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Sen Ramsamy : «Le recours à la main-d’œuvre étrangère dans le tourisme est une ‘time bomb’»

Les débats autour des fonds de la Mauritius Investment Corporation occupent toujours l’actualité. Et Sen Ramsamy, Managing Director de Tourism Business Intelligence, explique qu’au nom du patriotisme, les grands hôtels devraient rembourser le maximum ou la totalité des emprunts contractés auprès de la MIC. « Les opérations hôtelières sont devenues plus profitables grâce à la valeur forte de l’euro vis-à-vis de notre roupie dépréciée », fait-il ressortir. D’autre part, il fait valoir que le recours à la main-d’œuvre étrangère à bon marché aura un impact social très grave sur l’économie locale. 

Depuis ces dernières années, après la réouverture des frontières mauriciennes post-covid-19, comment se porte le secteur du tourisme mauricien ?
Depuis la réouverture de nos frontières en 2022, le secteur du tourisme remonte la pente très lentement, contrairement aux autres destinations concurrentes qui ont dépassé leurs performances prépandémiques. En 2018 (année record en arrivées touristiques), nous étions déjà au seuil de 1,4 million de visiteurs. Six ans après, Maurice n’avait toujours pas dépassé ce nombre, malgré un objectif répété de 1,4 million de touristes par l’ancien régime, mais jamais atteint. En 2024, les arrivées étaient de 1 382 000 et nous avions récolté US $ 2 milliards (Rs 93 milliards), soit US $ 132 par visiteur par jour. À titre comparatif, en 2019, les Maldives avaient accueilli 1,7 million de touristes et en 2024. Ils sont parvenus à atteindre leur vitesse de croisière et même à dépasser leurs attentes en recevant plus de 2 millions de touristes, des revenus de US $ 5,6 milliards (soit Rs 252 milliards) et une dépense moyenne de US $ 355 par visiteur par jour. Bref, la croissance du tourisme à Maurice reste relativement lente en nombre d’arrivées et nous nous réjouissons du mirage sur les recettes en monnaies dévaluées. Le premier trimestre de 2025 était difficile, mais il y a une bonne remontée depuis avril. J’espère que, sur l’ensemble de l’année, nous parviendrons à franchir la barre de 1,4 million de visiteurs. Mais plus important, il faut se fixer un objectif clair de US $ 250 par touriste par jour. Ce qui devrait nous rapporter environ US $ 4 milliards, soit Rs 186 milliards, en une année. Avec de bonnes stratégies de développement et de marketing, cet objectif est, selon moi, tout à fait réalisable. 

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Le secteur a-t-il renoué avec les bases solides qui le caractérisaient ?
Il faut commencer par savoir quelles sont ces bases solides qui ont caractérisé le tourisme mauricien. Elles comprennent, entre autres, une image paradisiaque de la destination, une population souriante et accueillante, une connectivité aérienne fiable, des forfaits touristiques attrayants. C’était aussi la qualité de nos services. Cependant, il faut admettre que si la qualité des services a régressé dans le tourisme, c’est principalement par la faute des autorités et du secteur privé. En voulant maximiser les profits, certains opérateurs ont aussi profité de la covid-19 pour se débarrasser de leurs plus anciens employés. Aujourd’hui, ils se rabattent sur la main-d’œuvre étrangère à bon marché. Je crains que nous payions le prix fort pour ce choix plus tard sur le plan social. Malgré nos bases solides et nos forces dans le tourisme, nous n’arrivons toujours pas à inciter nos visiteurs à dépenser plus d’argent chez nous comme ils le font ailleurs. C’est une grosse interrogation et le plus grand défi du tourisme mauricien.

Plus que jamais, le secteur multiplie le recours à la main-d’œuvre étrangère. Comment en est-on arrivé à une telle dépendance ? Est-ce une bonne initiative ?
Le recours à la main-d’œuvre étrangère dans le tourisme, et dans bien d’autres secteurs économiques, est une ‘time bomb’. C’est aussi le résultat d’une myopie aiguë qui date de plus d’une décennie. Il faut savoir que dans le passé aussi, il y avait ce grand défi à relever en termes de main-d’œuvre qualifiée pour soutenir le développement du tourisme. Et dites-vous bien qu’à cette époque, il n’y avait que la petite école hôtelière Sir Gaëtan Duval qui formait nos jeunes pour les métiers du tourisme et de l’hôtellerie. Aujourd’hui il y a cette école agrandie, plus deux universités locales qui offrent des cours en tourisme et en hôtellerie, des polytechniques, des centres de formation privés, etc. Des organismes de formation de renommée mondiale, comme Vatel, Escoffier, Telfair, etc. sont aussi entrés en scène. Et Maurice est incapable de fournir une main-d’œuvre adéquate et qualifiée à cette industrie pour servir environ le même nombre de visiteurs et de chambres dans le pays. Aujourd’hui, on tombe dans la facilité en important de la main-d’œuvre étrangère à bon marché. Ce qui aura un impact social très grave dans le pays plus tard et c’est le secteur du tourisme qui paiera les conséquences en premier. 

Quel regard portez-vous sur la nouvelle politique initiée depuis les élections de 2024 par le nouveau ministre et son Junior Minister. Ont-ils une vision afin de mettre leur ministère sur de nouveaux rails ?
J’ai eu l’honneur de rencontrer le nouveau ministre du Tourisme et le ministre délégué au Tourisme pour partager mes réflexions sur l’avenir du tourisme à Maurice. J’ai travaillé pendant 40 ans dans ce secteur à Maurice et à l’international. Je pense que les deux nouveaux responsables du tourisme mauricien veulent bien faire. Ils ont la volonté de sculpter un nouveau destin pour notre tourisme, d’autant plus que notre économie est en état d’urgence et que le tourisme représente plus que jamais une lueur d’espoir. Alors que les secteurs traditionnels font face à de grands défis internes et externes dans un contexte économique international très complexe et une situation géopolitique en constante réalignement, le tourisme moderne ouvre de nouvelles opportunités qu’il faut savoir capter. Nos deux jeunes ministres me donnent l’impression qu’ils sont parfaitement conscients de l’ampleur et de la responsabilité qui repose sur leurs épaules. Il faut restructurer le tourisme et stimuler la croissance économique, la création d’emplois, les valeurs ajoutées et la stabilité sociale dans le pays. C’est un gros défi à relever, surtout qu’il faut avant tout bien saisir les enjeux du tourisme mauricien qui tourne en rond depuis les années 60 et 70. Ce secteur a besoin d’idées et d’une bonne dose d’innovation pour attirer une clientèle affluente et motiver la jeunesse mauricienne à y faire carrière. 

Que vous inspire la nouvelle qui fait mention d’une hausse modérée dans les arrivées — de l’ordre de 2,1 % — durant le premier trimestre de 2025 ?
Je préfère de loin une hausse modérée en volume d’arrivées et une hausse substantielle en recettes touristiques. En fait, la hausse dans les arrivées de janvier à juillet 2025 est de l’ordre de 3,3 % avec un total de 788 115 visiteurs. C’est une croissance raisonnable par rapport à notre capacité de chambres. Mais le plus gros du travail reste à faire sur les recettes touristiques qui oscillent autour de seulement 125 euros en moyenne par touriste par jour, alors que pour nos concurrents directs, c’est de 300 à 400 euros par touriste par jour. C’est peu quand on réalise que même les Mauriciens dépensent plus quand ils ont l’occasion de séjourner dans nos hôtels. 

L’Inde semble montrer des signes pour devenir un marché émetteur. Comment le secteur doit-il consolider cette perspective ?
L’Inde est déjà un marché traditionnel pour Maurice depuis longtemps, mais elle est sous-exploitée. Nos actions de promotion en Inde sont très timides. Selon un sondage de Statistics Mauritius réactualisé en 2024, un touriste indien dépense en moyenne presque autant sinon plus qu’un Français, un Allemand ou un Britannique dans l’île. Si notre stratégie de marketing sur ce marché était plus ciblée vers la haute société indienne, nous pourrions récolter beaucoup plus en devises de l’Inde. Et ce ne sont pas les sièges d’avion qui manquent. Le potentiel du Gujarat est complètement inexploité. Les Maldives, Dubaï et Singapour tirent énormément de bénéfices de ce grand marché en constante expansion.

Le débat entre la recherche du haut de gamme et celui du voyageur sac à dos est-il toujours d’actualité ?
Notre politique de développement touristique était jalousement axée sur le haut de gamme. Cependant, depuis la dernière décennie, Maurice a subtilement basculé dans un tourisme quantitatif, plutôt moyen et bas de gamme, accentué par un secteur informel qui grossit hors de contrôle avec l’apport du système de réservation en ligne. Le débat sur la recherche du haut de gamme mérite d’être relancé, car il faut voir au-delà du nombre de visiteurs pour mesurer la vraie performance de ce secteur. Alors que nous étions le leader du tourisme dans la région, il n’est pas étonnant que nous soyons aujourd’hui loin derrière des destinations que nous avions nous-mêmes aidé à faire grandir dans le passé. La destination Maurice se plait de peu.

Est-ce qu’il y a un retour à la profitabilité au sein du secteur hôtelier mauricien, à un moment quand il est question du remboursement des fonds émanant de la MIC ? Est-ce que ce remboursement – du moins de manière partielle - peut-il commencer ?
La valeur forte de l’euro vis-à-vis de notre roupie dépréciée rend les opérations hôtelières plus profitables. D’ailleurs, le silence retentissant des grands hôtels depuis quelque temps est hautement révélateur d’un ‘feel good factor’ dans cet univers un peu spécial. Ils ont aussi beaucoup bénéficié des largesses de l’ancien régime. Mais conscient de la situation économique précaire dans laquelle notre économie se trouve, il serait dans l’ordre des choses et un acte de patriotisme qu’ils remboursent le maximum ou la totalité des emprunts contractés auprès de la MIC. Après tout, c’est l’argent des contribuables qui leur est tombé du ciel. Je le redis : on ne peut continuer à démocratiser les pertes et privatiser les profits. 

La question de manque « d’innovation structurelle » est posée en termes de critiques à l’égard de notre secteur touristique. Est-elle justifiée ?
Bien sûr que cette question est amplement justifiée. Il n’y a aucune innovation dans le tourisme depuis des décennies. Et je doute fort que ce soit délibéré. Je le dis depuis plusieurs années déjà, mais l’ancien régime était pourri jusqu’aux os. Et il était difficile de lui faire comprendre la nécessité de restructurer et d’innover dans le tourisme quand sa priorité était l’accumulation des biens publics pour un enrichissement personnel. Cela dit, il y a trop de non-dits dans le secteur du tourisme, surtout par rapport au népotisme et au favoritisme. De même, la chaine de distribution dans le tourisme et l’hôtellerie mérite un grand coup de karcher avant de procéder à tout projet de restructuration et d’innovation. Ces réalités ne seront jamais traitées par des experts dans la préparation de ‘master plans’ ou de ‘blue prints’. Il faut du courage politique. Seul le grand sir Gaëtan Duval avait le courage de dire et l’audace de secouer pour le bien de l’ensemble de la population. C’est la raison pour laquelle je parle depuis plusieurs années d’un manque de vision et de leadership dans le tourisme. 

Nous sommes toujours confrontés à la concurrence des pays voisins comme les Maldives et les Seychelles. Faut-il s’en inquiéter ou plutôt se concentrer sur la revalorisation de nos propres atouts et avantages ?
Il est dans l’ordre des affaires pour toutes les opérations de se mesurer à la concurrence. Le benchmarking est un procédé très connu et se pratique régulièrement. De plus, dans l’hôtellerie, il est courant pour un hôtel de mesurer sa performance par rapport à d’autres hôtels de la même catégorie, afin de mieux se situer sur le marché face à la concurrence. C’est le ‘Compset’. Dans ce même ordre d’idée, il est normal pour une destination de comparer sa performance avec d’autres destinations similaires dans la région. C’est salutaire, car c’est comme un miroir qui offre un reflet honnête de sa posture. Ce qui aide à s’améliorer davantage tout en permettant la restructuration et le repositionnement sur le marché selon la situation. Par contre, la consolidation de nos avantages comparatifs et la revalorisation de nos atouts ne sont pas optionnelles. C’est une obligation pour toute destination de les entreprendre afin de préserver son ‘competitive edge’ ou ‘leading edge’ sur le marché international. 

Certains observateurs déplorent toujours l’absence d’une mise en valeur de nos atouts culturels provenant de notre multiculturalisme dans les offres aux touristes, alors que l’île Maurice est riche en pratiques et en traditions pluriculturelles. Votre opinion ?
Maurice est bien plus qu’une carte postale - soleil, mer et plage. C’est trop facile de garder notre offre touristique figée dans le balnéaire et de résister à tout nouveau concept de développement touristique pour ne pas laisser au reste de la population bénéficier du tourisme et surtout après avoir pris les plus belles plages du pays. Le tourisme culturel, bien-être, sportif, écologique, patrimoine, pèlerinage, évènementiel, MICE, etc. sont autant de secteurs qui pourraient attirer davantage de devises étrangères. Ils pourraient contribuer à la création d’emplois productifs et stimuler l’économie du pays dans son ensemble, villes comme villages. Je suis pour une ouverture du tourisme pour que toute la population en bénéficie. D’où ma position réfléchie contre le concept ‘all-inclusive’ dont Maurice est une des rares destinations au monde à pratiquer. C’est une pratique qui confine les touristes entre les quatre murs d’un hôtel. Aussi longtemps que cette pratique égoïste ‘all-inclusive’ sera promue par les hôtels mauriciens, tout nouveau concept de développement touristique est voué d’avance à l’échec et le pays restera le grand perdant.

Air Mauritius recherche d’un partenariat afin de sortir la tête hors de l’eau - Qatar Airways a été citée. Quels peuvent être les avantages ou les risques d’une telle participation même minoritaire ?
Dans l’état actuel des choses et sur la base de nos expériences avec Air Mauritius, je trouve que les autorités ont pris une excellente décision de rechercher un partenaire stratégique pour notre paille-en-queue nationale. Pour réussir, une compagnie aérienne a l’obligation d’être gérée de manière professionnelle et avec rigueur, mais surtout sans aucune ingérence politique. Les nominations à des postes de responsabilité dans l’aviation doivent être faites dans la transparence et strictement sur mérite. Un gouvernement est un facilitateur, mais il n’a généralement pas la réputation de bon gestionnaire. Comment lui confier alors la gestion d’une ligne aérienne dans toute sa complexité et sa technicité ? Air Mauritius n’a pas une bonne réputation en matière de transparence, de méritocratie et de bonne gouvernance dans sa gestion. De ce fait, et compte tenu de la concurrence impitoyable dans le monde de l’aviation, c’est une décision sage du gouvernement de vouloir trouver un partenaire stratégique pour mener la compagnie aérienne à bon port. Avec un tel partenariat, les ‘political gimmicks’ et les abus indécents céderont la place à la rigueur. Avec un partenaire de calibre, la discipline administrative va faire fuir les lobbies insupportables et le favoritisme qui ont toujours caractérisé la gestion de MK depuis tant d’années. Maintenant qu’un professionnel de calibre comme Megh Pillay est aux commandes d’Airports Holding Ltd, l’espoir est enfin permis pour toutes les sociétés sous AHL, mais surtout pour Air Mauritius et Airports of Mauritius. Allons-y donc pour faire de l’aviation civile mauricienne une référence en modèle de gestion, en qualité de service et en profitabilité dans cette partie du monde.

 

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