Live News

Adilla Diouman-Mosafeer : «Maurice doit se positionner comme le ‘Singapour africain’»

Maurice est au pied du mur. Nos défis sont immenses et variés : il s’agit de créer de nouvelles compétences destinées à répondre aux enjeux déterminants pour notre avenir. À ce jour, observe Adilla Diouman-Mosafeer, directrice de Talent Lab et de HR Café et spécialiste en formation, nous avons masqué notre incapacité à former et valoriser nos propres ressources par l’importation massive de main-d’œuvre étrangère.

Publicité

Le défi de former des ressources humaines en adéquation avec les attentes du marché du travail a-t-il été traité après la crise de la Covid-19 ?
Non, le défi n’a pas été traité ; il a été amorti par l’urgence, mais il demeure une plaie ouverte.

La crise de la Covid-19 a agi comme un révélateur brutal, et un accélérateur. Elle a mis en lumière la fragilité de notre modèle de main-d’œuvre, qui aujourd’hui est fondé sur une dépendance excessive à l’importation de compétences peu qualifiées, et une lenteur chronique à former notre propre jeunesse aux besoins du futur.

Après 2020, nous avons certes vu des initiatives louables : l’accent mis sur la numérisation, des programmes de « reskilling » et d’« upskilling » via le HRDC par exemple, et la naissance de formations en intelligence artificielle. Cependant, ces efforts sont fragmentés et ne touchent pas la masse critique nécessaire pour transformer structurellement le marché. 

Par ailleurs, nous continuons de produire des diplômés universitaires dont les qualifications ne correspondent pas aux exigences pratiques des entreprises. La seule réponse « efficace », à ce jour, a été l’importation massive de main-d’œuvre étrangère, un pansement à court terme plutôt qu’une guérison, qui masque notre incapacité à former et valoriser nos propres ressources.

La crise de la Covid-19 a mis en lumière la fragilité de notre modèle de main-d’œuvre, fondé sur une dépendance excessive à l’importation de compétences peu qualifiées, et une lenteur chronique à former notre propre jeunesse aux besoins du futur.»

À ce jour, quels sont les postes/emplois/entreprises proposant des salaires qui incitent jeunes et moins jeunes à postuler ?
Les salaires incitatifs se trouvent là où la pénurie est la plus aiguë et où la valeur ajoutée technologique ou l’inconfort du travail est le plus fort. Le numérique et la technologie (FinTech, cybersécurité, analyse de données) restent les secteurs les plus attrayants. L’incitation ici est l’évolution rapide et la perspective d’une carrière internationale. 

Les infirmiers spécialisés et les paramédicaux qualifiés sont toujours recherchés dans les cliniques privées, avec des salaires compétitifs. La demande explose avec le vieillissement de la population. Les postes de management et chefs spécialisés sont bien rémunérés dans le secteur hôtelier. Cependant, l’attractivité diminue drastiquement pour les postes subalternes, en raison de la charge de travail et du manque d’équilibre vie professionnelle/personnelle, poussant le personnel vers les navires de croisière. 

Les ingénieurs civils expérimentés et les techniciens de haute précision pour les grands projets d’infrastructure ou les industries de pointe sont rares et bien payés aussi.  

De nombreux chefs d’entreprise observent que les jeunes recrues ne demeurent pas longtemps chez eux. À quoi attribuez-vous cette situation ?
Ce n’est pas uniquement un problème de salaire, mais un clash entre les cultures du travail. La jeunesse mauricienne, connectée au monde, ne cherche pas seulement un chèque ; elle cherche un sens. 

Si l’emploi se résume à des tâches répétitives, sans trajectoire d’évolution claire, sans contribution à quelque chose de plus grand, le désengagement est immédiat. Ils sont prêts à quitter pour une opportunité offrant un meilleur « storytelling » ou un meilleur impact social. 

Le « Work-Life Balance » est une exigence non négociable pour la génération Z. Une entreprise qui exige une présence physique de 9 h à 17 h, sans flexibilité, est jugée archaïque et non compétitive. Aussi, si le rôle ne leur offre pas de formation continue, de mentorat ou de projets stimulants, ils vont chercher la formation ailleurs, souvent chez le concurrent. 

Les entreprises mauriciennes traditionnelles ont souvent des processus RH lents, des évaluations arbitraires, et une culture hiérarchique rigide. 

La fonction publique maintient son attractivité chez la majorité des jeunes en dépit, parfois, de salaires inférieurs en comparaison à certaines entreprises du privé. Qu’est-ce qui explique ce choix ?
Ce choix n’est pas rationnel au sens économique pur, mais il est profondément ancré dans notre psyché sociale et notre histoire socio-économique. Historiquement, dans une petite île sujette aux chocs externes, l’emploi public représente la sécurité suprême, et est aussi le « deal parental ». 

C’est le job à l’abri qui garantit l’emploi jusqu’à la retraite, pension assurée, et surtout, l’absence de risque de licenciement. Pour les parents, c’est l’assurance que leur enfant est « settled » et qu’il ne dépendra pas des aléas du marché privé. Bien que le salaire de base puisse être inférieur au privé, l’ensemble des avantages sociaux est souvent supérieur et plus prévisible que dans le secteur privé, souvent perçu comme plus exigeant.  

Dans la culture mauricienne, le pouvoir et le statut résident souvent dans l’administration. Un emploi public, même modeste, confère un certain respect, un réseau d’influence, et la perception d’un rôle dans la gestion du pays. Le prestige d’être fonctionnaire est un salaire en soi. 

Tragiquement, la fonction publique est souvent perçue – par les jeunes eux-mêmes – comme un endroit où l’on est moins soumis à l’exigence de performance, de rapidité et d’innovation qu’exige le secteur privé. C’est l’attrait de la paix de l’esprit au détriment de l’ambition.

Une entreprise qui exige une présence physique de 9 h à 17 h, sans flexibilité, est jugée archaïque et non compétitive.»

La question des salaires pour les jeunes est centrale. Lorsqu’il s’agit des premières embauches, beaucoup de diplômés refusent des offres salariales qu’ils estiment ne pas être en adéquation avec leur niveau d’études. Leur refus est-il justifié ?
Leur refus est justifié par l’inflation de l’éducation, mais non par l’adéquation de leurs compétences avec le marché. C’est la tragédie du « Certificate Inflation ». 

Le jeune a investi lourdement dans son diplôme, souvent poussé par l’idée reçue que cela garantit un salaire de départ élevé. Ils voient leurs diplômes comme une obligation de payer. De plus, avec l’inflation du coût de la vie et du coût du logement, un salaire de départ faible est tout simplement insoutenable pour une vie autonome.  

L’employeur, lui, regarde la valeur ajoutée réelle immédiate. Si le diplômé sort de l’université sans expérience pratique, sans les « soft skills » et sans une maîtrise de la technologie nécessaire, il est perçu comme un coût de formation initial plutôt que comme un actif productif. L’employeur estime que l’on paie l’expérience, pas seulement le papier. 

Le refus de nos jeunes est un signal d’alarme légitime. Il reflète une rupture de l’ancien contrat social où l’éducation garantissait la prospérité. Pour que ce refus soit justifié, les jeunes doivent pouvoir prouver que leur diplôme est plus qu’un papier : qu’il est étayé par des stages, des projets concrets, une maîtrise des outils numériques et une excellente éthique de travail.

Le monde du travail et les salariés se sont-ils bien adaptés au télétravail, rendu nécessaire durant le confinement de 2020 ?
L’adaptation a été forcée, mais n’a pas été intégrée de manière mature et stratégique. Oui, les employés ont montré une grande capacité à s’adapter techniquement. Ils ont surtout goûté à la liberté et à la flexibilité, et ont élevé cette flexibilité au rang d’avantage crucial pour l’emploi. 

Le secteur du Global Business et certaines entreprises technologiques ont réussi la transition, mesurant la productivité par les résultats et non par la présence. De l’autre côté, la majorité des PME et des secteurs traditionnels sont revenus en arrière, exigeant un retour au bureau à 100 % ou 80 %. 

Cette réticence est souvent due à une crainte culturelle de la perte de contrôle ou au « management by sight », à des systèmes de gestion de la performance archaïques, et à l’absence d’outils pour maintenir la culture d’entreprise à distance. Résultat : le télétravail est devenu une source de conflit et de démission. Les entreprises qui refusent tout modèle hybride perdent les meilleurs talents au profit de celles qui offrent une flexibilité intelligente.

Beaucoup de chefs d’entreprise font valoir que les expériences professionnelles sont tout aussi importantes que les diplômes, ainsi que la capacité des salariés à travailler/communiquer entre eux. Les jeunes en formation sont-ils formés à ces enjeux ?
Absolument pas de manière suffisante. La lacune majeure de notre système éducatif est l’absence de formation systématique aux compétences transversales (« soft skills ») et à l’intelligence émotionnelle en milieu professionnel. Notre système éducatif reste très axé sur la performance individuelle (examens, classement) et non sur la réussite collective. 

L’étudiant est entraîné à exceller seul, pas à collaborer de manière interdépendante sur des projets complexes. Les enjeux pratiques comme la gestion du temps, le respect des délais, la communication interculturelle, la résolution de conflits, ou l’esprit critique constructif sont rarement enseignés. Les jeunes mauriciens sont souvent brillants, mais peinent à naviguer dans les dynamiques de l’équipe et à faire preuve de proactivité mature.  

Les institutions doivent multiplier les projets de groupe multidisciplinaires, les simulations d’entreprise, les stages obligatoires et le mentorat, avec une évaluation des « soft skills » aussi rigoureuse que celle des connaissances théoriques.

Il y a un manque criant de femmes CEO, COO, ou dans les conseils d’administration. Elles sont bloquées par des cultures d’entreprise qui ne soutiennent pas adéquatement le retour de congé de maternité, par des réseaux d’influence masculins fermés.»

De nombreux experts estiment qu’il faut rapprocher les lieux de travail, de vie, de loisirs et de commerce pour faire gagner du temps et réduire le stress. Est-il possible de créer ces espaces intégrés à Maurice ?
Non seulement c’est possible, mais c’est une nécessité impérative si nous voulons préserver la santé mentale et la productivité, bien que le défi soit énorme. Maurice étouffe sous le poids de la congestion routière. Les heures perdues dans les embouteillages sont une perte nette de PIB et une source majeure de stress et de fatigue pour la population active.  

Le concept de Smart City, avec des pôles de développement intégrés, est la réponse. Nous avons déjà des exemples partiels, comme la Moka Smart City qui prône un développement visant à intégrer les bureaux, le logement, les commerces et les écoles. 

Nous devons briser à jamais la mentalité centralisatrice, où tout doit se faire à Port-Louis ou dans le centre, et la spéculation foncière rendant le logement inabordable près des zones d’emploi.   

La fuite des cerveaux vers le Canada est-elle un réel enjeu qu’il faut traiter d’urgence, ou n’est-ce qu’un phénomène passager ? 
C’est un enjeu réel, structurel et alarmant qui doit être traité aujourd’hui même. Ce n’est pas un phénomène passager ; c’est un exode par aspiration. 

Le Canada (et dans une moindre mesure l’Australie, le Royaume-Uni et l’Europe) n’attire pas uniquement par le salaire. Il offre un contrat social complet que Maurice ne peut plus garantir : moins de corruption, des systèmes publics fonctionnels, et l’idée que le travail acharné sera récompensé sans passe-droit. Aussi de meilleures perspectives pour les enfants (éducation, emploi), une plus grande variété de loisirs et, surtout, l’accès à un grand marché où les carrières peuvent atteindre une échelle presque impossible dans notre petite île. 

Les mesures pour la rétention doivent être stratégiques, à long terme et sur plusieurs axes. Créer des filières professionnelles ultraspécialisées qui paient le prix du marché international (Rs 150 000+ pour les meilleurs en IA/FinTech), en partenariat avec le secteur privé, et offrir des plans d’évolution de carrière rapides et intéressants. 

En même temps, nous devons développer des mesures d’allégements fiscaux ou des subventions à la réinstallation pour les Mauriciens hautement qualifiés qui reviennent. Des programmes de financement de la recherche appliquée et des start-up à haut risque doivent être mis en place pour que nos jeunes aient la possibilité de créer et d’échouer localement, sans avoir à partir à l’étranger pour trouver les capitaux et la tolérance à l’échec. 

Le Mauricien n’a plus confiance en la capacité de son pays à subvenir à ses besoins et aspirations personnelles, professionnelles, familiales et sociétales. 

Quelle observation faites-vous des écarts de salaires/promotions entre hommes et femmes ?
Les écarts sont en train d’être réduits, mais la progression est lente et le problème se déplace vers le « glass ceiling » et les secteurs à forte valeur ajoutée. Dans la plupart des grandes entreprises, les politiques RH (certifications ISO, pression internationale) ont contraint à l’égalité salariale pour un même poste et une même expérience. L’écart se réduit. 

Par contre, l’écart se creuse aux niveaux du senior management. Il y a un manque criant de femmes CEO, COO, ou dans les conseils d’administration. Les femmes sont bloquées par des cultures d’entreprise qui ne soutiennent pas adéquatement le retour de congé de maternité, par des réseaux d’influence masculins fermés, et par la difficulté à gérer le double fardeau de la carrière et des responsabilités domestiques. 

L’inégalité salariale est renforcée par le fait que les femmes sont surreprésentées dans des secteurs moins rémunérateurs tels les services sociaux, secrétariat, éducation, et sous-représentées dans les secteurs à haute valeur ajoutée et à haut risque/rémunération. 

Notre système éducatif reste très axé sur la performance individuelle (examens, classement) et non sur la réussite collective.»

Dans l’hôtellerie, bon nombre de personnel préfèrent les bateaux de croisière. Comment retenir et attirer les compétences ?
Le choix est facile à expliquer : c’est un choix entre une vie et une carrière (ou du moins un meilleur chèque à court terme). Le salaire net, souvent exonéré d’impôts et payé en devises, est nettement supérieur, parfois le double ou le triple, à ce qu’offre un hôtel 5 étoiles local pour des postes similaires. 

Pour le jeune, c’est une occasion de voir le monde et d’accumuler de l’argent rapidement. Qui plus est, les frais de subsistance sont couverts, ce qui signifie que le salaire est un revenu net à 99 %. 

Pour gagner en compétitivité, nos hôtels doivent continuellement « re-engineer » l’expérience employé. Les hôtels ne peuvent pas s’aligner sur les salaires internationaux pour des raisons de coût. La stratégie doit être la différenciation. Améliorer drastiquement la qualité de vie en offrant des horaires de travail réaménagés (4 jours de travail, 3 jours de congé), ainsi que des mesures qui permettent à l’employé de progresser rapidement sur le « career ladder », l’inciterait à rester. 

Maurice, étant une petite économie, peine à offrir des emplois aux nouvelles générations. Quel type de formation serait nécessaire afin que nos jeunes puissent travailler à l’étranger, notamment en Afrique qui est en manque de compétences bilingues ?
C’est là que réside une opportunité stratégique majeure. Maurice doit se positionner non pas comme une île autarcique, mais comme le « Singapour africain » – un exportateur de capital humain bilingue et qualifié. 

En tant que petite économie, nous avons inévitablement nos limites en matière d’absorption de nouvelles générations sur notre marché du travail restreint. Cette réalité doit être un catalyseur pour une stratégie nationale audacieuse : il nous faut nous positionner comme un exportateur de capital humain hautement qualifié vers le continent africain, transformant notre île en un centre d’excellence bilingue pour les compétences du futur.

La formation de nos jeunes doit opérer un virage radical du local vers l’international. Notre atout naturel, le bilinguisme franco-anglais, est le point de départ, mais il doit impérativement devenir un bilinguisme technique et professionnel pointu. 

Il ne suffit plus de parler les deux langues couramment ; il faut maîtriser la terminologie des secteurs en pleine explosion sur le continent, notamment la FinTech, la logistique transfrontalière, la cybersécurité, et la gestion des projets d’infrastructure complexes. Nous devons cesser de former des généralistes pour produire des spécialistes immédiatement opérationnels et capables d’intégrer des marchés à grande échelle, là où la demande et la rémunération sont exponentiellement supérieures à ce que nous pouvons offrir localement.

Mais le succès à l’exportation ne repose pas uniquement sur le savoir-faire technique. Le véritable facteur différenciateur réside dans l’intelligence culturelle et l’adaptabilité. La formation doit donc préparer nos jeunes à naviguer dans des environnements de travail variés, à comprendre les protocoles d’affaires régionaux et à exercer un leadership éthique et autonome dans des contextes moins structurés. 

En se concentrant sur ces filières d’excellence et en équipant nos diplômés de ces compétences transversales aiguisées, Maurice devient, par procuration, un prestataire de services à haute valeur ajoutée. Cet exode stratégique permet à notre jeunesse d’accéder à des carrières et des salaires internationaux, tout en assurant un retour de devises, d’expertise et de réseaux inestimables pour la résilience et l’enrichissement futur de notre propre petite économie. C’est l’unique voie pour garantir une prospérité durable.

 

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !