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Sameer Sharma : «Il faut taxer davantage les monopoles et oligopoles tout en encourageant une concurrence plus ouverte»

Le Budget 2025-2026 aura-t-il été une occasion manquée de réformer profondément certains aspects de notre économie, comme le promettait l’Alliance du Changement en novembre 2024 ? « Le sentiment général ne s’est pas trop amélioré », fait observer l’économiste Sameer Sharma. Toutefois, il nuance : « Il n’est pas trop tard pour redresser la situation, à condition de placer les bonnes personnes aux bons postes, d’affronter les groupes d’intérêts… ».

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Quel est votre sentiment après le premier Budget du nouveau gouvernement ? Est-ce que les principales attentes de la population ont été traitées ?
Il est souvent dit que le marché ne ment jamais : il reflète, sur le long terme, la réalité économique, que cela plaise ou non aux responsables politiques. Si le marché peut se réjouir d’une consolidation budgétaire amorcée, il n’en demeure pas moins que la confiance dans la capacité de Maurice à devenir un pôle d’investissement et de création de richesse reste limitée. En effet, la Banque de Maurice elle-même exerce une pression constante sur les banques commerciales afin qu’elles proposent des solutions d’investissement susceptibles d’inciter les particuliers et les entreprises mauriciennes à rapatrier une partie des un à trois milliards de dollars américains détenus sous forme de dépôts et d’actifs à l’étranger, et à les convertir en roupies mauriciennes pour améliorer la liquidité sur le marché local des changes. Jusqu’à présent, ces efforts sont restés vains.

Le marché des capitaux local demeure sous-développé et l’économie manque d’opportunités suffisamment attractives pour inciter les acteurs à délaisser les devises étrangères au profit d’actifs libellés en roupies. Personne n’a intérêt à conserver une monnaie qui ne cesse de se déprécier.

Certes, on observe quelques améliorations sur le marché à terme du dollar contre la roupie, mais la Banque centrale persiste à appliquer des politiques héritées de l’ère MSM, qui continuent de fragmenter le marché des changes. Par ailleurs, si le Budget affiche des avancées en matière de consolidation budgétaire, il manque cruellement d’audace dans la mise en œuvre de réformes structurelles majeures susceptibles d’accroître la productivité. Le système fiscal, quant à lui, n’a pas été modernisé et reste largement fondé sur des conceptions dépassées, portées par des économistes nommés pour des raisons politiques. L’absence de mesures ciblant efficacement l’économie de rente et les oligopoles, par exemple via des taxes exceptionnelles sur les profits, constitue une occasion manquée.

En outre, peu de progrès ont été réalisés pour le moment en ce qu’il s’agit d’ouvrir cette économie dominée par les rentes et les oligopoles à une concurrence plus libre et équitable, en dehors de quelques annonces de principe sur la réforme de la Competition Commission. Le manque d’appétit pour la privatisation des entreprises publiques, souvent mal gérées et majoritairement détenues par l’État, est manifeste. Non seulement la privatisation permettrait de générer des recettes, mais elle stimulerait également la productivité et la croissance à long terme. Malheureusement, les responsables politiques tiennent à conserver le contrôle de ces entreprises via des nominations arbitraires, ce qui nous oblige à consentir des sacrifices ailleurs. Il existe peu de volonté politique pour démanteler le système de clientélisme, et la privatisation est systématiquement repoussée, malgré le piètre bilan des entreprises publiques.

Depuis leur arrivée au pouvoir, les responsables politiques n’ont eu de cesse de vanter la stabilité de la roupie. Pourtant, la réalité est tout autre : le taux de change officiel est fixé à un niveau où l’offre et la demande ne s’équilibrent même pas, ce qui explique l’impossibilité d’obtenir des devises en quantité suffisante au taux affiché. Parler de stabilité de la roupie alors que la liquidité fait défaut au taux officiel n’a donc aucun sens.

Les cambistes locaux et le marché parallèle affichent des taux supérieurs d’une roupie ou plus au taux officiel, tandis que les grandes contreparties régionales et internationales, qui traitent avec les principales banques du pays, n’acceptent de fournir des dollars contre des roupies qu’à des niveaux proches de 48 à 49 roupies pour un dollar. Ce décalage traduit un manque persistant de confiance dans la monnaie locale et dans l’économie mauricienne. Les marchés des changes, eux, ne mentent jamais, même si l’on tente de les contrôler.

La consolidation budgétaire et la hausse des impôts étaient nécessaires, mais leur conception et leur mise en œuvre, dans un contexte mondial plus difficile, risquent de freiner la croissance locale et de maintenir les ratios d’endettement au-dessus des objectifs fixés.

En somme, le sentiment général ne s’est pas trop amélioré. Tant du côté des investisseurs que des consommateurs, la confiance s’est un peu détériorée. Toutefois, il n’est pas trop tard pour redresser la situation, à condition de placer les bonnes personnes aux bons postes, d’affronter les groupes d’intérêts et de privilégier l’intérêt national à long terme sur les intérêts particuliers.

À Maurice, la tendance persiste à ne pas nommer des personnes indépendantes d’esprit ou réellement expérimentées dans le domaine concerné.»

La question de la réforme de la pension universelle a soulevé des débats intenses dans la rue. Était-ce le moment propice pour présenter une telle réforme, qui sera adoptée par le Parlement ?
Après plus d’une décennie de politiques populistes peu soutenables, le gouvernement mauricien s’est finalement engagé dans une réforme des retraites. Cependant, ces mesures arrivent tardivement et semblent avoir été menées de façon précipitée, sans consultations approfondies ni stratégie pour amortir l’impact sur la population.

La situation actuelle est critique :

  • La pension de retraite de base n’est pas financée par un fonds dédié, mais uniquement par les impôts et la dette publique, ce qui la rend vulnérable à l’inflation et à l’instabilité financière.
  • Le National Pension Fund ne reçoit plus les contributions nécessaires depuis plusieurs années et ses rendements sont insuffisants face à ses engagements.
  • Les régimes de retraite à prestations définies (publics) sont déficitaires, tandis que les régimes à cotisations définies (publics et privés) souffrent d’un manque de diversification et de faibles rendements, aggravés par un marché financier local peu développé et peu liquide.

La réforme annoncée par le gouvernement se limite essentiellement à relever l’âge de la retraite et à créer un comité de réflexion, sans aborder les vrais enjeux structurels tout de suite.
Axes de réforme pour un système de retraite durable

1 Rendre la pension de base plus équitable

  • Il est nécessaire de maintenir une pension de base universelle financée par les taxes pendant encore quinze ans, mais en modulant le montant versé en fonction des revenus de retraite de chacun. Cela permettrait de mieux cibler l’aide publique sans léser les plus modestes.

2 Renforcer la capitalisation et la gestion indépendante

  • Tous les Mauriciens ayant au moins 15 ans avant la retraite devraient cotiser davantage à leur future pension.
  • Ce qui subsiste du National Pension Fund pourrait servir de capital de départ à un nouveau fonds de pension universel, géré de manière professionnelle et indépendante (par le privé ou une nouvelle autorité nationale d’investissement), à l’abri des interférences politiques.

3 Développer les marchés de capitaux et la gestion professionnelle

  • Il est crucial de saisir l’opportunité de la réforme des retraites pour professionnaliser la gestion des actifs de retraite et développer les marchés financiers locaux, actuellement trop restreints et illiquides.

Le Budget contient-il des réformes qui font partie du programme de gouvernement de l’alliance au pouvoir ?
Une réforme majeure devait porter sur la mise en place de comités de sélection pour les nominations à des postes politiques clés. Jusqu’à présent, on a certes observé quelques bonnes nominations, mais bien trop d’autres n’ont suivi aucun processus méritocratique. À Maurice, la tendance persiste à ne pas nommer des personnes indépendantes d’esprit ou réellement expérimentées dans le domaine concerné. On continue de voir beaucoup de nominations issues de l’ancienne génération des baby-boomers, qui, dans bien des cas, ont largement dépassé leur période de compétence optimale. Beaucoup de Mauriciens, tant sur le plan local qu’à l’étranger, se demandent où est le véritable changement ? Certes, le pays est plus démocratique et plusieurs membres de l’actuel gouvernement sont animés de bonnes intentions, mais les Mauriciens ont voté pour des réformes majeures. Or, ce que l’on obtient, ce sont des réformes conservatrices.

Une autre réforme d’importance, peu évoquée lors de la campagne, est cette augmentation controversée de l’âge de la retraite. En réalité, tous les partis avaient promis monts et merveilles à la population. De nombreux économistes avaient pourtant averti la classe politique que la situation économique était très préoccupante. Il serait donc inexact de dire que les responsables ignoraient la gravité du contexte. Tous les partis se sont concentrés sur leur victoire électorale, misant sur la crédulité d’une partie de la population. L’objectif principal était d’évincer le MSM à tout prix. Aujourd’hui, c’est le gouvernement en place qui en paie les conséquences.

De nombreux économistes avaient averti la classe politique que la situation économique était très préoccupante...»

Certains professionnels de la finance et observateurs font valoir que Maurice risque de perdre son attractivité avec l’introduction de la Fair Share Contribution, qui équivaudrait à une double imposition… Ce Budget crée-t-il les conditions indispensables pour retenir les compétences locales et pour en attirer d’autres de l’étranger ?
Il est essentiel de comprendre qu’entre 2019 et 2024, le bilan de la Banque centrale, et par ricochet la monnaie locale, ont été mis à mal pour venir en aide au secteur privé, et indirectement aux grandes banques exposées à ces acteurs majeurs. L’économie mauricienne se caractérise par une forte concentration du secteur privé, et les interventions de la Mauritius Investment Corporation (MIC) ont été mal conçues et déséquilibrées. Pendant que la classe moyenne s’appauvrissait sous l’effet de la dépréciation de la roupie, l’État s’endettait davantage, le bilan de la Banque centrale se détériorait, tandis que les comptes des entreprises privées s’amélioraient.

Dans ce contexte, il était évident qu’il fallait instaurer des taxes sur les profits exceptionnels à l’encontre de tous les bénéficiaires des politiques de l’ère MSM, qui ont largement privatisé les gains tout en socialisant les pertes supportées par la classe moyenne. Le problème n’est pas tant que certains aient dû contribuer davantage, mais qu’aujourd’hui chaque entrepreneur y est soumis, y compris ceux qui souhaitent lancer une start-up ou dont le chiffre d’affaires dépasse à peine 26 millions de roupies.

Idéalement, il aurait fallu cibler les profits exceptionnels générés par la dépréciation de la roupie, en taxant prioritairement les grandes entreprises ayant enregistré des bénéfices records ces dernières années. Il aurait été plus pertinent de s’attaquer à l’économie de rente en instaurant une taxe sur la valeur foncière (land value tax) pour les grands propriétaires terriens, plutôt que de taxer les investisseurs immobiliers étrangers. Une révision de tous les baux de l’État au secteur privé s’imposait, en indexant les loyers sur un pourcentage du chiffre d’affaires des entreprises, tout en maintenant un faible niveau d’imposition sur les revenus des particuliers (income tax) pour encourager le travail. De nombreux acteurs privés bénéficient encore de baux fonciers publics à des conditions très avantageuses, qui mériteraient d’être réévaluées pour garantir une contribution plus équitable.

Il aurait également été judicieux de concentrer les hausses d’impôts sur les grands groupes, tout en préservant une fiscalité attractive pour les autres entreprises, notamment dans les secteurs à fort potentiel de croissance, et d’offrir des incitations fiscales à ceux qui investissent localement et créent des emplois à Maurice.

Concernant l’immobilier, il n’aurait jamais fallu envisager une taxation des plus-values pour les étrangers ou une augmentation des droits d’enregistrement. Il aurait été préférable de négocier une meilleure répartition des profits entre l’État, les grands propriétaires fonciers et les promoteurs, via des taxes ciblées. Taxer les étrangers qui apportent des devises dans un pays à fort déficit commercial, au lieu de prélever une part plus importante des profits des promoteurs, n’est pas une stratégie pertinente.

Par ailleurs, un effort bien plus conséquent aurait dû être fait pour réduire la taille de l’appareil d’État, accélérer la privatisation et mettre en œuvre des réformes favorables à la concurrence, menées par le secteur privé, afin de stimuler la croissance et les recettes, et ainsi limiter l’ampleur des hausses d’impôts.

Tout le monde s’accorde à dire que la situation économique est préoccupante et que des sacrifices sont nécessaires, mais ce sont les principaux bénéficiaires des cinq dernières années qui devraient contribuer le plus. Il est important de souligner qu’aucun audit indépendant, mené par un cabinet international reconnu et sans conflit d’intérêts avec le secteur privé local, n’a été réalisé sur l’ensemble des opérations de la MIC, y compris sur les nombreux intermédiaires ayant facilité des montages peu transparents. Nous n’avons toujours pas une vision claire des pertes potentielles que la Banque de Maurice pourrait enregistrer suite à une évaluation neutre des actifs illiquides de la MIC par un cabinet international de renom.

Des contributions ciblées et équitables constitueraient en réalité un remboursement des gains exceptionnels réalisés par ceux qui ont le plus profité de l’intervention de l’État.

Comment expliquez-vous que cette nouvelle année, et après l’alternance au sommet de l’État, Maurice multiplie son recours à la main-d’œuvre étrangère, si bien que celle-ci est désormais présente dans presque tous les secteurs ?
Si les Mauriciens devraient être plus ouverts aux travailleurs étrangers, davantage d’efforts peuvent être faits pour encourager les femmes locales à intégrer le marché du travail à Maurice. Il faut aussi comprendre que le secteur privé est concentré entre les mains de quelques grands acteurs qui exercent un contrôle quasi-oligopolistique sur l’économie. Cela limite non seulement la concurrence, l’innovation et la productivité, mais l’absence d’alternatives d’emploi freine aussi la progression des salaires.

Par ailleurs, sans les bonnes relations ou liens politiques, l’évolution de carrière dans le secteur public reste très limitée.

Ainsi, de nombreux locaux cherchent à s’expatrier vers de meilleures opportunités. Les grandes entreprises privilégient quant à elles l’embauche de travailleurs étrangers bon marché. Ce dont nous avons réellement besoin, ce sont des travailleurs qualifiés et bien rémunérés venus de l’étranger, ainsi qu’une stratégie plus équilibrée pour les emplois à bas salaires.

Aucun audit indépendant n’a été réalisé sur l’ensemble des opérations de la MIC, y compris sur les nombreux intermédiaires ayant facilité des montages peu transparents.»

L’économie mauricienne peut-elle se fier aux investissements privés domestiques afin de se relancer, ayant en tête la fusion récente de deux grands conglomérats dits historiques ?
L’investissement privé local pourrait être dynamisé si l’on favorisait davantage la concurrence sur des marchés libres et si l’on utilisait la fiscalité pour encourager ou décourager certains comportements des acteurs économiques.

Si l’on se fie au cours de la Bourse, la valeur post-fusion du conglomérat récemment mentionné n’a pas particulièrement bien évolué, malgré la diversité de ses activités. Ce modèle de conglomérat ne fonctionnerait pas toujours aux États-Unis ou dans de nombreux pays où l’actionnariat est plus diversifié et exigeant envers les entreprises. Le dicton anglais « Jack of all trades but master of none » correspond bien à ce modèle.

Qu’est-ce qui explique que le gouvernement n’ait rien annoncé concrètement en termes de création de nouveaux piliers économiques, notamment celui d’une économie bleue ? Et à ce titre, quel pays serait en mesure de nous soutenir dans la mise en œuvre d’un tel projet ?
Nous devons cesser de penser et de croire que les politiciens possèdent une connaissance divine sur la manière de gérer une économie et de générer de bons rendements sur les investissements. Le meilleur que les gouvernements puissent faire, c’est de créer un environnement propice à un secteur privé plus dynamique et compétitif, capable de trouver les solutions par lui-même. Les gouvernements peuvent, au mieux, utiliser la fiscalité et la réglementation pour orienter les acteurs économiques dans une certaine direction.

Oui, Maurice peut vouloir tirer parti de ses relations avec l’Inde et l’Europe pour accéder à des capitaux et s’engager dans des coentreprises afin de développer notre économie bleue, mais au cœur du dispositif, c’est au secteur privé de prendre les devants. Nous avons besoin de plus de concurrence et d’un secteur privé mauricien plus dynamique et moins enclin à la recherche de rentes.

Nous ne pouvons pas attendre que de nouveaux secteurs émergent miraculeusement avec le même profil d’acteurs économiques qu’aujourd’hui. Il est temps d’arrêter de rêver et de revenir à la réalité.

Le gouvernement prévoit que dans trois ans, l’économie mauricienne sera en mesure de se remettre sur les rails et de mettre en œuvre ses grands chantiers. Mais peut-on savoir ce qui pourrait arriver d’ici cette date ?
La consolidation fiscale était nécessaire, mais ce qui m’inquiète, c’est que le Budget n’a pas envoyé de signaux suffisamment positifs aux investisseurs étrangers et locaux, et que les politiques n’étaient pas assez ciblées. Il est probable que la croissance moyenne soit inférieure à 4 %, que la roupie reste sous pression face à un panier de devises majeures, et qu’à terme, nous devions compter sur l’inflation pour réduire les ratios d’endettement. Ce Budget est bien intentionné et constitue au moins une rupture avec le passé, mais il ne va pas assez loin pour propulser l’économie au niveau supérieur. Après une décennie de mauvaises politiques économiques, nous avions besoin d’un Budget A+, mais ce que nous avons reçu, c’est un Budget B-.

De nombreux entrepreneurs et dirigeants de conglomérats locaux réaffirment leur souhait de voir se réformer les lois du travail afin d’augmenter la productivité. Ce souhait est-il justifié ?
Je suis d’accord pour dire que Maurice a besoin de plus de flexibilité sur le marché du travail et de moins d’ingérence gouvernementale dans la fixation des salaires, mais ce que les conglomérats ne diront pas, c’est que nous avons aussi besoin de réformes de marché plus libres avec davantage de concurrence. Nous devrons taxer davantage les monopoles et oligopoles tout en encourageant une concurrence plus ouverte en ouvrant réellement notre marché. Ce n’est que si nous avons plus de concurrence que nous pourrons envisager des réformes du marché du travail. Il nous faut une situation gagnant-gagnant, et non un scénario gagnant-perdant où, malgré un changement de gouvernement, les gains continuent d’être privatisés par quelques-uns tandis que les pertes sont socialisées par le reste de la population.

 

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