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Nicolas Ritter, fondateur de l’ONG Pils : «Entre 5 000 et 7 000 Mauriciens vivent avec le VIH sans le savoir»

Face à l’augmentation alarmante de 43,7 % des nouveaux cas de VIH en 2024, Maurice doit repenser sa stratégie. Entre relâchement collectif, stigmatisation persistante et manque de coordination, une nouvelle approche s’impose pour contrer cette urgence sanitaire, dit Nicolas Ritter, fondateur de l’ONG Pils.

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En 2024, les nouveaux cas de VIH/Sida ont bondi de 43,7 %. Le dépistage massif – autotests, dépistages hospitaliers et communautaires – explique-t-il tout, ou est-ce aussi le symptôme d’un relâchement collectif face au virus ?
On a effectivement constaté une augmentation du nombre de dépistages, si l’on se réfère au document du ministère de la Santé. Cela indique une hausse de 15 % par rapport à 2022, basée sur 110 000 tests de dépistage.

En prenant en considération les statistiques de 2022, la répartition du dépistage est d’environ 50 % à la banque de sang qui teste les donneurs, généralement des personnes avec une vie relativement stable et pas du tout de la population vivant avec le VIH ou vulnérable. Près de 40 % des dépistages se font dans le contexte hospitalier et anténatal. C’est la même chose tous les ans avec 3 % chez les travailleurs migrants, 3 % dans la population carcérale, 3 % chez les populations clés et 4 % pour d’autres actions de terrain.

Les autotests ont été introduits fin 2024-début 2025 et pour l’instant, ils ne sont distribués et accessibles que dans les dispensaires et dans les ONG, mais pas dans les pharmacies privées, ni dans les supermarchés, etc. Ce n’est pas un test qu’on peut se procurer facilement, et cela constitue un problème. 

Le taux de positivité passé de 0,44 % à 0,5 % indique qu’il y a une vraie recrudescence des infections, pas simplement un meilleur repérage. Il faut mieux répartir les efforts de dépistage avec une partie plus conséquente qui devrait être dédiée aux populations clés qui sont à haut risque.

Maintenant que les autotests sont validés à Maurice d’un point de vue légal, il faudrait étendre leur accès en pharmacies et dans les points de vente grand public le plus rapidement possible, ainsi que dans les centres de soins. Il faut aussi, bien entendu, étendre la sensibilisation et améliorer la qualité de l’accueil, car l’index Sida montre qu’environ 20 % des personnes retardent un dépistage, parce qu’elles ont eu une mauvaise expérience en consultation. Là encore, c’est un problème global. 

En combinant tout cela : le volume, le ciblage et un accompagnement sans jugement, on pourra améliorer et mobiliser durablement les Mauriciens contre le VIH.

On manque cruellement de coordination depuis ces dernières années»

En 2024, pour la première fois, les cas liés à des rapports hétérosexuels ont dépassé ceux liés aux usagers de drogues injectables. Ce basculement était-il prévisible ou révèle-t-il une évolution qu’on n’a pas su anticiper ? Avez-vous été surpris ?
Cela ne me surprend pas totalement. On l’avait anticipé. Cela fait quelque temps qu’on voit la proportion des personnes hétérosexuelles grimper. L’épidémie s’est progressivement généralisée. Et on a continué, pendant très longtemps, à concentrer nos efforts sur la réduction des risques chez les personnes qui utilisent des drogues injectables, mais on a peut-être un peu baissé la garde sur la prévention sexuelle plus large. 

Seulement 3 % des tests ciblent les populations clés, alors qu’elles représentent une grande part des nouvelles infections. Il faut redéployer les campagnes vers tous les Mauriciens, quel que soit leur mode de vie, pour anticiper et inverser cette tendance.

Le groupe d’âge le plus touché reste les 25-34 ans, une population en principe mieux informée. Que révèle ce paradoxe ? Y a-t-il un excès de confiance, un tabou persistant ou un manque de dialogue sur la sexualité ?
Je n’utiliserais pas le terme « confiance ». Je pense qu’il y a une certaine forme de déni : « Pa pou mwa sa », « Sida enn zafer ki kontrole ». Il y a encore cette méconnaissance et de mauvaises informations qui se traduisent peut-être par un « excès de confiance » ou d’insouciance.

Il ne faut pas oublier qu’on a un tabou persistant sur la sexualité chez cette génération sexuellement active. Il faut renouveler les messages, renforcer la prévention à travers les réseaux sociaux, entre autres, à l’intention des jeunes en fin de cycle scolaire et à l’université. Il faut faire évoluer les mentalités, encourager la protection systématique avec un préservatif et le dépistage.

Ils ont accès à l’information, mais est-ce qu’ils ont intégré cette information dans leurs pratiques quotidiennes ? Les chifres montrent que non.
Une baisse des nouveaux cas de VIH/Sida est aussi observée chez les femmes, contrairement aux hommes. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Se protègent-elles mieux ? Ou est-ce plutôt un indicateur d’un sous-dépistage, voire d’une sous-déclaration ?

Il y a probablement un manque de données, bien entendu. Il ne faut pas oublier que notre épidémie, encore aujourd’hui, est fortement impactée par le fait que plus de 1 % de la population mauricienne s’injecte des drogues. C’est un phénomène majoritairement masculin. On observe une augmentation substantielle du nombre de nouveaux cas chez les consommateurs de drogues injectables, donc forcément une autre surreprésentation des hommes et, par conséquent, une baisse apparente chez les femmes.

Cela ne veut pas forcément dire que c’est une bonne nouvelle. Il faut plus de données, encore une fois, sur les campagnes ciblées. Les femmes sont surtout dépistées pendant leur grossesse, et dans les actions de dépistage externes, on voit plus d’hommes que de femmes qui se présentent.

L’épidémie du VIH ne sera pas vaincue sans une vraie stratégie de communication nationale qui replace l’humain au centre»

Le rapport officiel dresse un état des lieux des cas détectés. Mais que savons-nous des cas non détectés ? À combien estimez-vous le « nombre invisible » de personnes séropositives qui ignorent leur statut à Maurice ? Et qu’est-ce que cela implique pour la stratégie nationale ?
Si on se réfère au Spectrum publié sur les chiffres de l’ONUSIDA, on estime entre 12 000 et 14 000 le nombre de personnes qui vivent avec le VIH à Maurice. On a un peu plus de 9 000 personnes qui ont été dépistées et un peu plus de 2 000 personnes décédées. Donc, il reste entre 5 000 et 7 000 personnes non diagnostiquées, soit 40 % à 50 % des personnes à Maurice qui ne sont pas dépistées.

Cette situation fait que le virus continue à se transmettre d’une personne à une autre et à progresser. Il faut multiplier les campagnes de dépistage et, surtout, continuer à mieux faire des études de prévalence. Il est clair qu’il y a encore beaucoup trop de Mauriciens qui vivent avec le VIH sans le savoir et qu’il faut arriver à identifier.

Le dépistage est en hausse, mais sait-on ce qu’il advient des personnes après l’annonce du diagnostic ? Le lien entre dépistage, accès aux soins, et continuité du traitement est-il aussi solide qu’il devrait l’être ?
Non. Nous n’aurions pas une telle situation si c’était le cas. Une personne testée et traitée ne transmet plus le virus. Mais si on se réfère aux chiffres du ministère de la Santé, 80 % des personnes dépistées sont référées aux soins, mais seulement 70 % démarrent réellement un traitement antirétroviral dans les trois mois. 

On a des ruptures de suivi, des pertes de vue qui sont trop nombreuses. L’accompagnement doit être renforcé. L’indicateur qui nous est donné par les Nations unies via l’ONUSIDA montre une cascade du VIH. Nous avons des objectifs à atteindre et nous en sommes très loin.

Sait-on combien de personnes diagnostiquées sont réellement sous traitement et atteignent la charge virale indétectable ? Ce suivi est-il documenté ?
Il est documenté, car il est quasi obligatoire dans le reporting qu’on doit faire au niveau international. Pour les patients suivis, qui sont stables et prennent leurs traitements, on a plus de 90 % d’indétectabilité, mais énormément de personnes décrochent avant la stabilisation. Il faudrait aussi renforcer les indicateurs et pouvoir savoir à six mois, 12 mois, 24 mois, où en est la charge virale des personnes sous suivi médical pour bien mesurer l’adhérence aux traitements et identifier rapidement les personnes en difficulté afin de cibler cette population.

Un travail est fait, mais le laboratoire de Candos, qui fait toutes ces analyses, est complètement débordé. Les chiffres sont disponibles avec beaucoup de retard. On ne fait pas assez de mesures de charge virale pour pouvoir évaluer l’évolution de notre prophylaxie. Un renforcement significatif est donc nécessaire à ce niveau.

Pour la première fois, les cas liés aux rapports hétérosexuels dépassent ceux liés aux drogues injectables. Tous les indicateurs sont au rouge»

Le décrochage est dû à quoi, la discrimination et la stigmatisation ?
Oui, elles ont leur part. On observe des discriminations internes avec des personnes qui ont peur de se rendre dans les centres. Et puis, il y a des discriminations qui surviennent parfois du personnel soignant à différents niveaux de la prise en charge. Ce qui « pourrait » expliquer certains abandons, mais pas forcément tous. 

Il faut une analyse plus pointue de ces pertes de vue, comme il faut une analyse des décès et des dépistages. La qualité de nos données laisse à désirer pour une interprétation fine de notre épidémie, mais on voit bien, quand même, l’urgence avec le nombre de nouveaux cas, la prévalence et l’incidence qui augmentent. Tous les indicateurs sont au rouge.

Malgré 40 ans de lutte, le VIH continue de tuer, de stigmatiser, et de progresser. À quoi tient cet échec persistant : fatigue collective ? désintérêt politique ? déconnexion des campagnes avec les réalités de terrain ? Pourquoi, aujourd’hui, faut-il presque tout recommencer ?
C’est un ensemble de toutes ces raisons : la fatigue collective, les mauvaises décisions politiques qui ont été prises il y a 10 ans, la déconnexion parfois avec des campagnes peut-être trop techniques face à des réalités de terrain qui sont autres, la stigmatisation institutionnelle et cette politique migratoire qui teste tout le monde.

Il va falloir revoir tout cela, construire les messages, replacer l’humain au centre et faire du VIH une priorité politique et sociétale comme pour toute urgence de santé publique. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là.

Quel langage utiliser aujourd’hui pour que le message de prévention du VIH soit mieux compris ? Faut-il un nouveau récit, plus cru, plus proche de la réalité ?
Il faut bien évidemment sortir du jargon médical, si on veut toucher plus de gens. Avoir un discours peut-être pas plus cru, mais plus direct, concret et ancré dans la réalité des personnes, s’appuyer sur des témoignages dans des formats différents : vidéos, podcasts, à travers Instagram, utiliser les influenceurs, faire des actions de rue. C’est un effort permanent.

Quand on baisse la garde, le virus, lui, en profite. Il nous faut vraiment avoir une vraie stratégie de communication nationale sur ces questions en revoyant un peu nos fondamentaux.

Avoir des messages qui font peur, comme « le Sida tue » par exemple, est-ce que cela parle ou ne touche pas du tout ?
Je n’ai jamais cru aux messages basés sur la peur, quel que soit le sujet. Je pense plutôt que la responsabilisation et permettre aux personnes de faire un choix éclairé est la bonne approche. Cela veut dire que l’information doit être disponible très tôt dans les écoles, pour que les personnes puissent faire un choix éclairé. 

La solution de facilité, c’est de faire des messages un peu sombres. Je ne suis pas convaincu que ce soit la bonne approche. Je crois que cela renforce aussi la stigmatisation. 

Il faut avoir un discours réaliste. Le Sida tue, mais une personne qui est testée et bien traitée vit dans de très bonnes conditions. Il faut s’adapter à cette population qui change, qui est jeune, multiculturelle et qui a ses propres codes. Tout cela demande une réflexion poussée et coordonnée. Et on manque cruellement de coordination depuis ces dernières années.

Est-ce que le fait qu’une personne traitée convenablement ne transmette plus le Sida et puisse bien vivre sa vie entraîne une baisse de vigilance par rapport à la maladie, d’où la hausse des nouveaux cas ?
Je pense qu’il n’y a pas de réponse simple et toute faite. C’est un ensemble de facteurs. Pour beaucoup de Mauriciens, le VIH reste un virus dont il ne faut pas parler. Lorsque les enquêtes révèlent que 80 % des personnes infectées ne parlent pas de leur séropositivité à leurs proches, cela traduit un sentiment persistant de honte et la peur du rejet. Cela montre aussi que beaucoup n’ont pas encore pleinement intégré que le virus du Sida ne se transmet pas par simple contact. Il y a encore beaucoup de méconnaissance et de fausses idées qui persistent. Il faut revoir nos messages et reprendre une communication plus ciblée, plus efficace et plus présente.

On n’a pas eu de campagnes nationales en dehors de celle que Pils a menée, il y a quelques mois. Par exemple, on dispose à Maurice d’un traitement préventif contre le VIH qui s’appelle la PrEP, disponible gratuitement. Pils a communiqué un peu sur les réseaux sociaux, et l’État avait la responsabilité et les financements pour mener une campagne autour de ce nouvel outil de prévention, mais cela n’a jamais eu lieu. 

On ne peut pas attendre une baisse de nouveaux cas, une amélioration de la prise en charge et une augmentation du dépistage, si on ne fait pas ce qu’il faut. Je ne dis pas qu’on ne fait rien, car énormément a été fait depuis ces 30 dernières années, mais pas suffisamment. 

Je pense que ce relâchement très important qu’il y a eu depuis 10 ans est l’une des raisons pour lesquelles on a une situation et des chiffres qui sont là aujourd’hui.

20e Candlelight Memorial Lumières d’espoir contre le VIH/Sida 

Ce dimanche 18 mai, l’esplanade du Caudan Waterfront s’illuminera d’une symbolique toute particulière. Pour sa 20e édition, l’International Aids Candlelight Memorial rassemblera ONG, artistes, militants, proches de victimes et personnes vivant avec le VIH pour une soirée de recueillement, d’hommage et de prise de parole.

Dès 17 h 30, bougies et témoignages viendront rompre le silence qui entoure encore trop souvent la réalité du VIH/sida à Maurice. Car si la science a fait des avancées majeures, les chiffres restent alarmants : une centaine de personnes meurent chaque année de cette maladie sur l’île. Et ce, malgré l’existence de traitements efficaces.

Organisée avec le soutien du ministère de la Santé et du Caudan Waterfront, cette commémoration réunit plusieurs ONG, notamment Ailes, Centre de solidarité, Chrysalide, Collectif Arc en Ciel, Coalition+, CUT, Drip, Lacaz A, Pils et Young Queer Alliance.

Mais au-delà de l’hommage, la soirée se veut aussi un moment de réflexion collective. Des discours, performances artistiques et témoignages viendront ponctuer la cérémonie. Les participants pourront se procurer des pamphlets d’information et bénéficier de tests de dépistage gratuits et anonymes sur place. 

Cette édition mettra en lumière trois axes essentiels, résumés par le sigle ASE :

  • Assez de perdre des vies à cause du VIH/sida et d’assister à l’isolement forcé de personnes victimes de discrimination ;
  • Stop aux jugements qui persistent en 2025 et empêchent un accès équitable aux soins ;
  • En finir avec le silence, qui freine les plaintes et invisibilise les violences ou négligences vécues par les personnes concernées.

Le Candlelight Memorial se veut ainsi une tribune pour revendiquer du changement : un meilleur accompagnement des malades, une réelle écoute institutionnelle, et surtout, une formation approfondie du personnel médical pour briser les peurs injustifiées qui nourrissent encore la stigmatisation.

 

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