, je n’ai pas du tout pensé à Maurice ni aux répercussions positives que cela aurait sur notre économie. Non, ma joie et mes larmes étaient pour mes amis chagossiens, qui, enfin, auront l’opportunité de devenir les acteurs de leur avenir, plutôt que de rester des victimes de leur histoire.

Comment avez-vous vu l’évolution de la lutte des Chagossiens au fil des années ? Quelles étapes clés vous ont particulièrement marquée ?

Je pense que c’est aussi ,sinon principalement, leur persévérance qui a conduit à la réouverture de ce dossier. Si le Royaume-Uni avait uniquement eu à gérer la question de la souveraineté mauricienne, de façon clinique, sans cette mobilisation liée à un drame humain, les choses auraient pris une autre tournure. Mais la voix des Chagossiens et leur souffrance ont eu un écho puissant à travers le monde.

Pour moi, plusieurs autres étapes clés ont marqué ce combat. Le 3 novembre 2000 par exemple. Ce jour-là, la Haute Cour de Londres a rendu une décision historique en reconnaissant que les Chagossiens avaient le droit de retourner sur leurs terres, excepté Diego Garcia. Cette décision a été un véritable tournant, car elle a officiellement reconnu l’injustice de leur déportation.

Une autre date est le 10 juin 2004, quand la Reine elle-même est intervenue pour annuler cette décision de justice ! Elle a utilisé un Ordre du Conseil privé pour interdire le retour des Chagossiens dans l’archipel !!! Imaginez : c’était la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’un tel mécanisme juridique était employé !  Découragement pour moi!

Malgré tout, il y a eu des moments plus symboliques qui ont redonné espoir. Le 30 mars 2006, par exemple, une délégation d’une centaine de Chagossiens a été autorisée à visiter l’archipel, sous haute escorte militaire. Une expérience déchirante, parce qu’ils savaient qu’ils ne pourraient pas rester, mais quel moment d’émotion !

Finalement, une date cruciale sur le plan international a été le 22 juin 2017, lorsque l’Assemblée Générale de l’ONU a demandé à la Cour Internationale de Justice (CIJ) de se prononcer sur la légalité de l’occupation britannique des Chagos. Avec 94 voix en faveur et 15 contre, la majorité des États ont soutenu cette démarche. Ce moment a été décisif, car il a montré que la communauté internationale reconnaissait les torts subis par les Chagossiens et par Maurice dans le processus de décolonisation.

Et puis ce mois d’octobre 2024 ! Cette lutte a été marquée par de nombreux rebondissements, mais ce qui me frappe le plus, c’est la résilience des Chagossiens. Ils n’ont jamais abandonné. C’était une lutte pour la justice, la dignité et la reconnaissance des souffrances d’un peuple déraciné. Ils ont mené cette bataille avec un courage et une persévérance extraordinaires. Ils sont mes héros et, pour moi, nous avons ici, chez nous, en Olivier, un « freedom fighter » de la trempe de Nelson Mandela, avec aussi, au début du combat, une armée de femmes extraordinaires.

 

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