Serge Lebrasse va souffler ses 90 bougies l’année prochaine. Nous l’avons rencontré à son domicile à Plaisance, Rose-Hill, où il vit depuis 62 ans avec Gisèle son épouse. Les photos placardées sur les murs de son salon retracent son exceptionnel parcours, ce qui lui a valu le titre de roi du séga et celui de Member of the British Empire (MBE).
Serge Lebrasse est, certes, en bonne santé, pourtant « il n’arrête pas de parler de la mort », nous confie Gisèle, son ange gardien. Elle le remet sur les rails lorsqu’il s’emmêle un peu les pinceaux, mais dans la tête de la légende, les souvenirs sont impérissables. Certains, jamais contés, sont livrés avec nostalgie et humour par le chanteur.
Serge a une première fois échappé à la mort en 1986. Atteint d’un ulcère à l’estomac, il a survécu après une délicate intervention chirurgicale, mais les bruits les plus fous circulaient déjà dans le public. C’était à une période où les informations ne circulaient pas aussi bien qu’aujourd’hui.
« Pour certains, j’étais à l’article de la mort. Pour d’autres, il était déjà décédé. De bouche à oreille, ces informations erronées à mon sujet se sont propagées dans tout le pays. C’est ainsi qu’un véhicule s’est arrêté devant ma porte pour livrer un bouquet de la part de… Gaëtan Duval, le leader du PMSD. Il y a même des parents et connaissances qui ont débarqué pour assister à mon enterrement, mais c’était pour se rendre compte que j’étais toujours en vie », raconte le chanteur.
Mais en une autre occasion, Serge a vu la mort de près. Il était au volant de sa fourgonnette à Beau-Bassin et lorsqu’il a appliqué ses freins à une intersection, ceux-ci ont lâché et son véhicule a été pris en écharpe par un autre qui roulait à vive allure. « Le choc a été d’une telle violence que ma fourgonnette a été propulsée plusieurs mètres plus loin avant de prendre feu », raconte Serge. Miraculeusement, ce dernier s’en est sorti indemne et sans la moindre égratignure. Cependant, son matériel de musique, dont la sonorisation et divers instruments ont tous été détruits.
Rencontre avec une autre légende
Le principal concerné garde des souvenirs éternels de son cheminement dans le domaine du spectacle. Il a semé une graine, ce qui a permis à d’autres générations d’artistes de se porter sur le devant de la scène. Serge lui-même a bénéficié de l’aide de ses aînés, dont l’un d’eux a été pour lui une véritable source d’inspiration. Il s’agit d’un certain Alphonse Ravaton, alias Ti frère, dont il a fait la connaissance alors qu’il travaillait au département des Bois et Forêts à Quartier-Militaire. Il était encore tout jeune et c’était avant de s’engager dans l’armée britannique à la fin de la dernière guerre mondiale. « Lorsque je l’écoutais chanter de sa voix éraillée, je voulais l’imiter, mais j’ai vite renoncé ».
La personne qui lui a permis de se faire connaître du grand public était Philippe Ohsan, le chef d’orchestre du Police Band. Serge Lebrasse était à l’époque le chanteur attitré de l’orchestre de la police, interprétant des chansons en vogue, de Paul Anka, notamment. Philippe Ohsan l’a surpris en train de chanter un séga de sa composition, le fameux « Madame Eugène ».
Le maestro savait déjà que cette chanson allait marquer les esprits et décida que Serge devrait la chanter devant un public. Et Serge n’oubliera pas le jour où cela est arrivé, malgré le fait qu’un de ses collègues de travail, enseignant comme lui au primaire, l’avait découragé de chanter un séga devant un public. Cela, en raison de son statut. Serge avait adhéré à cette idée et lors du spectacle, il avait entonné les airs de son répertoire habituel, quand soudain, il a entendu les premières notes de sa chanson, la fameuse « Madame Eugene ». Il n’y avait aucun moyen de reculer et il s’est lancé. Ce fut un véritable triomphe. Le public en a redemandé.
Philippe Ohsan a poussé le bouchon plus loin et cette fois devant un auditoire très select aux loges du Champ-de-Mars où il a invité Serge à interpréter sa chanson « Madame Eugene. » Là aussi, le succès était au rendez-vous. Tout le monde était séduit par l’histoire racontée en musique de cette dame qui veut marier ses trois jeunes filles et qui utilise les moyens peu avouables pour y parvenir.
Une chanson qui deviendra virale
Bien inspiré, il ira à la maison Venpin pour faire graver ce premier 78 tours à l’étranger. La suite va dépasser toutes ses espérances. Le premier surpris sera Serge Lebrasse lui-même. Il nous en parle.
« Peu après l’arrivée du disque, celui-ci a été mis sur le marché. Deux semaines plus tard, j’ai pris le train de Rose-Hill pour me rendre à Port-Louis. Une fois à la gare Victoria, j’ai commencé à marcher. Lorsque j’ai passé devant l’hôtel de thé Luxor à la rue La Chaussée, j’ai entendu ma chanson.
Un peu plus loin, un autre salon de thé diffusait la même chanson. À la rue Desforges, c’était la même chose. » En un rien de temps, le séga « Madame Eugene » était devenu viral.
Au début, les morceaux comme « Madame Eugene » ressemblaient à des berceuses, du genre bossa-nova. Puis le style va évoluer. La chanson s’est modernisée, a gagné en rythme avec le support de la guitare rythmique et des instruments à vent comme le saxophone. Ce sera une nouvelle ère pour Serge Lebrasse, qui était à ce moment-là au sommet de son art. Son premier orchestre, les Yankees, l’accompagnera et Serge Lebrasse enchaînera avec des compositions à succès, que l’on reconnaît encore aujourd’hui aux premiers accords.
L’artiste donnera des représentations un peu partout, notamment dans les hôtels pour les touristes en compagnie de ses danseuses dans leurs robes bariolées. Il s’est aussi produit en compagnie d’autres artistes mauriciens de renom à l’étranger, notamment à Sydney où il a fait monter la fièvre.
Rencontre avec l’âme sœur
Tout au long de sa carrière, Serge a aussi été bien encadré par son épouse Gisèle. En quelles circonstances Gisele Laverdure, fille de bonne famille, allait-elle devenir la femme de Serge Lebrasse ? « Mon grand-père », se souvient Serge, « faisait partie des invités à un mariage, mais comme il ne pouvait pas s’y rendre, j’ai été désigné pour représenter la famille. C’est dans la salle nuptiale que j’ai fait la connaissance de Gisèle qui était en compagnie de sa sœur. Je les ai fait danser à tour de rôle. » Mais Serge avait jeté son dévolu sur Gisèle.
Un vrai miracle s’est produit
Gisèle se souvient de cette soirée mémorable où on jouait du Victor Silvester : « Serge était un très bon danseur », dit-elle. Ils ont fini par se donner rendez-vous à la messe du dimanche suivant. Bon prince, Serge a offert à Gisèle de la raccompagner chez elle. Une fois à destination, les deux jeunes gens se sont séparés avec regret et c’est à ce moment précis qu’un miracle s’est produit. Il avait commencé à pleuvoir et le papa de Gisèle revenait, lui, de l’usine sucrière où il travaillait. Gisèle a fait les présentations et M. Laverdure, en homme du monde, a invité Serge à entrer dans son salon.
« Non seulement mo fine rentrer, mais mo fine rester ziska zordi », nous dit Serge, encore heureux du tour qu’ont pris les événements.
Si Serge a remporté un immense succès durant toute sa carrière, paradoxalement, il n’a pas pu accumuler des gains en terme d’argent. Il vit, certes, confortablement dans sa maison à Plaisance, Rose-Hill, mais sa seule vraie richesse, c’est la satisfaction du devoir accompli envers lui-même, son épouse, ses enfants et petits-enfants qui sont réunis autour de lui, en photos, dans son salon.
Si Serge Lebrassse a définitivement fait sa révérence à la scène, relèvera-t-il le défi de chanter une dernière fois devant le public ? Ce sera un pari risqué, selon lui, donc à éviter. Histoire de garder intacte l’image qu’il a toujours projetée dans le public.
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