L’historien et observateur Jocelyn Chan Low jette un œil plutôt critique sur la scène politique et les élections générales à venir. Par manque d’options alternatives pouvant répondre aux exigences très spécifiques de l’électorat, il entrevoit une bataille à deux.
Avec quelques jours de recul, quels enseignements faut-il tirer des meetings du 1er-Mai ?
Comme il fallait s’y attendre, la fête du Travail a été « hijacked » par les politiques. Nous avons eu droit, une nouvelle fois, au spectacle folklorique de la « bataille des foules ». Comme on s’y attendait aussi, en dépit des moyens financiers et logistiques considérables déployés, ce n’est qu’un nombre infime de Mauriciens et d’électeurs qui s’est déplacé pour assister à ces rassemblements.
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Malgré cela, certains persistent à voir dans l’assistance une indication de la force relative des uns et des autres, sans toutefois dévoiler la méthodologie qu’ils utilisent pour estimation la taille des foules, et ce à l’ère des logiciels et des technologies de pointe qui rendent possible un tel exercice. Il s’agit là de moyens dont sont d’ailleurs dotées pratiquement toutes les forces de sécurité dans le monde…
Mais il est vrai qu’en cette année électorale, cet exercice de communication politique était crucial pour les deux camps. Davantage pour l’opposition PTr-MMM-ND après la cassure avec le PMSD et le retard accumulé quant à sa mobilisation. Une assistance clairsemée aurait envoyé le signal d’un naufrage de ses ambitions.
Elle était aussi contrainte d’annoncer des mesures phares de son programme après les attaques de Xavier-Luc Duval, de Linion Moris et de Roshi Bhadain quant à l’incapacité ou au manque d’intérêt présumé de ces « pouvoiristes » à proposer un programme alternatif. Dans ce contexte, le rassemblement de Port-Louis a été une réussite.
Qu’en est-il de l’alliance gouvernementale ?
Elle devait démontrer que malgré l’usure du pouvoir et les diverses allégations et scandales, le soutien de son électorat et de la population en général lui était assuré. Elle a mobilisé des moyens considérables dans le but de rassembler une foule qui devrait être de loin supérieure à celle de Port-Louis. A-t-elle réussi son pari ?
À moins d’avoir été sur place pour constater de visu la taille de la foule présente, l’observateur objectif peut difficilement répondre à cette question, car les reportages consacrés à ces rassemblements sont malheureusement, de manière générale, très biaisés, d’un côté comme de l’autre. Pour ce qui est des images en circulation sur les réseaux sociaux, il faut faire très attention à l’effet d’optique. Même un smartphone bas de gamme offre la possibilité de « grossir » n’importe quelle foule à travers un « wide angle shot » …
Quid des discours ?
En ce qui concerne les discours, il est nécessaire de souligner qu’avant de faire toute observation politique, il est essentiel de prendre en considération l’aspect institutionnel. Pravind Jugnauth est au pouvoir. L’opposition peut l’attaquer sur sa gestion du pays et peut présenter des mesures qu’elle appliquera quand elle sera au pouvoir.
Mais il ne peut pas annoncer maintenant des mesures pour son prochain mandat à la veille d’un Budget sans s’exposer à des critiques, car pourquoi attendre quand il peut bien les appliquer tout de suite ? De même, le gros de ses critiques envers l’opposition ne peut logiquement que porter sur la période durant laquelle cette dernière était au pouvoir, c’est-à-dire il y a plus de 10 ans….
Quelle est votre analyse de la scène politique à l’approche des élections générales cette année ?
Question politique, nous sommes aujourd’hui dans une situation totalement inédite, vu l’énorme décalage entre l’offre et la demande politique. Les sondages révèlent que près de 70 % de l’électorat ne croient plus dans les dirigeants politiques actuels et seraient prêts à voter pour une nouvelle personnalité politique en tant que Premier ministre.
C’est l’aboutissement d’un long processus, l’analyse des sondages dans la durée révélant l’effritement continu des « hardcores » des divers partis mainstream depuis plus d’une quinzaine d’années. Les alliances et les mésalliances ont fini par convaincre une grande partie des électeurs qu’en fin de compte, ils sont en présence d’opportunistes et de « self-seekers » sans principes.
En outre, dans l’histoire du pays, il y a eu un changement dans la classe politique à chaque génération. Pour un grand nombre de Mauriciens, le personnel politique actuel a fait son temps mais s’accroche désespérément, quitte à être en total déphasage avec les réalités du moment. Nos leaders vieillis et usés s’accrochent, même dans la défaite.
Mais il n’existe aucun mécanisme pour les faire partir. Dans les démocraties plus établies, la défaite aux élections entraîne le retrait automatique du leader du parti et la nomination d’un nouveau leader chargé de la mission essentielle de « rebranding » du parti pour les prochaines échéances électorales.
À Maurice, tel n’est pas le cas, car les partis politiques sont des partis personnels, non collectifs ni démocratiques mais sous le contrôle d’une seule personne qui, en outre, finit, dans certains cas, par installer une dynastie. Ce qui rend l’exercice de « rebranding » extrêmement difficile.
Cependant, ce fort désir de renouveau ne bénéficie nullement à l’opposition extraparlementaire, dont le score est très marginal dans les sondages. Aux yeux de la majorité de l’électorat, elle ne constitue évidemment pas la nouvelle offre politique tant recherchée. Dans les partis extraparlementaires, on retrouve un grand nombre d’anciens du système qui tentent de se recycler en nouveautés, tout en charriant derrière eux autant de casseroles…
Pourtant, personne de nouveau n’émerge malgré le vide…
Comme il est pratiquement impossible pour qu’un nouveau leader politique – homme ou femme – émerge d’ici les élections générales, il est évident que la bataille se jouera entre deux alliances de partis traditionnels menées par les dirigeants actuels tentant, tant bien que mal, de gagner les faveurs d’un électorat qui, dans sa grosse majorité, leur est potentiellement hostile Toutefois, le Mauricien étant en général un animal politique, il ira voter, bien qu’on puisse prévoir une petite hausse du taux d’abstention.
Il faut aussi souligner les « unfinished businesses » qui doivent été réglés avant qu’on ne puisse avoir une idée précise des forces qui s’affronteront aux élections générales. D’abord, Paul Bérenger dans son discours à Port-Louis a évoqué des changements politiques importants qui devraient intervenir d’ici les prochaines semaines. Est-ce une indication de l’émergence d’un nouvel élément, homme ou femme, si longtemps attendu qui sera porteur ou porteuse de cette transition, de cette rupture tant souhaitée par le gros de l’électorat ? Attendons voir s’il y aura vraiment un « move » politique qui pourrait être un « game changer » si toutes les conditions sont réunies.
Qu’en est-il du PMSD qui a quitté l’alliance de l’opposition et qui garde toutes ses portes ouvertes, comme l’a affirmé son leader, Xavier-Luc Duval ?
Effectivement, il y a le positionnement de Xavier-Luc Duval et du PMSD dont on ne saurait surtout pas minimiser le poids réel dans l’électorat. Selon les sondages, le PMSD ne représente pas plus de 2 % de l’électorat. Mais sa force réside surtout dans sa représentativité symbolique bien au-delà de ses partisans.
Dans un contexte où une grande partie de l’électorat est indécise, il représente cette caution créole bien plus que les ex-militants alliés du MSM ne pourraient procurer à Pravind Jugnauth. Dans le jeu politique à Maurice, le patronyme Duval reste un symbole puissant, comme l’a démontré le grand succès du Family Day à Grand-Gaube dimanche dernier (journée portes ouvertes à la résidence de sir Gaëtan Duval ; NdlR).
Faut-il rappeler qu’à un moment où la population générale se sentait vulnérabilisée avec les débats autour de l’indépendance du pays, Gaëtan Duval avait habilement pu se présenter comme « King Creole » ? Il a beaucoup surfé dessus. C’est à ce titre que le PMSD s’est retrouvé au sein de plusieurs coalitions gouvernementales depuis l’indépendance.
Quels sont les principaux enjeux politiques que vous identifiez pour ces élections ?
Avec la structure du pouvoir dans sa forme actuelle, où tout est concentré entre les mains du Premier ministre, l’enjeu principal des prochaines élections sera de savoir qui de Pravind Jugnauth et de Navin Ramgoolam dirigera le pays pour les cinq prochaines années. Quant à leurs alliés respectifs, ils ne seront que des forces d’appoint.
L’affaire Collendavelloo a clairement démontré la grande mainmise du Premier ministre sur ses alliés qui lui sont désormais complètement vassalisés. Dans l’opposition, malgré les réticences et les tergiversations du début, à l’instar de l’épisode éphémère et raté de « l’alliance de l’Espoir », le MMM a fini par accepter le rôle de « junior partner » au sein d’une alliance dirigée par Navin Ramgoolam qui briguera un mandat de cinq ans au poste suprême de Premier ministre.
Là où cela se complique, c’est quand l’écrasante majorité des électeurs – plus de 68 % selon le dernier sondage de Synthèses – ne veut aucun des deux et voterait sans hésiter pour une nouvelle personnalité comme Premier ministre. Malheureusement, ce nouveau leader est absent sur l’échiquier politique…
Pensez-vous que les partis politiques traditionnels maintiendront leur dominance ou alors les nouvelles forces politiques pourront-elles enfin se faire une place ?
C’est un fait connu : le système électoral détermine la vie politique dans une démocratie représentative. À Maurice, le système « first past the post », qui permet d’élire les trois candidats ayant obtenu le plus de votes dans chaque circonscription, a été conçu pour favoriser l’affrontement de deux blocs, ce qui rend l’émergence d’une troisième force très difficile.
En outre, la politique est devenue un « million dollars business ». De ce fait, en termes de moyens, les partis extraparlementaires risquent de se faire écrabouiller. Certes, avec le désenchantement grandissant des électeurs vis-à-vis des partis mainstream, depuis un certain temps, des candidats indépendants ou venant des petits partis arrivent à faire des scores honorables. Le vote « koupe transe » pourrait être plus conséquent que d’habitude aux prochaines élections générales.
À quel point le slogan « ni Navin, ni Pravind » séduit-il ?
Énormément. On se souvient encore de la popularité du slogan « BZTD » pendant les grandes marches citoyennes. Mais celui-ci ne s’est pas transformé institutionnellement en une force politique majeure à travers l’émergence d’un nouveau parti autour d’une personnalité forte, qui aurait pu traduire cela en réalité.
Au contraire, on a vu un foisonnement de petits partis, souvent à couteaux tirés les uns avec les autres ou d’individus avec des trajectoires politiques si bizarres et inexplicables qu’ils ont perdu toute crédibilité.
Au niveau de l’opposition, certains comparent les prochaines élections avec celles organisées pour l’Indépendance ou encore les élections générales de 1982. Les enjeux sont-ils vraiment les mêmes ?
Ce sont des slogans creux avec des finalités politiques si évidentes qu’ils ne méritent pas qu’on s’y attarde. Évoquer les élections de 1967 c’est dramatiser les enjeux pour mobiliser ses partisans alors que 1982 laisse entrevoir un 60-0 face à un régime dépeint comme chancelant. Bientôt il y aura sans doute comme réplique dans certaines circonscriptions la comparaison aux élections de 1983 pour rallier massivement un certain électorat. Tout cela n’est pas sérieux.
L’alliance PTr-MMM-ND a rendu publiques 20 mesures de son programme. Certaines peuvent paraître farfelues. Sommes-nous déjà dans la surenchère politique qui caractérisera ces élections générales ?
C’est est un fait que traditionnellement, le Mauricien attend beaucoup de l’État. L’État-providence est une des grandes réalisations de l’île Maurice contemporaine. Le pays est aujourd’hui un des rares « developmental social democratic states » de l’hémisphère Sud.
L’élargissement de l’État-providence, à travers le transport gratuit pour les étudiants et les personnes âgées, l’augmentation des allocations et des facilités pour les retraités, l’aide de l’État pour garantir le paiement du salaire minimum, etc… a été une constante à Maurice. Tous les partis politiques se retrouvent désormais dans une situation où il leur est impératif d’inclure de telles mesures dans leur programme au risque d’être rejeté dans « karo kann ».
Malgré les allégations de passe-droits, d’autoritarisme, de manipulation des institutions et autres scandales, le gouvernement a un bilan social remarquable avec l’octroi du salaire minimum et de l’income support, l’augmentation de la pension de vieillesse, la gratuité de l’éducation de la maternelle à l’université et la construction de logements sociaux, entre autres.
Il faut s’attendre à d’autres mesures avec un Budget foncièrement électoraliste et la publication du rapport du National Wage Council sur les anomalies salariales à la suite de l’augmentation du salaire minimum. Cet élargissement significatif de l’État-providence ne peut que lui apporter de grands dividendes chez les seniors et ceux au bas de l’échelle sociale.
L’opposition est donc condamnée à proposer des mesures allant dans la même direction. Certaines de ces mesures, à l’instar du transport gratuit, sont loin d’être farfelues. D’ailleurs, le Prof. Soonil Rughooputh et une équipe de chercheurs de l’université de Maurice avaient déjà proposé l’introduction d’une telle mesure dans un rapport d’étude rédigé en janvier 2010.
Économiquement et d’un point de vue écologique, la mesure peut être très profitable si elle contribue significativement à la décongestion des routes, à la baisse de la facture d’importation d’essence, de voitures et de pièces de rechange, ainsi qu’à moins d’accidents et à moins d’émission de dioxyde de carbone grâce à une réduction importante du parc automobile et du « car usage ».
Au cas contraire, ce sera un énorme gaspillage des fonds publics. Car c’est un fait que l’automobile, plus qu’un outil de mobilité physique, est un marqueur d’indépendance pour les jeunes et de statut social pour beaucoup.
Pour que la mesure soit une réussite, elle doit être accompagnée de directives contraignantes contre l’utilisation des voitures, telle une taxe encore plus élevée sur leur importation et une augmentation très conséquente du prix de l’essence. En outre pour plus de cohérence, faudrait-il envisager l’abolition de « duty free » pour les députés dans l’immédiat, pour l’exemple, et dans le long terme pour les hauts fonctionnaires ?
Certains craignent aussi une campagne électorale pendant laquelle les coups bas pleuvront. Le pensez-vous aussi ?
Ce ne serait pas déroger à la règle. Les coups bas, il y en a souvent eu pendant les campagnes pour les élections générales. On se souvient toujours des fameux documents libyens fabriqués par la CIA pour soutenir SSR en 1982 ; les photos truquées de 1983 contre le MMM ; ou encore les coups bas contre l’alliance Lepep à la veille des élections de 2014.
Ce qui change drastiquement aujourd’hui c’est qu’avec l’AI, on peut créer des « deep fakes » qui peuvent être diffusés rapidement sur le net. Ensuite il y a la possibilité d’utiliser le « Lawfare », notamment les dénonciations par rapport au blanchiment d’argent, etc. Nous entrons ici en territoire nouveau.
Y a-t-il des tendances démographiques ou sociales qui pourraient influencer le résultat des élections ?
L’île Maurice a une population vieillissante et depuis SAJ, tout a été entrepris pour fidéliser les seniors au gouvernement MSM. De même, beaucoup a été entrepris en faveur de ceux au bas de l’échelle sociale. Par contre, le déclassement de la classe moyenne qui a débuté il y a plus d’une vingtaine d’années et qui a contribué au naufrage de l’alliance PTr-MMM en 2014 n’a pas été stoppé.
La composition des foules au cours des grandes marches citoyennes en est une indication. La reprise post-COVID-19 n’a pas amélioré grandement la situation en raison non seulement de l’inflation galopante mais aussi de l’impact, entre autres, du processus de gentrification mondial voulu et soutenu par tous les gouvernements depuis les années 2000.
L’arrivée à Maurice d’un grand nombre d’expatriés d’Europe et d’ailleurs ainsi que les facilités qui leur sont octroyées a fait bondir le prix de l’immobilier, etc. au détriment de la classe moyenne locale. Laquelle constitue aujourd’hui une catégorie sociale où la frustration entraîne une très grande volatilité politique. Cela aura un impact certain sur l’issue des urnes, en tout cas dans certaines circonscriptions.
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