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L'agonie silencieuse des zones humides : urbanisation et législations défaillantes en cause

Entre Smart City et parc naturel.. ce site abritant des zones humides à Roches Noires fait l’objet de controverse.
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Malmenées, fragmentées, voire en voie d'extinction : tel est l'état préoccupant des zones humides à Maurice. Elles sont principalement menacées par l'urbanisation galopante et les développements immobiliers, d'une part, et par des législations jugées insuffisantes, d'autre part. La Journée mondiale des zones humides, célébrée il y a deux semaines, offre l'occasion de dresser un constat sur ces écosystèmes fragiles, mais essentiels, notamment face au dérèglement climatique.

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Sebastien Sauvage de l’ONG Eco Sud.

Pour Sébastien Sauvage de l’ONG Eco Sud, les zones humides seraient comblées à plus 90 %, parmi lesquelles 60 % seraient fragmentées. Selon lui, le constat actuel de l'état des zones humides à Maurice serait « alarmant », exacerbé par les récents dégâts causés par le cyclone Belal et les fortes pluies. « Ces écosystèmes fragiles sont confrontés à une pression croissante due à des projets immobiliers, souvent dans des zones sensibles. Les inondations massives, les dégâts matériels et les pertes humaines démontrent une interconnexion inquiétante entre la détérioration de ces écosystèmes et la sécurité des citoyens », estime l’intervenant qui est aussi membre de Rezistans ek Alternativ (ReA).

L’activiste environnementale, Adi Teelock, considère que les zones humides sont « malmenées ». Elle estime que la situation ne s’est pas améliorée depuis que des constats alarmants ont été faits depuis au moins 25 ans. « Au contraire, la situation empire en raison de projets qui ne prennent pas vraiment en considération leurs impacts négatifs sur les zones humides. Avec le changement climatique, le rôle des zones humides - dont les mangroves qui protègent le littoral des vagues et des ondes de tempête - est crucial. Leur porter atteinte, c’est augmenter notre vulnérabilité face aux impacts du changement climatique », soutient-elle. 

Sébastien Sauvage est catégorique. Les zones humides sont tout bonnement en voie d'extinction. « Déjà en 2009, plus de 90 % d’entre elles se retrouvent grandement altérées, nous nous rapprochons de la destruction de l’ensemble des zones humides, surtout avec un ministre du Tourisme qui nous annonce en grande pompe la construction de 2 600 chambres d’hôtel supplémentaires, sans compter tous les projets de villas qui passent sous le radar de la procédure EIA ! » fait-on comprendre.

Boucliers naturels"

Or, David Sauvage soutient que les zones humides sont des boucliers naturels qui protègent du dérèglement écologique de même que des épidémies, comme la dengue qui connaît une recrudescence des cas actuellement. « Notre gouvernement sait-il que les petites hirondelles et les petits Molosses de Maurice, deux espèces insectivores menacées par le développement foncier à-tout-va, permettent justement d'éviter ce genre d'épidémie ? » demande-t-il. 

Selon lui, notre législation ne comprendrait pas comment la nature fonctionne, et il considère que les lois sont sans cesse endurcies pour réduire la capacité des citoyens à défendre la nature. « Pourquoi le ministère de l’Environnement n’est-il pas aux côtés des citoyens pour protéger les zones humides devant le Tribunal de l'Environnement ? Pourquoi le National Ramsar Committee est-il devenu un ‘rubber stamp’, à tel point que nous ne savons pas qui siège sur ce comité fantôme ? » s’interroge David Sauvage. 

Les Défis

Pour l’ONG Eco Sud, « l’urbanisation incontrôlée et le développement immobilier à outrance » mettraient en péril ces écosystèmes, compromettant leur capacité à agir comme des tampons naturels contre les inondations. « Les catastrophes naturelles amplifient ces risques, soulignant les conséquences néfastes de politiques de planification déficientes », indique Sébastien Sauvage.

Selon lui, la « délivrance irresponsable » des permis environnementaux (EIA) contribuerait à la destruction des zones humides. Aussi, les règlements qui restreindraient l’accès des citoyens à la justice environnementale constitueraient un autre défi majeur. « Les batailles juridiques actuelles, y compris celle d’Eco-Sud devant le Privy Council, illustrent ces obstacles auxquels la société civile est confrontée », ajoute-t-il. 

Finalement, Sébastien Sauvage dit que le changement climatique aggrave ces défis en intensifiant les événements météorologiques extrêmes tels que les cyclones. « La montée du niveau de la mer et les ondes de tempête menacent davantage ces zones côtières, mettant en danger la biodiversité et la sécurité des communautés qui en dépendent », soutient-il. 

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Adi Teelock, activiste environnementale.

Politique économique

Adi Teelock pointe du doigt « la politique économique du gouvernement » qui, considère-t-elle, promeut le développement immobilier et le tourisme balnéaire comme piliers de l’économie, car ce sont les secteurs qui apportent le plus d’investissements directs étrangers (IDE) et de devises étrangères. Ces derniers, souligne-t-elle, font grimper les points de PIB et la croissance économique mesurée en termes de PIB. 

Le problème, selon elle, c’est que les coûts de ces projets immobiliers et touristiques en termes d’atteintes à l’environnement, l’écologie, les biens et le bien-être physique et mental de la population ne sont pas mesurés comme des points négatifs dans le PIB. « Pire, en cas d’inondations causées par la perte de marécages par exemple – comme c’est le cas dans les régions comme Pereybère -, les « réparations » aux dégâts sont comptabilisées comme de plus dans le PIB. Ce système est pervers, vicieux », martèle-t-elle. 

Les obstacles d’ordre règlementaire et législatif sont aussi criants, a en croire l’activiste environnementale. « Nous sommes toujours en attente du Wetlands Bill promis depuis au moins trois ans. Entre-temps, des projets autour des wetlands, - comme à Roches-Noires et Anse-La-Raie où il existe des marécages et mangroves ainsi qu’à Palmar où des marécages sont menacés d’être encerclés de très près - sont proposés », dit-elle. 

Législation

Aussi, elle estime que la distance d’une zone tampon (setback) de 30 mètres des marécages est toujours considérée dans la plupart des cas comme suffisante alors qu’elle serait loin de garantir une réelle protection aux zones humides. « À un moment donné, dans le passé, il n’y avait pas de distance imposée et des constructions se faisaient au bord même des marécages. La zone tampon de 30 m a été une amélioration, mais des études scientifiques démontrent que pour protéger efficacement les zones humides, cette zone devrait être beaucoup plus étendue. Certains projets ont pris cela en considération dans une certaine mesure, mais la plupart des autres, non », fait-elle ressortir.

 

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David Sauvage de Rezistans ek Alternative.

David Sauvage estime que le capitalisme, qu’il juge comme modèle économique prédominant, considèrerait le patrimoine naturel comme « une externalité, une ressource bonus qui peut être altérée de plein droit pour satisfaire des intérêts privés; le développement foncier; hôtels, bungalow, villas et autres ghetto pour riches ». Or, pour lui, il serait essentiel de « comprendre le fonctionnement de la nature, de mettre en place une législation mais surtout de former les citoyens à devenir les gardiens de ces écosystèmes ». 

Les solutions

Sébastien Sauvage recommande une révision urgente des politiques de planification et des permis EIA. « Ces réformes doivent inclure une évaluation cumulative des impacts environnemental des projets, avec une participation citoyenne renforcée dans le processus de consultation », précise-t-il. 

La reconnaissance des zones humides, en tant qu'espaces critiques, accompagnée d'une protection légale renforcée est aussi recommandée. « Qu'en est-il du ESA Bill qui date de 2009 et qui a pour but de protéger aussi les zones humides ? Aucun gouvernement n'a fait avancer ce projet de loi », souligne-t-il. Et enfin, il suggère d’impliquer la communauté dans la préservation de ces zones, en soulignant leur rôle dans la sécurité et le bien-être de tous. 

Pour Adi Teelock, il faudrait un changement en profondeur pour intégrer dans les calculs économiques les coûts financiers, économiques, sociaux et humains du développement. « Concernant les marécages, il existe de nombreux petits propriétaires dont le terrain jouxte un marécage. Ils sont face à une situation compliquée. Il faudrait, dans l’intérêt public, un mécanisme de compensation ou d’échange de terrain où les marécages sont à la fois sauvés et ces petits propriétaires ne sont pas pénalisés », suggère-t-elle. 

Ramsar Committee

Enfin, Adi Teelock estime que la composition du Ramsar Committee « où siègent quasi-exclusivement des fonctionnaires » doit être revue pour inclure des universitaires et davantage de membres des ONG qui connaissent la question.

Quant à David Sauvage, il demande que pour les zones humides d’exception, comme à Roches-Noires, l’État mauricien doit procéder à la ‘compulsory acquisition’ de ces terres, sous la section 8.1(a) de notre Constitution qui est « to promote the public benefit or the social and economic well-being of the people of Mauritius ».

Il faut aussi, selon lui, placer les Environmentally Sensitive Areas (ESA) dans le domaine public, les déclarer inconstructibles, imprescriptibles, insaisissables et inaliénables. Cela posera, estime-t-il, la fondation pour permettre la transition vers de nouveaux modèles économiques harmonieux avec la nature. « Les ESA doivent être au centre de nouveaux modèles économiques dont les habitants sont décideurs et bénéficiaires », exhorte-t-il. 

David Sauvage est d’avis qu’en tant que signataire de la convention Ramsar, l’Etat Mauricien peut faire appel à une Ramsar Advisory Mission (RAM) pour être conseillé quant à la protection des zones humides. 

Greenwashing

Pour faire face aux inondations, il demande de mettre le High Resolution Digital Elevation Model (NDU/Q/7/2018-2019/OIB) du domaine public, afin que l’ensemble de la nation puisse se mettre en mouvement et participer à cet enjeu national. Ainsi, poursuit-il, des simulations 3D pourront être réalisées pour étudier l'écoulement de l’eau, identifier les zones à risque, et trouver des solutions appropriées. 

Rezistans ek Alternativ recommande aussi que des zones humides de rétention d’eau soient construites aux abords des villes et villages, avec le rétablissement des cours d’eau naturels et la construction de drains comme réseau hydrologique. « L’inscription des droits de la nature dans notre Constitution est essentielle pour parler de développement durable sans faire du greenwashing, et d’ancrer un rapport harmonieux entre nos modèles économiques et la nature », recommande l’intervenant.

Kevin Ruhomaun : «Environ 2 000 zones humides répertoriées à ce jour»

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Kevin Ruhomaun, directeur du NPCS.

Depuis quelque temps, les autorités mauriciennes mènent un recensement des zones humides à travers l'île, utilisant des drones pour identifier et classifier ces écosystèmes fragiles. Ce projet est piloté par le ministère de l'Environnement, avec le soutien financier du Programme des Nations unies pour le développement (UNDP). 

Selon Kevin Ruhomaun, directeur du National Parks and Conservation Service (NPCS) au ministère de l'Agro-industrie, près de 2 000 sites ont été répertoriés jusqu'à présent. Bien que de nombreux sites étaient déjà connus des autorités, de nouvelles découvertes sont en cours, notamment dans des propriétés privées jusque-là inaccessibles. Kevin Ruhomaun souligne l'importance des zones humides pour la régulation hydrique et la biodiversité, justifiant ainsi les efforts déployés pour les protéger.

Cependant, le directeur du NPCS reconnaît que le principal défi pour la préservation des zones humides réside dans les développements immobiliers. C'est pourquoi, dit-il, un permis spécifique est désormais nécessaire pour entreprendre toute activité à proximité de ces zones sensibles. Ces demandes de permis sont examinées par le Comité Ramsar, qui évalue l'impact prévu sur le site lors de visites sur le terrain avant de rendre sa décision. « Nous considérons, entre autres, l’impact sur la zone tampon autour de ces sites et demandons aux développeurs de revoir leur plan lorsque c’est nécessaire », dit-il.  

Bien que souvent perçues comme des obstacles au développement, Kevin Ruhomaun se réjouit de la prise de conscience croissante de l'importance des zones humides au sein de la population. « Les récentes inondations ont en effet mis en lumière le rôle crucial de ces écosystèmes en tant qu'amortisseurs naturels, absorbant l'eau pendant les fortes pluies et réduisant ainsi les risques d'inondations », dit-il encore.

Le Wetland Bill se fait toujours attendre

Évoqué depuis au moins 2015, le projet de loi sur les zones humides, le Wetland Bill, vise à mieux encadrer la protection de ces écosystèmes fragiles. Cependant, malgré les années écoulées, le projet n'a toujours pas été soumis au parlement.
Kevin Ruhomaun révèle que le projet de loi est en phase finale de préparation, du moins sur le plan technique. « Cette étape implique notamment le recensement en cours des zones humides. Une fois cette étape achevée, le texte sera soumis au State Law Office pour recueillir ses observations, avant d'être présenté au Parlement », explique-t-il. Parmi les éléments clés du projet de loi figure une révision des distances de la zone tampon autour des zones humides, avec une interdiction de tout développement. Actuellement fixée à 30 mètres, cette distance sera ajustée en fonction du type de zone humide, comme le précise le directeur du NPCS. « Le projet de loi prévoit également une classification des zones humides en fonction de leur importance hydrologique et de leur valeur pour la conservation des espèces qu'elles abritent. Chaque zone humide a ses propres spécificités », souligne-t-il.
Le Wetland Bill établira également une équipe dédiée à l'application de la loi. « Il est crucial d'avoir une loi, mais nous devons également envisager les mesures d'application pour garantir son efficacité », conclut-il.

 

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L’île d’Ambre, qui abrite zones humides et forêt de mangroves, pourrait bientôt figurer par les sites Ramsar de Maurice

Sites Ramsar : l'inclusion de deux nouveaux sites à l'étude

L'île d'Ambre à Maurice et la Caverne Patate à Rodrigues sont en cours d'étude en vue de leur désignation en tant que « Sites Ramsar ». Si le projet aboutit, ces deux sites rejoindront les trois sites Ramsar déjà désignés dans le pays : le Terre Rouge Estuary Bird Sanctuary, le Blue Bay Marine Park et le Pointe D'Esny Wetland, couvrant au total 401 hectares.
Selon Kevin Ruhomaun, les sites Ramsar revêtent une importance internationale, et Maurice s'est engagé à les protéger. L'un des objectifs de cette démarche est d'accroître leur visibilité à l'échelle mondiale. « Cela pourrait favoriser, par exemple, des investissements supplémentaires dans la préservation et la restauration de ces sites », souligne-t-il. Il précise également que bien que des développements autour de ces sites puissent être envisagés, ils doivent être strictement limités à des fins de recherche, d'éducation, et non à des fins strictement économiques.

 

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