Officiellement reconnue par les Nations unies depuis 1992, la Journée mondiale du refus de la misère est commémorée le 17 octobre. Parviendra-t-on un jour à éliminer la pauvreté ? Ou cela relève-t-il plutôt du l’hutopie ? La parole à ceux qui, dotés d’un cœur en or et d’un altruisme à toute épreuve, partent au front chaque jour pour lutter contre les injustices et l’exclusion infligées aux personnes vulnérables.
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Mario Radegonde, homme de terrain
Tout le monde peut se retrouver un jour à la rue… De Rivière-Noire à Case-Noyale, de Pailles à St-Pierre, de Vuillemin à Dubreuil, des centaines de familles vivent les affres de la pauvreté au quotidien. « La frustration grandit alors que ces mêmes familles assistent à un développement impressionnant autour d’elles. L’explosion sociale, à mon avis, pointe le bout de son nez et les conséquences risquent d’être désastreuses », soutient Mario Radegonde, Head of CSR and Manager d’ENL Foundation.
Cela fait plus de 10 ans que cet homme de terrain côtoie des familles vivant dans des conditions précaires, un contraste par rapport à l’image moderne que renvoie l’île Maurice 2018. « Cette réalité touche toutes les communautés et régions de l’île », explique-t-il. Le groupe ENL a toujours favorisé une approche CSR de proximité. Sa mission a toujours été de promouvoir l’empowerment des familles vivant dans la précarité. Il s’investit dans les poches de pauvreté aux périphéries de ses entreprises. Il est très actif à Moka, St-Pierre, Alma, L’Escalier, Pailles et Rivière-Noire à travers son projet La Balise Marina.
Monstre à plusieurs têtes
Mario Radegonde ajoute que la pauvreté est très complexe. « Je suis triste de voir que des gens parfois très haut placés et très intelligents disent : ‘Sa bann-la bann pares sa. Zot nek fer piti’. »
Si, pour abolir la pauvreté, il suffisait de donner un travail à quelqu’un ou de le faire suivre le programme de family planning, la tâche aurait été très facile pour tous ceux engagés sur le terrain, martèle le Head of CSR and Manager de la fondation ENL. Il est d’avis que le combat contre la pauvreté requiert une approche multidisciplinaire. « J’ai tendance à dire que c’est un monstre à plusieurs têtes. Je suis convaincu que les causes de la pauvreté sont très ancrées en ces personnes et leurs générations. Les dommages collatéraux sont multiples. C’est triste à dire mais on assiste à une normalisation de cette condition. Les gens sont tellement ghettoïsés que les enfants, par exemple, s’épanouissent dans un environnement insalubre, côtoyant la rue aux côtés des chiens errants et des eaux usées nauséabondes. »
Si rien n’est fait, on risque l’explosion sociale»
À Maurice, poursuit-il, nous avons une société civile très engagée. « Les ONG sont très actives sur le terrain et apportent un service ainsi qu’une expertise non négligeables dans ce domaine. Depuis l’avènement du CSR à Maurice, le secteur privé apporte aussi sa pierre à l’édifice. L’État, par le biais des programmes d’intégration, joue un rôle prépondérant dans ce combat. Mais ce qu’il faut surtout, c’est unir nos forces. »
Mario Radegonde estime que la pauvreté doit être au-dessus de la politique partisane et qu’elle doit transcender les considérations raciale et ethnique ainsi que le castéisme. « À ENL Foundation, nous déployons le modèle de développement communautaire intégré. Notre approche nous permet de lancer au préalable une étude sociale et d’organiser une Social Needs Analysis avec les représentants de la région. Cela nous donne un constat général de la situation et des problèmes prioritaires. »
Mario Radegonde est d’avis que l’assistanat est révolu. « C’est pour cela que nous privilégions le concept de développement communautaire où les habitants et les bénéficiaires deviennent acteurs de leur propre développement. Rien n’est donné, tout se mérite. Nous, au niveau de la fondation, nous ne pourvoyons que l’encadrement et les pourvoyeurs de services. » ENL Foundation poursuit sur sa lancée et continue son programme CSR. Elle est actuellement très engagée dans la mise en œuvre du plan social de Moka Smart City.
Priscille Noël : «La méconnaissance de l’autre engendre les préjugés»
Comment dépasser les préjugés et les discriminations envers les familles pauvres ? Priscille Noël, Chief Serving Officer (CSO) de Lovebridge, explique que c’est la peur et la méconnaissance de l’autre qui engendrent les préjugés et la discrimination de manière générale. « Accepter d’ouvrir ses horizons et de faire un pas vers l’autre est une démarche personnelle qui permet d’apprendre à connaître une autre réalité et de grandir en le faisant. »
Elle indique que les familles vivant dans la pauvreté ne sont pas différentes des autres mais elles doivent surmonter d’autres défis. « Il y a beaucoup d’idées reçues sur la pauvreté. Mais nous pouvons témoigner, à travers notre accompagnement hebdomadaire, que ces familles font preuve de courage et qu’elles sont animées d’un espoir et d’une résilience qui forcent l’admiration. »
En ce qui concerne les différentes formes de précarité auxquelles sont confrontées les personnes pauvres, Priscille Noël explique que la méthode Lovebridge vient répondre de façon holistique aux problématiques que l’ONG observe depuis six ans sur le terrain. Son programme s’articule autour de six piliers fondamentaux interconnectés : l’éducation, le logement, l’emploi/l’employabilité, l’alimentation, la nutrition et la santé.
« Ces formes de précarité tangibles ne peuvent cependant être adressées de façon durable sans toucher à l’aspect fondamental et central de la problématique, qui est l’avancement vers l’empowerment à travers la mnémonique Masco : Motivation, Attitude positive, Savoir-faire et Courage », soutient la CSO. Elle ajoute qu’il n’y a pas de quick fix pour faire reculer la pauvreté car c’est un combat de longue haleine qui requiert la participation de tout un chacun. Idem pour la contribution des familles elles-mêmes à leur projet de vie ainsi qu’une coordination de tous les acteurs impliqués dans cette lutte.
« Au-delà de cette précarité économique, les familles pauvres sont également confrontées à une précarité sociale et à l’isolement. Nous croyons en la solidarité mauricienne. Plus de 75 % de nos familles sont déjà accompagnées par des bénévoles qui consacrent deux heures en moyenne par mois à chacune d’elles », explique Priscille Noël.
Steeve Lebrasse sur le front du logement
Véritable homme de terrain, Steeve Lebrasse, président du Kolektif Rivier Nwar (KRN), côtoie au quotidien des personnes vivant dans la précarité à Rivière-Noire. Le constat, dit-il, est accablant : « Si la région se développe à grande vitesse, les personnes vulnérables, elles, s’enlisent dans la misère et l’insalubrité. »
Ces familles, poursuit-il, vivent dans des bicoques en tôle entassées sur un petit lopin de terre. Situation qui, selon lui, génère tout un lot de problèmes : promiscuité, fléaux sociaux, chômage et irresponsabilité parentale, parmi tant d’autres. « Dans certaines localités, quatre générations se partagent un lopin de terre de pas plus de cinq perches. Dans ce périmètre, quelque 25 personnes vivent dans des cases en tôle entourant la maison principale d’origine faite d’amiante », explique Steeve Lebrasse.
Il n’y a pas d’excuse pour ne pas créer des logements sociaux»
Il martèle que cette situation dure depuis 50 ans car il n’y a pas eu de projets de logements sociaux initiés par les gouvernements successifs. « L’État ne dispose pas de terres dans la région. Donc pas de projet de la National Housing Development Company ou de la National Empowerment Foundation. Et la situation empire. Depuis 17 ans, l’ONG Pont du Tamarinier lutte pour trouver un logement à ces familles. Son travail ardu a permis le relogement de quelque 50 familles », affirme Steeve Lebrasse.
Il insiste que l’indisponibilité des terres de l’État n’est pas une excuse pour ne pas construire des logements sociaux. « Il existe des terres, mais il s’agit de terrains privés appartenant à des particuliers. Nous recommandons que les promoteurs de projets hôteliers contribuent à des fonds qui serviront à l’acquisition de terrains. Cela permettrait à l’État de construire des maisons dans la région », suggère-t-il.
Faut-il que l’État change sa façon d’opérer ? À cette question, Steeve Lebrasse répond par l’affirmative. Ce changement est même primordial, selon lui. Il souligne que le but de la mobilisation du 17 octobre est de pousser les décideurs politiques à réellement s’engager dans le combat contre la pauvreté. Et de faire la différence en respectant leurs promesses électorales.
S’il y a bien une qui souhaite respecter ses engagements, c’est la plateforme KRN, créée en 2014. Elle a pour mission d’améliorer les conditions de vie des habitants de l’Ouest. Steeve Lebrasse tient toutefois à préciser que rien n’est donné sur un plateau. « Les bénéficiaires doivent être des acteurs de leur propre développement. Travailleurs sociaux et ONG ont un rôle d’accompagnateur à jouer. Les associations adoptent une approche différente auprès des démunis pour les responsabiliser davantage. »
Le président de KRN se dit conscient qu’offrir un toit à une famille pauvre n’est pas une fin en soi. « Un accompagnement social est de mise. Mais nous sommes convaincus que donner un toit aux personnes vulnérables peut les remotiver, leur redonner espoir et leur redonner goût à la vie », conclut-il.
2019 accompagnement de 350 familles
Lovebridge opère dans 49 localités et cinq districts (Port-Louis, Moka, Plaines-Wilhems, Rivière-Noire et Savanne). L’ONG envisage d’étendre son action à Pamplemousses, Rivière-du-Rempart, Flacq et Grand-Port d’ici fin 2019. Lovebridge accompagne 250 familles. D’ici juin 2019, elle passera à 350 familles. Le projet Lovebridge étant basé principalement sur le relationnel avec les familles bénéficiaires, la relation de confiance, dans les deux sens, est fondamentale. Bâtir cette relation prend du temps. Ce n’est souvent qu’après un minimum de six mois passés en visites régulières que la confiance s’installe. Les travailleurs sociaux apprennent à connaître les personnalités ainsi que les vraies problématiques de la famille.
Success story
Arlette, 53 ans : «Je vais persévérer pour faire fleurir mon commerce»
Si autrefois elle avait du mal à arrondir ses fins de mois, aujourd’hui, Arlette Auguste, âgée de 53 ans, a ouvert un commerce. Une démarche rendue possible grâce au soutien de KRN qui l’a repérée en 2012. Pour la sortir de la précarité, le collectif lui a fait suivre diverses formations. Ces acquis lui permettent de gagner sa vie en tant que femme entrepreneure. Arlette a ouvert un petit commerce qui lui permet d’être financièrement autonome. Cette habitante de Rivière-Noire vend mines frites, halim et gâteaux tous les jours dans sa localité.
Cela lui permet de gagner des sous pour vivre et d’assurer la scolarité de son enfant âgé de six ans. Cette mère ne cache pas les innombrables difficultés qu’elle a connues pour subvenir aux besoins de ses trois enfants. Mais elle ressent une immense gratitude envers KRN pour l’avoir aidée à surmonter des obstacles. « J’ai gagné en confiance. J’ai beaucoup appris à travers les formations. Je vais persévérer pour améliorer ma condition de vie et faire fleurir mon commerce. »
Dalini voulait offrir une éducation à ses enfants
Le destin de Dalini bascule le jour où elle apprend le décès de son mari, survenu sur son lieu de travail, il y a 20 ans. La mère de deux enfants, alors âgés d’un an et demi et de 15 ans, doit subvenir seule aux besoins des siens. Son souhait : offrir une excellente éducation à ses enfants. Il y a deux ans, elle se retrouve dans une impasse. Elle éprouve des difficultés à payer les leçons particulières de sa cadette qui doit prendre part aux examens du Higher School Certificate.
Comme toute mère responsable, elle ne veut pas baisser les bras. Elle prend son courage à deux mains pour solliciter l’aide d’ENL Foundation. Celle-ci accepte aussitôt car l’éducation est un axe prioritaire pour le groupe ENL par rapport à son focus Nurturing Future Generation. La fondation finance en ce moment les études en ressources humaines de la fille de Dalini à l’université de Technologie de Maurice. La bénéficiaire a entamé, il y a quelques mois, son premier trimestre à l’UTM. Son objectif : tout faire pour que sa mère, qui travaille chez ENL depuis 26 ans, soit fière d’elle.
Viken Vadevaloo à la rescousse des exclus scolaires
Chaque attitude et chaque geste comptent pour combattre la misère et l’exclusion. Il existe de multiples manières d’agir, quelles que soient nos compétences et notre disponibilité. C’est un engagement personnel autant que collectif avec d’autres citoyens. Viken Vadevaloo, manager de l’association ANFEN, explique que les travailleurs sociaux de diverses ONG effectuent un travail de terrain pour repérer les familles en situation précaire. « Pour les inciter à sortir de la misère, il est essentiel de les aider à trouver des solutions à leurs problèmes, notamment en référençant leurs cas aux organismes existants. »
Il ajoute qu’à ANFEN, l’accent est mis sur l’éducation afin que le bénéficiaire trouve un emploi et devienne financièrement autonome. En tant que réseau de collaboration et d’entraide, l’association touche les centres qui ont à cœur le progrès et l’épanouissement de l’adolescent en situation difficile. Il a pour mission de soutenir ses membres dans leurs efforts à réintégrer les exclus scolaires dans la société. Le réseau regroupe une quinzaine de centres qui encadrent un millier d’adolescents, grâce à une éducation non formelle et une remise à niveau académique. « Ces centres sont répandus à travers l’île. Ils accueillent les jeunes qui, pour diverses raisons, n’ont pas réussi à s’intégrer dans le système scolaire », explique Viken Vadevaloo.
Types de soutien
Le développement intégral de l’adolescent se fait à travers une pléiade d’activités et une pédagogie dynamique qui tient compte du vécu de l’apprenant, souligne le manager d’ANFEN.
« C’est une pédagogie qui inclut les apprenants dans le processus d’apprentissage afin qu’ils se sentent valorisés. Nous favorisons cette approche holistique pour les faire gagner en confiance. L’accent n’est pas mis uniquement sur l’aspect académique. Nous aidons les jeunes à exploiter pleinement leurs talents à travers des activités sportives et l’art. »
Comme beaucoup de jeunes souffrent émotionnellement, ANFEN a établi un programme psycho-social pour mieux les accompagner.
Me Erickson Mooneeapillay, de DIS-MOI : «Un toit pour chaque famille devrait être la priorité»
Que dit la Déclaration universelle des droits humains au sujet de la pauvreté ?
Le préambule de la Déclaration universelle des droits humains (DUDH) parle de l’éradication de la misère comme une des plus hautes aspirations de l’être humain. L’article 22 dit que toute personne a droit à la sécurité sociale fondée sur les droits économiques qui sont essentiels à la dignité et au développement humain. Après la DUDH, il y a eu le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) qui a reconnu que l’idéal de l’être humain, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si les conditions économiques sont créées. Pour cela, le PIDESC prévoit une panoplie de mesures que les États-membres doivent prendre.
Comment faire pour que le terme « droits de l’homme » ne soit pas vain et devienne une réalité pour ceux vivant dans l’extrême pauvreté ?
L’élimination de l’extrême pauvreté a été un des huit objectifs du Millénaire pour le développement. Mais après 2013, il y a toujours 1,2 milliard de personnes qui continuent à vivre dans l’extrême pauvreté et la faim. Les pays membres des Nations unies ont lancé les 17 objectifs du développement durable à atteindre en 2030. L’objectif premier demeure l’éradication de la pauvreté.
La pauvreté ne se résume pas à l’insuffisance de revenus et de ressources pour assurer des moyens de subsistance durables. Ses manifestations comprennent la faim et la malnutrition, l’accès limité à l’éducation et aux autres services de base, la discrimination et l’exclusion sociales ainsi que le manque de participation à la prise de décisions.
Les mesures prises jusqu’ici pour éradiquer la pauvreté sont-elles suffisantes ?
Maurice dispose de ressources limitées en matière d’autosuffisance. Mais il jouit de très grandes ressources naturelles. L’exploitation de ces ressources doit d’abord être faite par les citoyens eux-mêmes. Tout habitant de l’île doit pouvoir, s’il le souhaite, bénéficier de l’exploitation touristique. Avec plus d’un million de touristes par an séjournant à Maurice, chaque citoyen aurait pu tirer profit s’il ne rencontrait pas autant de difficultés à offrir, ne serait-ce, qu’une table d’hôte.
Puis il y a le problème des constructions barbares qui pousse une partie des Mauriciens vers une ghettoïsation. Il faudrait redéfinir les priorités : l’argent dépensé dans la nouvelle carte d’identité biométrique et le projet Metro Express aurait pu être injecté dans la lutte contre la pauvreté. Tout gouvernement a le devoir de créer les conditions à l’épanouissement économique de tout citoyen. Un toit pour chaque famille devrait être la priorité.
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