
Paradoxe. Maurice importe plus de 60 % de son alimentation. Et pourtant, 135 000 tonnes de nourriture finissent chaque année à la décharge. Pour Jayen Chellum, secrétaire général de l’Association des consommateurs de l’île Maurice (ACIM), ce gaspillage « massif » doit être considéré comme une sonnette d’alarme.
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« Maurice est un pays importateur. Cela veut dire que ce que nous consommons, nous l’importons. Ce sont à peu près
Rs 14,5 milliards de nourriture (325 millions de dollars d’importations) qui partent à la poubelle chaque année. C’est un impact conséquent, non seulement pour les foyers, mais aussi pour le pays », explique-t-il.
L’économiste Manisha Dookhony confirme l’ampleur du phénomène à travers les données disponibles : « Selon une étude de l’UNEP, environ 118 600 tonnes de nourriture sont gaspillées chaque année dans les foyers, ce qui correspond à environ 279 kilos jetés chaque minute. Cela génère un coût estimé à plusieurs centaines de millions de roupies, uniquement pour la gestion des déchets alimentaires. »
Répercussions sur le budget familial
Cette hémorragie alimentaire s’inscrit dans un contexte inflationniste qui amplifie ses effets pervers. Dans certains cas, le gaspillage alimentaire peut représenter jusqu’à 5 % du budget mensuel d’un ménage. Une proportion qui pèse lourd dans un contexte où les prix alimentaires ne cessent d’augmenter – l’huile, le riz ou encore les produits carnés ayant connu ces dernières années des hausses de 10 à 15 %.
Le diagnostic révèle des disparités sectorielles significatives. « Si les établissements hôteliers et certains restaurateurs arrivent à mieux gérer leurs stocks pour éviter les pertes, il suffit de se rendre dans les marchés pour constater la quantité de légumes verts jetés chaque jour. Le constat est tout aussi désolant dans nos propres frigidaires », observe Jayen Chellum.
Pour lui, cela révèle un dysfonctionnement structurel majeur. Une analyse que partage l’économiste Manisha Dookhony, pour insiste sur « l’importance d’évaluer et de réduire le gaspillage pour économiser à la fois sur le budget familial et les ressources nationales ».
Elle propose une batterie d’indicateurs techniques : « Au niveau technique, plusieurs indicateurs sont utiles pour mesurer précisément ce coût : la part du budget alimentaire gaspillée en proportion de la consommation totale, le volume des déchets alimentaires générés par foyer en kilogrammes par an, le ratio entre quantité achetée et quantité consommée, le suivi de la fréquence des achats spontanés versus planifiés, ou encore l’évolution des dépenses liées à la gestion des déchets. »
L’économiste évoque également « un indice du gaspillage alimentaire, comme celui défini par la FAO, qui prend en compte la quantité et la valeur des pertes à chaque étape du cycle ».
Pour les familles, des outils plus accessibles existent. « D’un point de vue pratique, les familles peuvent tenir un carnet ou utiliser une application mobile pour noter ou photographier ce qu’elles jettent. Elles peuvent aussi mesurer la quantité de nourriture gaspillée avec un récipient gradué ou une balance de cuisine. En notant régulièrement ces informations, il devient plus facile d’identifier les aliments le plus souvent gaspillés et donc d’adapter leurs achats et leur consommation. »
Ces pratiques, avance-t-elle, contribuent à alléger le budget des ménages tout en ayant un effet positif sur l’économie nationale, en réduisant la dépendance aux importations et la pression sur les ressources.
Les leviers d’une transformation systémique
Toutefois, pour Jayen Chellum, cette lutte doit « passer par une sensibilisation accrue ». L’ACIM plaide pour que des campagnes nationales soient organisées et pour que des programmes comme la National Food Waste Prevention Strategy soient relancés et élargis. Selon lui, « la responsabilisation des consommateurs est la clé ».
Manisha Dookhony détaille l’arsenal des politiques possibles : « Par exemple, des déductions fiscales pour les dons alimentaires, des incitations à la redistribution des excédents, une réglementation plus stricte sur l’étiquetage et les formats d’emballage, ou encore le développement d’applications anti-gaspillage et le soutien accru aux producteurs locaux. L’État peut aussi encourager l’innovation dans le recyclage des aliments, renforcer le suivi statistique du gaspillage et intégrer ces objectifs dans la planification nationale de l’importation et de la sécurité alimentaire. »
L’économiste s’appuie sur des exemples internationaux pour illustrer l’efficacité de ces approches. « En France, une loi adoptée en 2016 oblige les supermarchés à ne plus jeter leurs invendus consommables et à les redistribuer à des associations caritatives, sous peine de sanctions. Cette mesure a permis de sauver des millions de repas tout en sensibilisant la grande distribution. »
Elle cite aussi le programme « Love Food Hate Waste » au Royaume-Uni, qui a contribué à une réduction notable du gaspillage domestique à travers un accompagnement des foyers, ainsi qu’une campagne nationale similaire au Canada. « Enfin, au Mexique, des associations comme la Banque alimentaire de Mérida récupèrent les excédents pour les redistribuer sous forme de paniers aux plus vulnérables, évitant que ces denrées ne finissent à la poubelle. »
D’autres initiatives montrent également des résultats encourageants. « La région de Bruxelles-Capitale a adopté une politique visant à réduire de 30 % le gaspillage alimentaire en 2020, en promouvant des stratégies d’achat raisonné et en sensibilisant les consommateurs aux bonnes pratiques. »
Pour Jayen Chellum, la mobilisation doit être collective : « Ce sont de simples gestes, mais cumulés, ils peuvent réduire considérablement les pertes et soulager à la fois les familles et l’économie du pays. » Les ménages, souligne-t-il, « ont un rôle essentiel à jouer dans la réduction de ces chiffres ».
Une urgence qui coûte cher à la planète
Chaque année, près d’un tiers de la production alimentaire mondiale disparaît dans les poubelles, aggravant le changement climatique, l’épuisement des ressources et l’insécurité alimentaire. À l’échelle mondiale, selon la Food and Agriculture Organization (FAO), un tiers de la nourriture produite chaque année, soit 1,3 milliard de tonnes, est perdu ou gaspillé, représentant un coût global de près de 940 milliards de dollars.
Mais le gaspillage alimentaire dépasse le simple aspect économique. Chaque aliment jeté mobilise des ressources : litres d’eau pour irriguer, énergie pour transporter, terres pour cultiver. Jeter une tomate, par exemple, c’est aussi gaspiller l’eau et l’énergie nécessaires pour la faire pousser et l’amener jusqu’au marché.
En bout de chaîne, ces déchets enfouis dans les décharges produisent du méthane, un gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le dioxyde de carbone. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le gaspillage alimentaire représente près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
À Maurice, selon le ministère de l’Environnement, chaque année, environ 540 000 tonnes de déchets municipaux sont collectées dans tout le pays, soit en moyenne 1,2 kilogramme par personne et par jour. Les audits montrent que plus de la moitié de ces déchets sont des matières organiques biodégradables, tandis qu’environ 25 % sont des matériaux recyclables comme le plastique, le papier, le métal ou le verre.
La bonne nouvelle, c’est qu’une meilleure séparation des déchets à la source pourrait réduire considérablement ces pertes. En détournant les matières organiques vers le compostage ou la digestion anaérobie, il est possible de limiter les émissions de méthane tout en produisant du compost ou de l’énergie renouvelable. Une solution simple, concrète et bénéfique… pour la planète et nos assiettes.

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