Interview

Rama Sithanen expert en systèmes électoraux : «Ce choix de nomination de députés par les leaders politiques est un recul» 

Pour le Dr Rama Sithanen, la formule que le gouvernement veut proposer pour une réforme électorale est une parodie de démocratie. Nommer des députés « on a look at basis » après des législatives est antidémocratique. Raison pour laquelle il se prononce contre cette formule. Celui qui détient un PhD en systèmes électoraux émet des propositions qu’il juge justes. 

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Le gouvernement propose de venir avec une réforme électorale. Quels devraient en être les principaux piliers ? 
Historiquement, il y a trois problèmes dans notre système électoral qui combine le First Past The Post System (FPTP) et le Best Loser System (BLS). D’abord, le très grand déséquilibre qui existe très souvent entre le pourcentage de voix recueillis par un parti et sa très faible représentation ou son élimination complète en termes de députés à l’Assemblée nationale.

L’exemple le plus frappant est le fameux 60-0 où le second parti ne récolte aucun siège avec près de 26 % de voix en 1982 et 20 % de voix en 1995. La distorsion entre voix et sièges est aussi très élevée dans des élections de 1991, 2000 et 2014. Même en 1987, 1983, 2005 et 2010, le MMM a été pénalisé, avec pourtant un score élevé de 48,1 %, 46,4 %, 43,3 % et 42,9 % de suffrages par ce système. L’objectif principal de la réforme est de réduire cet écart afin qu’un parti qui a obtenu un pourcentage de voix important soit mieux représenté au Parlement en termes de sièges. Cela se fera à travers une dose de représentation proportionnelle (RP). 

Ensuite, il faut régler le problème soulevé par le comité des droits humains des Nations unies sur la déclaration de la communauté d’un candidat qui se présente aux élections générales. Le choix proposé par les Nations unies est entre un nouveau recensement communautaire – car le dernier date de 1972 – et une nouvelle formule électorale qui enlève la classification communale de nos concitoyens. Enfin, il est important de s’assurer de l’égalité des genres avec une représentation féminine plus juste et équitable. Les femmes représentent 50,6 % de notre population. Elles sont plus nombreuses comme votantes, mais ne sont que 11 % élues au Parlement et 8 % au Conseil des ministres. C’est une discrimination structurelle et endémique qu’il faut enrayer. C’est aussi une question de droits humains et de démocratie.

Ce sont les trois éléments déterminants qui touchent le système électoral lui-même. Il y a d’autres problèmes qu’on essaie de résoudre, comme le transfugisme, le financement des partis politiques ainsi que les pouvoirs de l’Electoral Supervisory Commission et de l’Electoral Commission. Mais le cœur du problème reste les trois éléments mentionnés. 

L’argument est d’éviter les risques d’une fragmentation de notre système politique avec une multiplication de plusieurs partis»

Selon les bribes d’information, on comprend qu’il y aura 63 députés FPTP, 12 élus par le RP, sept personnes choisies par les leaders politiques pour remplacer le BLS et 30 % de candidats féminins. Donc un Parlement de 82 députés. Selon vous, est-ce la solution pour résoudre les trois problèmes ? Est-ce la bonne dose de RP en termes de nombre et dans la façon de les répartir entre les différents partis ? 
Je n’ai pas les détails du projet gouvernemental. Souvent, le diable est précisément dans les détails. Je vous livre mon opinion avec des réserves jusqu’à la publication du rapport. Je suis d’accord qu’il faut préserver l’ossature des 62 députés FPTP (ou 63 avec trois pour nos compatriotes de Rodrigues) afin d’assurer la stabilité de notre système politique qui a fait ses preuves depuis l’Indépendance. Ensuite, il faut ajouter une dose de RP pour introduire une certaine équité afin de corriger les anomalies du FPTP. Trois questions sont essentielles dans ce contexte. Le nombre, la clef de répartition et le seuil d’éligibilité pour bénéficier de ces sièges de RP. Des experts indépendants, comme Sachs, Tendon et Ahnee, et un Select Committee du Parlement ont travaillé sur ces trois questions, surtout la Commission Sachs.

Je suis d’accord avec un seuil de 10 % pour bénéficier de ces sièges. Le meilleur argument est d’éviter les risques d’une fragmentation de notre système politique avec une multiplication de plusieurs partis, dont certains sur une base ethnique, communale ou religieuse. Ce sera très dangereux pour notre harmonie sociale et notre cohésion nationale. Un seuil de 10 % protège aussi la stabilité du système. 

Est-ce que 12 députés RP sont suffisants pour réduire cette inégalité entre voix et sièges pour les partis ? 
Cela dépend, si on veut une représentation juste et équitable des partis au Parlement ou seulement une présence symbolique. Si le nombre est trop faible, comme le 12 proposé par le gouvernement, cela ne suffira pas à réduire les trop grands écarts entre le pourcentage de voix et le nombre de sièges des second et troisième partis. Avec 12 sièges, l’impact sur la représentation du second parti sera très minime, voire insignifiant. On sera de retour à la case départ. Ils n’ont qu’à faire les simulations pour 1982, 1995, 1991 et 2000 et ils verront l’incapacité de cette proposition à résoudre l’anomalie principale du FPTP. Sachs avait proposé 30 sièges de RP, le MMM 28 et le PTr 16.

Il y avait un compromis entre le PTr et le MMM en 2014 pour 20 sièges RP. Mes simulations montrent qu’un chiffre de 20 est peut-être le minimum qu’il faut pour avoir un peu d’équité tout en intégrant les sièges de Best Loser. Un équilibre entre stabilité et équité. Donc 63 députés FPTP et 20 RP, ce qui fait un total de 83 élus. 

Comment se fera cette répartition des 12 sièges que propose le gouvernement ? 
Beaucoup de gens ne se rendent pas compte que c’est l’élément crucial de la réforme. Si on utilise la mauvaise clé de répartition, le résultat sera un désastre pour l’équité. Les rumeurs veulent que le gouvernement propose un système « parallèle » pour allouer les 12 sièges RP aux partis éligibles. C’est le modèle Sachs A que la Commission avait catégoriquement rejeté, car il ne résout pas le problème de disproportionnalité entre voix et sièges. Cette formule a aussi été refusée par le Select Committee présidé par Ivan Collendavelloo. Et pas considérée par Carcassonne. Le Professeur Chu de l’université de Singapour a aussi dit un grand non à cette formule. Sur les cinq propositions étudiées par la Commission Sachs, c’était la pire. Si c’est vrai que le gouvernement proposera 12 sièges RP répartis selon Sachs A, ce sera une catastrophe en termes de représentation des partis au Parlement. 

Pourquoi le gouvernement propose-t-il ce qui a été rejeté par d’éminents spécialistes électoraux, comme Sachs, Tendon et Ahnee, et par le Select Committee du Parlement ? 
Il y a quatre raisons à mon avis. Il faut proposer une solution dans le cas de Resiztans ek Alternativ en Cour suprême et pour satisfaire les Nations unies. Peut-être qu’ils ne veulent pas de réformes et proposent des mesures purement cosmétiques. Je ne sais pas s’ils ont fait des simulations pour analyser les effets pervers de cette formule. Ou alors ils ne maîtrisent pas les tenants et aboutissants de ce problème complexe et ils ont refusé de consulter des experts internationaux avant de faire les propositions.

J’arrive difficilement à croire que le comité ministériel a pris trois ans pour nous sortir une formule qui a été rejetée par tous les experts. Pire, ces spécialistes n’avaient pas accepté 20 sièges selon le modèle Sachs A et maintenant on suggère 12 sièges RP selon le même Sachs A. Cela n’a aucun sens. Le système sera plus perverti, car le gagnant du FPTP bénéficiera davantage de sièges de RP, même si les sept sièges pour remplacer le BLS pourraient marginalement atténuer cette anomalie. 

Comment est-ce possible ? Cela va à l’encontre même de l'objectif de la réforme de compenser le parti pénalisé par le FPTP… 
Exactement. Je vous donne un exemple édifiant de ce qu’on propose. En 1982, avec 25,8 % de voix, le second parti n’avait obtenu que deux sièges de Best Loser et aucun député FPTP. L’écart entre le parti qui avait remporté les 60 sièges et le second parti était de 58 députés (60 moins 2). Avec la nouvelle formule, le second parti ne récolterait que trois sièges de RP pour 25,8 % de voix (soit un de plus que maintenant) et le gagnant aurait 69 députés au lieu de 60 (soit neuf de plus). L’écart du nombre de députés augmenterait à 66 (69 moins 3). Même si le parti pénalisé a trois sièges « neo BLS », l’écart sera de 63 députés. Si le gagnant aussi a droit à ces sept sièges, ce sera pire. C’est incroyable qu’on nous propose cette réforme. J’espère que j’ai tort et que ce sera différent. Attendons voir… 

On propose d’éliminer le BLS et de le remplacer par sept sièges additionnels nommés par les leaders politiques après le scrutin. Beaucoup dénoncent cette entorse à la démocratie et qu’on donne trop de pouvoirs aux leaders pour nommer des « yes men » à leur solde. Que pensez-vous ? 
D’abord, je ne sais pas si ce sont six, sept ou huit nouveaux députés qui remplaceront les sièges de Best Loser. Puis il y a une ambiguïté incroyable de la façon dont ces sièges seront alloués aux partis éligibles. Est-ce sur le pourcentage de voix de chaque parti ? La répartition se fera-t-elle à travers Sachs A or Sachs C ? Faut-il un minimum de 10 % des voix pour être éligible ? Ou est-ce que ce sera une forme de compensation pour rétablir un équilibre antérieur ? Celui du FPTP ou après l’attribution des 12 sièges de RP. Est-ce possible pour le parti qui a été pénalisé de récupérer la totalité des six, sept ou huit sièges ? Ou alors y aura-t-il une restriction comme c’est le cas aujourd’hui pour les seconds quatre sièges de Best Losers qui compensent les quatre premiers ? C’est très confus. Il faut attendre la publication du rapport. 

Je suis contre la nomination de députés par les leaders politiques après le scrutin. Il soulève plusieurs problèmes. Ce serait conférer trop de pouvoirs à une personne. Ce serait arbitraire et antidémocratique. Il s’agirait d’une intervention inacceptable après les résultats qui n’existent dans aucune démocratie sérieuse. Il y aurait une pression insoutenable sur les leaders pour choisir ces députés. Sans oublier un lobby intense sur des bases qu’on connaît. Et on ouvre grandes les portes pour des pratiques de corruption et d’achats de sièges par ceux qui sont fortunés. Ce serait un recul, car ce choix arbitraire existait pendant la période coloniale. Il y avait tellement d’abus qu’il a été aboli en 1967. C’est un piège pour les leaders. Ce n’est pas une pratique digne d’une démocratie de nommer des députés « on a look at basis » après les élections. Il existe des formules pour éviter cette parodie de la démocratie. 

Le nouveau recensement ouvrirait la boîte de Pandore avec des revendications d’au moins huit groupes.»

La classe politique est divisée sur un nouveau recensement. Certains, à l’instar du PMSD, disent qu’il en faut un. D’autres, comme le PTr, le MMM et le MSM, sont contre. Votre avis ? 
C’est un sujet très compliqué. Certains passent à côté du véritable enjeu. Je suis contre un nouveau recensement pour catégoriser nos concitoyens en plusieurs communautés pour ce besoin électoral précis. On ouvrirait la boîte de Pandore avec des revendications d’au moins huit groupes. Sans compter un risque de balkanisation pour notre pays qu’il faut éviter à tout prix. D’autant qu’il existe déjà des statistiques sur une base religieuse qui pourraient être utilisées pour prendre des décisions face à certains problèmes spécifiques de nos concitoyens afin d’assurer une vraie égalité des chances. 

Cependant, je ne suis pas sûr que ce soit un débat entre des prétendus passéistes et des progressistes. C’est beaucoup plus compliqué. Cela va au cœur d’une clause importante de notre Constitution qui dit clairement qu’on doit « ensure a fair and adequate representation of the four communities ». La Constitution prend la peine de définir exactement le terme « fair and adequate representation » en comparant deux statistiques démographiques.

Cette disposition constitutionnelle fonctionne comme une garantie pour une « fair and adequate representation ». Elle a joué un rôle important dans la construction de notre pays pluriel. L’attribution des huit sièges de BLS est conforme à cette clause. Elle corrige les anomalies créées par le FPTP en termes de diversité au Parlement. Elle compense ceux qui sont mathématiquement sous-représentés après l’élection des 62 députés FPTP. Elle assure la participation, l’inclusion, la représentation et la diversité au Parlement. Avec la proposition du gouvernement, il y a deux garanties qui sautent. La première est celle liée à l’assurance constitutionnelle d’une compensation pour pallier toute sous-représentation (le BLS). La seconde concerne le mode de désignation de ces députés. Il est fait aujourd’hui par une institution impartiale, indépendante et respectée comme l’ESC et sur une base scientifique de données. Dans la réforme proposée, ce choix se fera désormais par un ou deux leaders politiques après le scrutin et sur une base arbitraire, subjective et personnelle. Le remède paraît pire que la maladie. 

Le véritable enjeu est le suivant : on a, depuis l’indépendance, un système qui, tant bien que mal, a donné une certaine inclusion, un niveau de représentation à nos concitoyens et une diversité sociodémographique au Parlement. On peut facilement le calculer sur la base des onze élections depuis 1967. Est-ce que le nouveau modèle proposé par le gouvernement sera mieux ou pire ou encore semblable par rapport à l’inclusion, la représentation et la diversité des différentes composantes de notre arc-en-ciel ? J’ai d’énormes craintes en regardant les nombreuses simulations d’un algorithme électoral. 

Vous qui êtes un expert et qui détenez un PhD en systèmes électoraux, quelle serait la meilleure formule ? 
J’ai fait des recherches très approfondies sur les systèmes électoraux de plus de 150 pays, surtout des pays multi-ethniques, multireligieux et multiculturels comme le nôtre. Cela m’a permis de bâtir un socle de connaissances sur ce sujet complexe. Honnêtement, je pense que le gouvernement n’est pas bien avisé. Il est trop bloqué sur ce qui s’est passé à Rodrigues.

Il fait tout pour favoriser une trop grande majorité pour le gagnant sans se soucier des problèmes d’une juste et équitable représentation. Il propose le strict minimum avec cette réforme parce qu’il y a une affaire en Cour. Les changements ne sont que cosmétiques. Le juste milieu est d'environ 20 députés de RP, incluant les sièges pour remplacer le Best Loser avec une répartition qui est proche de celle de Sachs C avec une variante moins proportionnelle pour assurer une stabilité au vainqueur des élections FPTP pour diriger le pays. Avec un seuil de 10 % pour être éligible aux sièges de RP. Ensuite, un remplacement du BLS qui donne un résultat en termes d’inclusion, de représentation et de diversité qui est proche de ce qui existe aujourd’hui. 

Il faut faire trois ajustements pour arriver à cette éventualité. On n’a pas besoin de trois piliers. Deux suffisent avec les 63 députés FPTP et 20 sièges de RP. Et enfin une femme candidate dans chaque circonscription et une alternance de « zèbre » entre au moins un homme et une femme pour chaque trois candidats sur la liste de RP et autre liste. Au moins un tiers de femmes ministres pour assurer une présence féminine dans la plus haute instance de décision du pays. On ne peut continuer à exclure 50,6 % de la population des instances décisionnelles. En sus d’un énorme déficit démocratique, c’est un gaspillage de talents et du mérite considérable.

 

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