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Lawrence Wong: «L’urgence aujourd’hui est de réhabiliter l’image de l’industrie locale»

Créée en 1995, l’Association des manufacturiers mauriciens (AMM) a pour mission de protéger une industrie ancrée sur son territoire. En 2013, l’AMM lance le Made in Moris pour promouvoir l’import-substitution et une économie inclusive. « Aujourd’hui, notre association représente un véritable écosystème d’intelligence collective, fédérant environ 250 entreprises de toutes tailles », explique Lawrence Wong, président de l’AMM et CEO d’Aryze. 

Comment les manufacturiers mauriciens ont-ils gardé la tête hors de l’eau pendant la double crise covid-19 et Ukraine ?
Les manufacturiers mauriciens ont montré une résilience et une agilité remarquables face aux crises sanitaires et géopolitiques successives que le monde a traversées. En période de pandémie de covid-19 et pendant la crise géopolitique liée au conflit en Ukraine, les producteurs locaux ont fait preuve d’un engagement sans faille envers le pays. Ils ont su réagir rapidement en ajustant leurs opérations pour répondre aux besoins urgents de la population, notamment en produisant et en fournissant des produits de première nécessité. Cette réactivité a permis de garantir l’approvisionnement continu du marché local, en particulier dans des secteurs vitaux comme l’alimentation et les produits essentiels.

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Malgré les défis liés aux risques sanitaires et aux perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, les manufacturiers ont trouvé des solutions pour maintenir leur production. L’agilité de nos industriels s’est manifestée par leur capacité à réorienter rapidement leur production, à sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement et à développer de nouveaux produits pour répondre aux besoins émergents. En parallèle, la solidarité entre les membres de l’AMM a renforcé cette dynamique, avec des initiatives de soutien mutuel et de partage de ressources. Ce qui a permis de surmonter les difficultés d’approvisionnement et de production.

La crise a également mis en évidence l’importance stratégique d’une industrie locale autonome, capable de répondre rapidement aux besoins nationaux. Cette situation a renforcé la prise de conscience collective sur la nécessité de renforcer la souveraineté industrielle, en particulier dans des domaines clés comme la production d’huile. La dépendance aux importations a été mise à rude épreuve.

Les manufacturiers locaux, par leur capacité à innover, à adapter leurs processus de production et à maintenir des standards de qualité élevés malgré un environnement difficile, ont non seulement évité une crise économique, mais ont également contribué à la stabilité sociale du pays. Ce faisant, ils ont prouvé qu’une industrie locale solide et résiliente est essentielle pour le développement durable de notre économie.

En quoi consiste le « nouveau modèle industriel mauricien » ? Et quelles sont les failles de l’actuel ?
Nous travaillons depuis notre création en 1995 à redonner toute sa pertinence à la production locale. Notre réalité actuelle n’est pas tant marquée par des failles que par des défis propres à notre insularité. Notre modèle industriel traditionnel présente une vulnérabilité face aux chocs externes, notamment ceux liés aux marchés internationaux. La dépendance à des fournisseurs et des marchés étrangers pour des matières premières et des produits intermédiaires rend notre industrie particulièrement sensible aux crises mondiales, comme les perturbations des chaînes d’approvisionnement ou les fluctuations des prix. Cette situation se traduit également par une consommation énergétique élevée et une exposition plus importante aux risques géopolitiques et économiques mondiaux. C’est pourquoi nous développons un nouveau modèle qui repose sur trois piliers essentiels : la viabilité/durabilité, la montée en compétences et l’innovation. Tout en développant un autre axe stratégique : l’exportation. Nous croyons fermement à la valorisation des savoir-faire locaux tout en respectant les standards internationaux. D’ailleurs, dans notre mémorandum budgétaire, nous demandons un financement pour un programme En route vers l’internationalisation, inspiré du succès de notre initiative « En route vers Made in Moris ». Nous voulons accompagner les Mid-Market Enterprises, ces entreprises de taille moyenne - Rs 100 à Rs 250 millions de chiffres d’affaires- qui constituent l’épine dorsale de notre secteur, dans leur expansion sur les marchés extérieurs, notamment ceux de la région océan Indien. L’urgence aujourd’hui est de réhabiliter l’image de l’industrie locale à Maurice, particulièrement auprès des jeunes générations. Nous croyons qu’il est possible de faire de l’industrie locale un élément stratégique des ambitions nationales de Maurice - tourisme durable, transition énergétique, souveraineté alimentaire… Notre ambition, dans le cadre de nos 30 ans, est d’associer l’industrie locale à l’innovation, à l’économie circulaire, à l’inclusion sociale et à la prospérité économique. Un emploi industriel génère trois à cinq emplois de service - c’est un effet d’entraînement important ! Pour soutenir cette dynamique, il nous faut des politiques de soutien à la recherche et à l’innovation spécifiquement adaptées au tissu industriel mauricien. Notre mission est claire : développer un modèle industriel solide et reconnu sur notre territoire, agile et innovant, capable de s’exporter dans la région.

Le label Made in Moris est-il bien ancré chez les consommateurs ?
L’intérêt pour le Made in Moris est clair. Aujourd’hui, le label est octroyé dans huit secteurs : agro-alimentaire, agricole, textile, industriel, industrie des services, culturel et créatif, hôtelier et numérique. Le Made in Moris représente 200 entreprises, plus de 400 marques et 3 800 produits labellisés. De plus en plus de personnes s’y intéressent. Nous organisons trois à quatre sessions d’information par an, ouvertes à tous les entrepreneurs et aux personnes qui s’intéressent à ce label. En février, nous avons tenu notre toute première session d’information sur le label. Nous avons été agréablement surpris de voir une participation record : 80 personnes dans la salle. Du jamais vu ! Cette session est un rendez-vous stratégique pour nous. Les signes sont clairs : croissance du nombre d’entreprises labellisées, hausse des ventes de produits locaux, engagement accru des jeunes consommateurs. Made in Moris est devenue une marque citoyenne, synonyme de confiance, d’identité et de fierté nationale. Actuellement, nous avons une deuxième cohorte de quarante entreprises qui terminent le programme de formation En route vers le Made in Moris et qui devraient obtenir le label d’ici à la fin de 2025. En juin, nous lançons une session de rencontres B to B dans le cadre de notre Made in Moris Pledge, pour connecter nos adhérents aux acheteurs corporate. Cette démarche générera de la valeur pour les marques labellisées et renforcera l’effet multiplicateur de la production locale dans notre économie. 

Est-ce que tous les membres de l’AMM adoptent les normes internationales ?
Un défi majeur auquel notre industrie fait face est la concurrence déloyale des produits importés. Contrairement à nos producteurs locaux, qui suivent des normes extrêmement rigoureuses, de nombreux produits importés échappent à ces contrôles stricts. Nos entreprises sont constamment évaluées, certifiées et poussées vers l’excellence, alors que les produits étrangers bénéficient souvent d’un contrôle moins exigeant.

Cette situation souligne l’absence d’un terrain de jeu équitable (level playing field) pour les industriels locaux. Nous sommes confrontés à une concurrence qui ne respecte pas les mêmes règles. Les entreprises locales investissent massivement dans la qualité, la sécurité, la conformité environnementale et sociale. Tandis que certains importateurs peuvent contourner ces obligations. Les normes strictes auxquelles nous soumettons nos productions représentent un coût supplémentaire qui n’est pas compensé par une protection du marché local. Cette asymétrie crée une pression économique significative sur nos manufacturiers, qui doivent constamment innover et s’améliorer pour rester compétitifs, alors même qu’ils sont handicapés par des contraintes réglementaires et des coûts de production plus élevés. Notre label Made in Moris incarne cette quête de qualité. Ce n’est pas un simple sceau, mais un processus de certification qui peut prendre jusqu’à deux ans. Nos entreprises doivent montrer une maturité industrielle et répondre à des critères élevés. Notre ambition est de pousser tous nos membres à obtenir des normes internationales. Notre appel est clair : pour soutenir l’industrie mauricienne, il est crucial de mettre en place des mécanismes qui garantissent une concurrence loyale et qui valorisent la qualité et l’engagement de nos producteurs locaux.

Quelles conditions doivent être réunies pour attirer les investisseurs vers l’industrie locale ?
Merci pour cette question. On le sait et on le voit, la plupart des discours liés à l’investissement portent principalement sur le développement immobilier et le foncier. Ensuite, le secteur des services financiers attire beaucoup d’attention. Pourtant, selon Statistics Mauritius, le secteur manufacturier constitue le deuxième pilier de l’économie mauricienne, derrière les services financiers, qui contribue à environ 13 % de la Gross Value Added (GVA) en 2024. 90 000 emplois directs et jusqu’à 200 000 emplois indirects sont associés à ce secteur. Près de deux emplois sur cinq sont liés à l’industrie manufacturière. Mais le potentiel de notre secteur est beaucoup plus vaste. Nous représentions, il y a vingt ans, un peu plus que 20 % du PIB national. Ce qui signifie que si nous avions gardé notre contribution, notre apport au gâteau national aurait été de Rs 121,1 milliards. Faites le calcul : cela représente un manque à gagner de Rs 44,2 milliards annuellement ! Le pays aurait enregistré une croissance de plus de 6 % durant ces dernières années. À l’AMM, nous avons pris les devants et avons commandité au cabinet Straconsult, une étude sur les Domestic Oriented Manufacturing Entreprises portant sur leur contribution économique. Les chiffres de 2024 montrent que l’industrie manufacturière ne capte qu’une fraction dérisoire des investissements nationaux. Sur un total de Rs 171 milliards investies dans l’économie, seulement Rs 7 milliards – soit à peine 4 % – sont destinées au secteur manufacturier. Face à ce déficit d’investissement alarmant, l’AMM plaide pour une relance de l’investissement. Notre ambition : porter les investissements industriels à Rs 20-30 milliards annuellement. La guerre commerciale initiée par Donald Trump a révélé une vérité fondamentale : le manufacturing est désormais un enjeu de souveraineté nationale. Les États-Unis ont clairement montré leur volonté de rapatrier leur production chez eux. Ce qui m’amène à dire que la question des investissements dans l’industrie locale dépasse largement les considérations financières traditionnelles. Nous vivons des temps dans lesquels l’autonomie industrielle n’est plus un choix, mais une nécessité géopolitique et économique.

Et ces conditions seraient…
Premièrement, il est essentiel d’arriver à une véritable reconnaissance stratégique du secteur. Nous devons collectivement voir l’industrie comme un moteur d’avenir. Cette reconnaissance passe notamment par la compréhension de l’effet multiplicateur industriel : chaque emploi créé dans ce secteur génère trois à cinq emplois indirects dans l’économie. Deuxièmement, des politiques de soutien concrètes doivent être mises en place. Il faut des incitations fiscales spécifiquement orientées vers l’innovation industrielle, ainsi que le développement de mécanismes de financement adaptés aux caractéristiques uniques des projets industriels innovants. L’industrie mauricienne d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Troisièmement, nous devons cultiver une vision à long terme. Il est temps de s’affranchir de la logique court-termiste qui prévaut dans les investissements traditionnels et d’orienter les capitaux vers le renforcement des capacités de transformation et de résilience de notre tissu industriel. Notre secteur est en pleine mutation. La vraie question n’est plus notre capacité à attirer des investisseurs, mais plutôt la capacité des investisseurs à saisir l’opportunité de cette transformation que nous sommes en train d’accomplir.

Quel doit être le rôle de l’État dans les objectifs industriels ?
L’étude de Straconsult révèle que la majorité de nos membres n’a jamais reçu d’aide du gouvernement pour la recherche et le développement. C’est assez préoccupant. L’État doit être un catalyseur. Il doit créer l’environnement propice à l’investissement, faciliter l’accès aux marchés extérieurs, appuyer la formation technique et accompagner la transition énergétique. L’industrie est un projet national, qui mérite un vrai partenariat public-privé.  

Tout ne peut pas reposer sur l’État. Que font les manufacturiers concrètement pour rendre le secteur plus attractif ?
De notre côté, nous devons intensifier nos efforts dans différentes directions. Il est impératif que les industriels mauriciens poursuivent et accélèrent leur transition technologique. Il est nécessaire d’investir résolument dans la numérisation de nos processus, l’automatisation intelligente et l’adoption des technologies de l’industrie 4.0. Notre capacité à intégrer l’intelligence artificielle, l’Internet et les données massives dans nos opérations quotidiennes sera déterminante. Il faudra passer à un modèle industriel au sein duquel la technologie devient un élément fondamental. Nous devons également intensifier notre engagement pour une production industrielle responsable. L’écoconception, l’économie circulaire et la réduction de notre empreinte carbone sont déjà des sujets au quotidien pour les industriels locaux. Les entreprises doivent viser l’excellence en matière de durabilité afin de pouvoir légitimement prétendre à bénéficier des financements verts. Mais l’élément le plus important pour moi reste l’innovation. L’industrie doit se rapprocher des startups, des universités et des centres de recherche. Notre responsabilité est de montrer, par les faits et les résultats, que l’industrie manufacturière mauricienne est un secteur d’avenir, dynamique et porteur de valeur ajoutée pour l’ensemble de l’économie nationale.

Comment traiter la concurrence des produits importés dans certains secteurs ?
Il faut agir sur deux fronts : soutenir la compétitivité des produits locaux par l’innovation et la qualité, et mettre en place des mesures d’équité commerciale (règles d’origine, standards obligatoires, étiquetage clair) pour éviter la concurrence déloyale. Cette question nous ramène fondamentalement à l’absence de « level playing field » que j’évoquais précédemment. Comment nos entreprises peuvent-elles prospérer quand elles doivent respecter des normes rigoureuses face à des importations qui en sont parfois exemptes ? L’import-substitution n’est pas qu’une question économique. Les crises récentes, qu’elles soient sanitaires ou géopolitiques, ont montré l’importance de maintenir une capacité productive locale dans les secteurs stratégiques.  

Quelles solutions développez-vous face à la pénurie de main-d’œuvre ?
Il est clair que nous vivons une crise de l’emploi. Cette crise n’épargne aucun secteur à l’Ile Maurice. Je vois trois leviers à actionner : revaloriser les métiers industriels dès l’école, former massivement via les filières techniques, et intégrer une gestion intelligente de la main-d’œuvre étrangère. Il faut aussi bâtir une industrie attractive pour les jeunes talents et rappeler l’ingéniosité des producteurs mauriciens. Il faut que les industries locales deviennent des terrains d’expérimentation pour l’innovation et en particulier pour l’innovation durable. Entretemps, nous espérons que les autorités faciliteront davantage le recrutement de travailleurs étrangers qualifiés pour soutenir cette dynamique et combler les besoins spécifiques du secteur.

Le petit marché local est-il un obstacle au développement ?
Oui, s’il est une limite. Non, s’il devient un tremplin. Avec une population d’environ 1,3 million d’habitants, la capacité d’absorption de notre marché intérieur atteint rapidement ses limites. Maurice doit penser « régional » et « global » dès la conception de ses produits. L’export ne doit plus être une ambition marginale, mais une stratégie centrale de croissance. Notre marché local doit être conçu comme un laboratoire, un FabLab, un espace d’expérimentation et de perfectionnement nous permettant d’affiner nos produits et nos services avant de les projeter sur la scène régionale. L’AMM compte reprendre le développement de sa stratégie régionale, mise en pause avec la covid-19. Nous pouvons tirer profit de notre position géographique pour devenir une plateforme industrielle pour l’Afrique de l’Est et pour l’océan Indien.

Que penser d’un cadre légal pour éviter la saturation du marché par mimétisme ?
L’idée mérite réflexion. L’AMM privilégie l’intelligence de marché et la formation entrepreneuriale pour favoriser la différenciation. Un cadre légal ne doit pas brider la liberté d’entreprendre, mais peut l’orienter vers une croissance qualitative et durable. Je suis pour renforcer l’intelligence de marché, le développement d’outils collectifs d’analyse et de veille. Sans oublier l’innovation. Ce sont autant d’atouts qui peuvent nous servir si nous comptons miser sur l’expansion vers d’autres territoires.

Existe-t-il des opportunités d’exportation vers la région et vers l’Afrique ?
Absolument. L’Afrique est le continent de demain. Nos produits ont leur place dans cette dynamique, à condition de bien connaître les marchés, d’adapter nos offres et de structurer nos canaux logistiques. Il faut y aller avec une stratégie collective, pas seulement individuelle. Certains de nos membres profitent déjà de l’Africa Warehousing Scheme et celui-ci gagnerait à être étendu. 

Quel rôle pour les blocs économiques régionaux (SADC, COMESA, COI) ?
Il est clair qu’une nouvelle dynamique mondiale émerge dans le sillage des tarifs de Trump. Cette situation oblige les nations industrielles en particulier à s’intéresser à d’autres territoires. Des blocs économiques comme la Southern African Development Community (SADC), le Common Market for Eastern and Southern Africa (COMESA) et la Commission de l’océan Indien (COI), peuvent jouer un rôle fondamental dans ces nouvelles dynamiques. Ces blocs facilitent les échanges, harmonisent les normes et créent des ponts commerciaux. L’AMM appelle à une diplomatie économique plus active pour transformer ces cadres en opportunités pour nos industriels. 

L’île Maurice peut-elle tirer avantage des BRICS ?
Oui, si nous savons bâtir des alliances stratégiques dans les domaines de l’innovation, de l’agriculture, de la logistique et de l’investissement industriel. Maurice peut devenir une plateforme de production ou de distribution régionale pour ces grandes économies émergentes. Cette approche pragmatique permettrait à Maurice de profiter de la dynamique économique des BRICS (Brazil, Russia, India, China, and South Africa), qui représentent un nouveau pôle d’influence mondiale face à l’occident. La participation de Maurice aux sommets BRICS et BRICS+ montre déjà une volonté de s’inscrire dans cette mouvance, notamment pour influencer les grandes décisions politiques et économiques internationales. Le pays devra aussi renforcer ses infrastructures, notamment la logistique, sa gouvernance et son attractivité pour rester compétitif face à d’autres hubs régionaux. Ce qui attire des investissements.

 

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