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Nalini Burn : «La fracture actuelle risque de compromettre d’autres mesures de redressement»

Pour son tout premier exercice budgétaire, l’Alliance du Changement hérite d’un terrain miné par des années de clientélisme et de décisions électoralistes, note Nalini Burn. La réforme contestée de la pension de vieillesse à 65 ans cristallise les tensions. Derrière les slogans, une remise en question du modèle social s’esquisse, sans véritable concertation, regrette l’Independent Gender Equality Consultant.

Un avis global sur le tout premier Budget de l’Alliance du Changement ?
L’environnement avant le Budget : une bombe à retardement d’un clientélisme électoral débridé. Le gouvernement a hérité d’une situation très difficile pour son premier Budget. Pour une large part, c’est à cause de l’irresponsabilité et de l’ineptie des gouvernements des deux précédents cycles électoraux. 

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Il y a eu une surenchère électoraliste effrénée. Entre des élections, la gouvernance économique a été affairiste et opaque – pour remercier les agents et courtiers de « vote banks » par des postes lucratifs, des concessions du patrimoine public, des contrats et tout un réseautage de sous-contrats juteux, émis sans « accountability » et en toute impunité. Il existe tout un réseautage complexe « d’assistés » des finances publiques, sous et hors-Budget général, mais qui contribuent à la dette publique.

La façon de faire n’a pas changé et l’idée même de changement ou de transformation a été négligée. Cela a été une occasion manquée de recentrer et de prendre la mesure de ce qui doit changer à tous les niveaux : habitudes, comportements, mentalités, aspirations. En privilégiant surtout la séquence consistant à placer des personnes dans les postes, tout en jouant sur les scandales et en rendant compte de l’ancien régime, le gouvernement a provoqué une réaction sceptique, entamant le capital confiance. En effet, ce gouvernement n’a pas suffisamment préparé la population à participer à l’établissement de cet état des lieux, à prendre la mesure des défis et enjeux, à évaluer les risques et à jauger les options. 

Les budgets publics militaires - très dépendants des nouvelles technologies, surtout l’intelligence artificielle - explosent au détriment des budgets à caractère social et écologique - et ce face aux inégalités sociospatiales et aux risques climatiques. Ces bombes pèsent bien plus sur la soutenabilité des budgets publics et les générations futures que le vieillissement des populations.

Un recentrage urgent est nécessaire. Pourtant, malgré la (ré)introduction – superficielle – du Performance-Based Budgeting, la phase pré-budgétaire, qui est censée le cadrer et qui sert à évaluer les budgets précédents ainsi qu’à définir les mesures futures en fonction des priorités de politiques publiques, a été menée en huis clos par les mêmes acteurs bureaucrates et conseillers technocrates. Et cela, très rapidement, pour prioriser des mesures qui allaient inévitablement susciter colère et résistance.

Les consultations avec le Fonds monétaire international (FMI) en avril ont, comme d’habitude, été partie intégrante de la préparation du Budget. Le document, cependant, n’est publié qu’après. Il aurait pu servir de base d’éclairage et de dialogue au-delà des postures antagonistes. On y retrouve certaines des mesures préconisées, notamment la réforme de la pension liée à l’âge. Or, ce document met clairement en garde contre les risques politiques liés à des réformes susceptibles de provoquer des résistances et, parallèlement, l’agence de notation, qui agit pour les marchés financiers sur les risques d’investir (prêts aux gouvernements), a également souligné des problèmes de crédibilité quant à l’exécution du Budget. 

Le gouvernement n’a pas jugé utile d’explorer des options lors de la phase pré-budgétaire, ce qui aurait pourtant été plus judicieux pour prendre des décisions difficiles, certes gagnant-perdant… Aucun changement de gouvernance n’a été observé.

Votre avis sur la réforme de la Basic Retirement Pension (BRP) ?
C’est une option recommandée par le FMI. Mais ce n’est pas la seule. Le FMI a également identifié d’autres défis majeurs pour Maurice : outre la dette publique, la faible productivité, les risques liés au changement climatique et le vieillissement de la population. Or, cette mesure budgétaire a totalement éclipsé, et selon moi empoisonné, la phase de présentation et de délibérations du Budget. Empoisonné, car face à l’explosion de colère populaire, une vaste opération de mésinformation – voire de désinformation – s’est mise en place, transformant la « bombe démographique» en bouc émissaire du fardeau de la dette.

On assiste à une rhétorique justifiée par certains actuaires (!) et économistes invoquant le sempiternel « there is no alternative », alors même que les alternatives qu’ils proposent sont tout aussi alarmistes et intenables : hausse de la TVA à 50 %, impôt sur le revenu à 70 %, ou encore un basculement vers un statut de « junk bonds ». Du spindoctoring, des paniques médiatiques pour justifier, a posteriori, l’imposition d’une pilule amère. 

Le consensus a volé en éclats face aux manifestations, au populisme, et à l’opportunisme des anciens responsables du problème, qui se sentent aujourd’hui ragaillardis et profitent du nouveau terrain de jeu populiste-électoraliste et des divisions, comme on le voit en France actuellement. Cette fracture risque de compromettre d’autres mesures de redressement.

Revenons à la BRP à 65 ans. Quel est le véritable enjeu ? Si l’on considère que le budget consacré à la BRP est trop élevé, il existe deux leviers : le montant versé par bénéficiaire et/ou le nombre de bénéficiaires.

Le choix a été fait de ne pas toucher au montant, alors même qu’il a été gonflé à des fins électoralistes. Ce montant a presque triplé en dix ans, et doublé depuis 2019, alors que le nombre de bénéficiaires ne peut suivre une telle progression, compte tenu du rythme du vieillissement démographique et du ratio strict de dépendance lié à l’âge. Retarder l’éligibilité à 65 ans revient donc à réduire le nombre de bénéficiaires, avec des impacts différenciés, générant de véritables injustices – perçues et réelles.

Dans un contexte où le montant par bénéficiaire est devenu un véritable cadeau électoral, il aurait été possible de remettre à plat cette manne, comme pour d’autres transferts sociaux à visée électoraliste. En échange, on aurait pu maintenir un socle universel à 60 ans, à définir, pour garantir un minimum. De nombreuses simulations (avec l’aide des actuaires) auraient permis de calibrer un juste dosage et de construire un consensus.

Or, c’est désormais l’universalité même de la BRP, entre 60 et 65 ans, qui est remise en question. Le gouvernement introduit un ciblage par tranche d’âge comme solution d’ajustement, censée tenir compte des injustices. Mais par qui, et sur quels critères, ces injustices seront-elles évaluées ? Et cela, en si peu de temps ? On sait qu’ailleurs, dans de nombreux pays, ces réformes – en raison de leur sensibilité et complexité – nécessitent beaucoup de temps, de dialogue et de préparation. Ici, le « frontloading » de la réforme est mal ficelé. Le FMI juge le risque comme modéré. Mais on peut tout à fait le considérer comme élevé, avec des répercussions possibles sur d’autres chantiers connexes, dans un climat social et politique devenu rapidement tendu.

n La BRP est entrée dans les mœurs mauriciennes comme un acquis social fondamental depuis la fin des années 1950. La question se pose : sommes-nous réellement devenus une nation d’assistés ?
Pas les mœurs. Il s’agit d’une politique volontaire de redistribution sociale, entre ceux qui ne disposent que de leur force de travail et ceux et celles qui possèdent d’autres ressources – des actifs (assets) – dans une économie capitaliste caractérisée par de fortes inégalités salariales et patrimoniales.

Dans cette optique, pour une grande partie des seniors, la BRP représente un revenu modeste, voire marginal. Pourtant, ce sont eux qui sont ciblés pour être « assistés ». Or, ces mêmes personnes sont exonérées d’impôts sur la fortune, les gains en capital, les successions, les biens immobiliers et le patrimoine en général.

La progressivité de l’impôt sur le revenu n’est pas suffisamment renforcée. Ce ciblage prétendument positif se fait donc au détriment d’une réduction structurelle de la dette. Nous vivons dans un pays marqué par de fortes inégalités. Si l’on choisit d’exonérer d’impôts les revenus de plus de 80 % des contribuables potentiels, qu’est-ce que cela signifie en termes de capacité à financer durablement leurs pensions de vieillesse ? Et ne deviennent-ils pas, eux aussi, des bénéficiaires d’un système d’assistance ?

À cela s’ajoutent les exonérations fiscales et subventions accordées aux entreprises pour des investissements dont l’efficacité et l’efficience restent discutables. Encore une autre strate d’« assistés », cette fois issue du monde des affaires, qui contribue elle aussi à alourdir la dette publique.

Un actuaire a avancé l’idée d’introduire une participation financière, même symbolique, de la part des futurs bénéficiaires de la BRP, afin d’en alléger le poids sur les finances publiques dans les années à venir. Adhérez-vous à cette proposition ?
Non. Parce que je pense qu’une allocation universelle non contributive – telle que la BRP – doit demeurer un pilier d’un véritable système de protection et de sécurité sociale. Pour beaucoup de personnes, la BRP constitue le seul filet formel de sécurité, en dehors de la protection assurée par la famille, qu’elle soit élargie ou nucléaire.

Ce socle universel minimum qu’est la BRP est un élément essentiel de notre cohésion sociale. Nous en bénéficions tous à un moment donné. Et nous contribuons selon nos moyens, comme cela se fait dans un système fiscal progressif.

Il existe des régimes de pension publics – comme l’ex-National Pensions Fund et d’autres régimes contributifs – ainsi que des régimes proposés par les entreprises privées. Beaucoup de personnes cumulent plusieurs de ces pensions. Mais les femmes sans emploi rémunéré, les travailleurs précaires et ceux du secteur informel restent largement exclus de ces dispositifs.

Parlons du ciblage de la BRP : catégoriser les travailleurs serait-il contraire aux lois du travail?
Je ne suis pas habilitée à répondre à cette question.

Pensez-vous qu’un « white collar job » est moins pénible qu’un travail manuel ?
Ce n’est pas à moi de trancher ou de hiérarchiser. Je préfère maintenir le seuil d’accès à la BRP (avec un montant révisé) à 60 ans – dans la mesure où elle s’inscrit dans un système hybride permettant de concilier les deux logiques : d’une part, un âge légal de la retraite déjà fixé à 65 ans ; d’autre part, la prise en compte de l’espérance de vie, elle-même dépendante de la santé et des maladies évitables, lesquelles engendrent de lourdes charges en soins curatifs et palliatifs.

Il existe des métiers physiquement éprouvants, mais également une certaine flexibilité et mobilité dans la durée du travail, déjà mise en œuvre. Des systèmes de pension adaptés aux métiers ou secteurs spécifiques seraient peut-être plus aptes à déterminer les conditions de départ à la retraite, dans un cadre de négociation tripartite. Actuellement, il existe déjà des dispositions permettant une retraite anticipée pour les métiers ou secteurs jugés pénibles.

Estimez-vous qu’il y aurait des signes avant-coureurs que le pays s’oriente vers un démantèlement progressif du Welfare State. 
Le démantèlement de l’État-providence a, en réalité, commencé depuis longtemps, et s’accélère. Je l’ai déjà évoqué en lien avec le contexte international qui encadre notre budget.

Supprimer les transferts monétaires électoralistes récents est une chose. Mais rappelons quelques chiffres : le taux de pauvreté des ménages à l’échelle nationale est de 7,3 %. Il grimperait à 26,3 % sans les transferts sociaux, à 22,3 % sans la BRP, et à 16,1 % sans les services publics gratuits au point de service – tels que l’éducation, la santé ou encore les transports publics (source : FMI, Article IV, 2025).

Cela dit, les politiciens opportunistes de l’opposition ont eux aussi contribué à amplifier et accélérer cette offensive déjà engagée. Ils ont surtout misé sur l’argent immédiatement disponible — salaire minimum, exonérations fiscales, pensions — pour alimenter une consommation majoritairement importée, tant pour les retraités que pour les employés.

En parallèle, ils ont privilégié une fiscalité régressive fondée sur la consommation, au lieu de mobiliser davantage les revenus imposables. Ils ont entériné l’élévation de l’âge de la retraite à 65 ans, et continué à promouvoir des transferts sociaux ciblés selon des catégories précises, dans une logique de clientélisme électoral.

Sous ce vernis de populisme alimenté par l’endettement, se cache en réalité une dynamique de privatisation croissante des services publics : santé curative, éducation, logement, transport. Distribuer davantage d’argent renforce artificiellement le pouvoir d’achat des ménages pour ces services à peine accessibles, mais toujours bien plus abordables pour les hauts revenus. Ce recours croissant aux services privés – leçons privées, soins médicaux privés, acquisition de véhicules – découle directement des carences d’un service public délaissé.

La plateforme syndicale a prévenu : si le gouvernement ne revoit pas sa copie sur la réforme de la BRP, d’autres manifestations, plus importantes, pourraient suivre. S’agit-il d’une simple surenchère ?
Au-delà des manifestations et des revendications, j’ose espérer qu’il ne s’agit pas d’une campagne limitée à une seule revendication (« single issue campaign »). Ce qu’il faut, c’est une approche globale du Budget, des choix politiques à opérer, des arbitrages difficiles à assumer ; une vision de l’agencement entre les différentes composantes budgétaires – revenus et dépenses – dans une perspective pluriannuelle.

Mais tout cela ne peut se faire qu’à travers un cadre participatif, fondé sur le consensus, impliquant un véritable changement politique et culturel. Un tel processus doit s’appuyer sur une analyse rigoureuse des faits et des données, dont beaucoup sont manquants (autre carence). Je n’ai même pas évoqué les contraintes budgétaires imposées, ni les risques systémiques liés au secteur offshore ou au changement climatique. Nous en sommes encore très loin.

Alors, il est temps de mettre fin au populisme, aux polémiques stériles et aux manifestations. Que la société civile s’organise, se structure, et devienne une force de proposition, sans être récupérée par des opportunistes flairant l’alternance et surfant sur le mécontentement ambiant. Mécontentement qui, de toute façon, sera inévitable si le gouvernement ne revoit pas sa méthode de gouvernance, et s’il ne devient pas plus clair et plus cohérent sur les choix de société sous-jacents à ce Budget.

 

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