
L’art, dit Audrey Albert, est une manière de porter la mémoire chagossienne, de faire entendre les voix longtemps étouffées et de tisser des liens entre passé et présent. De Maurice au Royaume-Uni, en passant par des projets internationaux, son parcours est marqué par une volonté constante de concilier mémoire, création et engagement social.
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Pouvez-vous nous parler de vos origines chagossiennes et de ce qu’elles représentent pour vous ?
J’ai des origines chagossiennes du côté de ma mère, par l’intermédiaire de mes grands-parents maternels. C’est une partie essentielle de mon identité, qui a façonné la personne et l’artiste que je suis devenue.
Au cours de ces dix dernières années, j’ai appris consciemment à m’imprégner de cette histoire. L’histoire et la culture chagossiennes m’aident non seulement en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’artiste, car toutes mes recherches et mon art gravitent autour de ce sujet. Cela inclut les défis et les discriminations que la communauté noire affronte encore aujourd’hui. Mais cette histoire me rappelle aussi la joie et l’importance de la chercher dans tous les aspects de la vie.
Je n’aurais pas eu de telles opportunités à Maurice, où il m’aurait été presque impossible de vivre de mon art»
Comment l’histoire de votre famille a-t-elle influencé votre vision du monde et votre travail artistique ? Quelles sont les histoires ou traditions chagossiennes que vous cherchez à préserver à travers votre art ?
À Maurice, nous avons un passé colonial, et nous faisons toujours face aux conséquences de cette violence. Nous devons le reconnaître, tout en essayant de comprendre ce que cela signifie pour nous, individuellement mais aussi collectivement, à l’échelle systémique. Ce sentiment d’injustice a profondément influencé ma vision du monde.
Quand on se plonge dans l’histoire, on comprend comment elle façonne le monde actuel et comment elle continue de générer des inégalités. Il est facile de sombrer dans une vision sombre, et c’est pour cela que je choisis aussi de parler de joie.
Par exemple, il faut se souvenir de la solidarité dans les communautés, de la manière dont nos gran dimounn vivaient dans l’entraide. Mon grand-père me racontait qu’on ne disait même pas le mot « partager », car c’était inné.
Il y a beaucoup de couleurs, d’art et d’émotions dans la culture chagossienne, et cela constitue le cœur de mon identité et de ma création. Même si tout le monde n’est pas sur la même longueur d’onde, la communauté chagossienne a toujours été créative, vivant en lien étroit avec la nature. Un dicton chagossien dit : « Nanye pa zete dan koko ». Un autre : « Kan enn sagosian al lapes, li lapes zis pou seki pou plin so karay ». Ces proverbes rappellent l’importance du respect de la nature, du non-gaspillage, de la modération et du refus de la surconsommation.
Je tiens aussi à préserver l’apprentissage intergénérationnel : écouter les anciens parler de leur manière de vivre, de la musique, de la nourriture. J’essaie de capturer tout cela dans mon travail. En regardant en arrière, on comprend mieux ce que l’on est. Les injustices suscitent de la colère, mais cette colère devient une force créatrice.
Toutefois, il est essentiel de ne pas se limiter au traumatisme : nous sommes bien plus que cet épisode douloureux. Je crois aussi que nous sommes tous à la fois élèves et professeurs, chacun ayant quelque chose à transmettre et à apprendre des autres.
Qu’est-ce qui vous a motivée à vous installer et à travailler au Royaume-Uni ?
(Rires) Mon fiancé, que j’ai rencontré il y a 11 ans, alors que je travaillais sur un bateau de croisière. Il est Anglais, et nous avons choisi de vivre au Royaume-Uni. Cela a été pour moi une opportunité unique d’entrer à l’université pour étudier la photographie. J’ai eu plusieurs offres et j’ai finalement choisi la Manchester Metropolitan University, où j’ai étudié et où je travaille encore aujourd’hui.
En regardant en arrière, on comprend mieux ce que l’on est. Les injustices suscitent de la colère, mais cette colère devient une force créatrice»
Quels ont été les défis et les opportunités en tant qu’artiste mauricienne vivant en Angleterre ?
Parmi les défis, le racisme reste présent : il ferme certaines portes et rend le parcours plus difficile. Mais il existe aussi des organisations qui luttent contre ces discriminations, et c’est grâce à elles que j’ai pu trouver ma place. Je n’aurais pas eu de telles opportunités à Maurice, où il m’aurait été presque impossible de vivre de mon art.
Du côté des opportunités, j’apprends énormément de choses nouvelles ici. Je suis aujourd’hui tutrice, facilitatrice et productrice dans une université, alors que je n’ai pas de Master. J’ai une licence de l’Université de Maurice et une autre de la Manchester Metropolitan University. C’est grâce à mon expérience que j’ai obtenu un poste permanent à temps partiel, en parallèle de mes projets en freelance. Grâce à mon travail, je peux aussi contribuer à faire évoluer les mentalités.
Comment décririez-vous votre style artistique et vos influences principales ?
Mes influences viennent de partout : chansons, films, conversations, réflexions personnelles. Aïda Muluneh, une photographe éthiopienne, reste mon « all-time favourite ». Dès que l’on voit son travail, on reconnaît immédiatement sa signature : elle possède un style propre, avec son histoire singulière. Un autre photographe est Omar Victor Diop, qui maîtrise parfaitement la lumière. Ils ont contribué à réintégrer la photographie dans le monde des beaux-arts. Mon travail est différent, mais ils m’inspirent énormément.
J’aime aussi beaucoup le cinéma : la symétrie, les couleurs, les fleurs, la lumière. Les films d’horreur constituent une véritable obsession pour moi, et cela se reflète également dans mon art.
Quels matériaux ou techniques utilisez-vous le plus, et pourquoi ?
J’utilise la photographie numérique, l’analogique, et même des techniques cameraless (anciennes techniques d’avant l’invention des appareils photo). L’anthotype m’intéresse aussi, et je voudrais le développer.
Depuis quelques années, je ne fais plus seulement de la photographie : je travaille aussi avec le son, la vidéo, les images en mouvement. J’ai réalisé un film à partir d’archives de l’Imperial War Museum et de conversations. Les installations m’intéressent aussi. Pour moi, la photographie est vivante, elle ne se limite pas à la 2D.
La communauté chagossienne a toujours été créative, vivant en lien étroit avec la nature»
En quoi la mémoire et l’exil sont-ils au cœur de vos œuvres ?
J’utilise beaucoup le storytelling, que je travaille seule ou avec d’autres. La mémoire est au centre. J’aime aussi la nostalgie comme moteur de création.
Mon travail n’est pas centré sur le traumatisme (trauma-prone), mais il est informé par le traumatisme (trauma-informed). Le traumatisme n’est pas le focus.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience en tant que Creative Fellow au Manchester International Festival ?
C’était en 2021. Je parlais des organisations progressistes, c’en est un bon exemple. Ce fut une expérience incroyable. C’est un programme très compétitif, donc j’ai été vraiment surprise d’avoir été choisie pour travailler aux côtés d’artistes internationaux de renom. J’y ai énormément appris.
Parmi vos projets passés, lequel vous tient le plus à cœur et pourquoi ?
Je ne peux pas choisir un seul projet, mais je dirais le plus récent : mon exposition solo cette année, commandée par l’Imperial War Museum UK et une galerie photo au Pays de Galles. C’est un projet qui a duré deux ans, au cours duquel j’ai pu voyager et rencontrer des personnes inspirantes.
J’ai aussi pu mettre en avant le travail de jeunes artistes chagossiens. C’était une aventure unique, presque un accomplissement de toute une vie. L’exposition, intitulée Belongers, a duré trois mois au Pays de Galles.
Un autre projet me tient particulièrement à cœur : Chagos Creative. C’est une plateforme que j’ai lancée il y a quelques années pour mettre en valeur les créations de femmes de la communauté chagossienne. Les œuvres sont en vente sur le site, et 100 % des revenus vont directement aux artisanes, les véritables détentrices du savoir-faire.
Pour moi, c’était une manière concrète de soutenir la communauté et de valoriser son héritage.
Selon vous, quel rôle l’art peut-il jouer dans la transmission de la mémoire chagossienne ?
La mémoire chagossienne se transmet déjà par l’oralité et les chansons. L’art est donc un vecteur essentiel de cette transmission. Aujourd’hui, j’arrive après des artistes comme Mimose Furcy du groupe Tambour Chagos ou le peintre Clément Siatous. Pour moi, tout a commencé par une simple curiosité.
Quels sont vos projets pour les prochaines années, sur le plan artistique et personnel ?
Je me marie l’année prochaine (rires). Sur le plan artistique, je ne sais pas encore. J’ai déjà des milliers d’idées. Mon premier article académique, que j’ai coécrit avec la Dre Laura Jeffery, anthropologue, devrait paraître l’année prochaine.

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