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Jack Bizlall, ancien politicien et syndicaliste : «Il faut se préparer pour une réplique de Mai 1975» 

L’ancien politicien et syndicaliste Jack Bizlall déplore l’exode des jeunes en cette 56e année d’indépendance. Il est également d’avis qu’il faut accepter « volontairement et judicieusement » la transformation de notre État en pays cosmopolite.

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Pouvez-vous nous partager vos souvenirs les plus marquants de l’époque de l’accession de Maurice à l’Indépendance il y a 56 ans ?
En 1967, lors des élections, j’avais atteint la majorité le 23 juillet, et les élections générales se sont tenues le 8 août, octroyant pour la première fois le droit de vote aux Rodriguais. Je n’étais pas enregistré comme électeur. Étudiant au Teacher’s Training College (TTC), j’ai vécu ces élections aux côtés d’un père et d’un grand-frère travaillistes.

En 1965, lors des négociations en Angleterre, seuls des partis politiques et le secteur sucrier étaient présents. Cette grave erreur a été suivie par l’assassinat politique de Ramparsad Surath. Mon frère, qui était à la manifestation, est rentré à la maison et a eu une crise épileptique en nous racontant comment il a vécu ce crime odieux.

Nous avons ensuite perdu l’archipel des Chagos, et assisté à la déportation des Chagossiens dans des conditions inhumaines. Le pays a connu plusieurs soulèvements, notamment en 1965 à Trois-Boutiques avec la mort de Bissoo et de Brasse. Le Cinéma Odeon a été saccagé. Puis, fin 1967, il y a eu la révolte des jeunes et des licenciés de quatre jours à Paris recrutés pour influencer les élections. J’ai failli mourir devant la Cité Vallijee en janvier 1968, attaqué par un groupe d’habitants.

Bref, quand on me parle de l’indépendance, je pense à de nombreux événements similaires. J’ai été marqué à vie. Je me suis dit, plus jamais ça. A ce jour, je ne suis pas capable de chanter notre hymne national ni de hisser notre drapeau.

En quoi l’indépendance de Maurice a-t-elle influencé votre parcours personnel et professionnel ?
Dès l’indépendance, nous avons été confrontés à la confusion politique, au gel des salaires, à la crise économique… Déjà choqué par l’incapacité du Parti de l’Indépendance à prendre les choses en main, j’ai été dégoûté par le Parti travailliste lorsqu’il s’est associé en 1969 au PMSD de Gaëtan Duval, que je n’ai jamais apprécié pour plusieurs raisons. 
Ce fut également l’expulsion de l’Independent Forward Block (IFB) du gouvernement. J’avais assisté aux meetings de l’IFB de Sookdeo Bissoondoyal, et seul Veerasamy Ringadoo captivait notre attention. Il faudra un jour parler de ces deux hommes.

Bref, je me suis isolé et j’ai souhaité m’éloigner de la politique. Je suis resté à la maison et c’est mon épouse qui m’a poussé à m’engager syndicalement. Elle en a payé le prix fort puisque c’est elle qui, depuis 1976, nourrit et héberge toute la famille.

J’ai donc été élu comme membre de l’Union of Public Sector Trade (UPST) en 1972, puis en tant que Public Relations Officer (PRO) de la Federation of Civil Service and Other Unions (FSSC), et j’ai commencé à créer des organisations, dont l’Association des consommateurs de l’île Maurice (ACIM), celle qu’André Bazerque avait créée pendant la grande guerre. Mon engagement était total. 

Après une conversation avec Tristan Breville, c’est Jean Claude de l’Estrac qui m’a introduit au Mouvement militant mauricien (MMM) chez Paul Bérenger à Quatre-Bornes. En février 1976, Bérenger m’a téléphoné pour me proposer de quitter mon emploi afin de mettre de l’ordre dans les finances de la General Workers Federation (GWF). C’est ce que j’ai fait le lendemain. Cela a marqué le début d’une longue histoire.

Quels ont été les principaux défis rencontrés par Maurice à la suite de son Indépendance ? 
Le plus grand défi depuis l’indépendance a été l’emploi, notamment le chômage et surtout celui des diplômés. La crise pétrolière, les dévaluations de la roupie, l’inflation, la pauvreté, la prostitution, l’insécurité, le manque de confiance, et l’exode de la classe moyenne… risquaient de tout compromettre. 

On a pu, dans un premier temps, être soulagé par le prix avantageux du sucre, ainsi que par l’aide de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Il y a eu aussi la création de la Zone franche, le développement de l’hôtellerie, et les entreprises de l’industrialisation de substitution à l’importation. Mais tout cela a mené à des endettements massifs.

C’est dans ce cadre que Veerasamy Ringadoo a été perspicace. Il a contribué à la construction des routes, du port, de l’aéroport, et à la création de plusieurs corporations d’État dont la SCB et la SICOM, entre autres. Je me souviens de la politique de la SCB qui offrait 1 % en moins sur les emprunts et 1 % en plus sur les dépôts. 

C’est dans ce cadre que je m’engage à rassembler les travailleurs et à nous battre pour les salariés, mais également pour soutenir des catégories sociales diverses, sans oublier la lutte des femmes, des consommateurs, des chômeurs, des jeunes, des pêcheurs, des handicapés, et des petits planteurs. 

Ma contribution a été réalisée en tant que député de l’Assemblée nationale et en tant que militant libre au sein des syndicats, de la GWF et de la FPU dans notre pays, mais auss de manière indirecte pour les autres fédérations syndicales.

Comment évaluez-vous l’évolution du pays au cours des 56 dernières années en termes de développement économique, social et politique ?
Ma position, en dernière analyse, est que nous, les jeunes des années 50, 60 et 70, avons tout changé. Absolument tout, surtout la société des années 60. Aujourd’hui, nous avons un fond commun de civilisation très prometteur. Mais, nous sommes confrontés à des enjeux majeurs. Les jeunes partent en grand nombre pour l’étranger, tandis que des milliers de jeunes étrangers viennent travailler à Maurice. Des milliers d’étrangers multimillionnaires achètent des villages fermés sur le littoral.
Soit nous acceptons volontairement et judicieusement la transformation de notre État en pays cosmopolite, soit nous serons confrontés à d’autres crises. La génération future ne se retrouve pas dans ce pays. L’erreur économique est d’anticiper un tel changement par une politique inflationniste, une soumission à certains pays, et en prônant l’étatisme politique comme en Inde, en Chine et en Russie. 

Quels sont, selon vous, les principaux enjeux auxquels fait face Maurice aujourd’hui ?
J’ai constamment publié et organisé des actions pour atteindre trois objectifs que je considère incontournables. Le premier est de transitionner vers une nouvelle Constitution et instaurer la Deuxième République. Tout se résume à la reconnaissance que notre République unit les Mauriciens, les Rodriguais, les Chagossiens, les Agaléens et les citoyens mauriciens vivant à l’étranger. 

Des dizaines de changements sont en attente au sein du comité dont je fais partie, composé de Milan Meetarban, Rajen Nursinghen, Jocelyn Chan Low, Alain Laridon et Joseph Tsang Mang Kin. Vous découvrirez les résultats d’ici la fin de l’année.

Le deuxième objectif est de s’appuyer sur cette nouvelle Constitution pour orienter l’économie vers le social. Cela représente un projet qui se développe à travers le matérialisme dialectique et une nouvelle approche de la gestion des entreprises et du pays. Plusieurs publications ont déjà été réalisées.

Le troisième objectif est le démantèlement de l’éducation fondée sur l’insertion et la soumission pour réformer notre système éducatif, et ainsi émanciper chaque citoyen…

Vous êtes un témoin privilégié de l’histoire de Maurice. Quels conseils donneriez-vous aux générations futures pour préserver les acquis de l’Indépendance et poursuivre le développement du pays ?
Il faut se préparer, dans l’action, pour un deuxième Mai 1968 et une réplique de Mai 1975. Ce n’est pas dans le conformisme, dans la soumission volontaire, dans l’attente passive, dans la résignation, dans le populisme, dans l’aventurisme, dans le gauchisme, que l’on va changer notre société. 

Il faut, d’autre part, prendre conscience que dans les pays erronémen appelés communistes, les choses sont devenues pires que dans le capitalisme libéral. Nous sommes en capitalisme d’État ou pire, en capitalisme esclavagiste. C’est révoltant. Alors, oui. Nous avons les acquis de l’indépendance, mais pour qui ? Si c’était véritablement au service des masses, les jeunes ne quitteraient pas le pays. Il y a au moins un jeune par famille qui est parti à l’étranger sans désir de revenir.

Comment percevez-vous le rôle de Maurice sur la scène internationale depuis son Indépendance ?
Sur le plan mondial, de plus en plus, ce sont des régimes aux tendances autoritaires qui prennent le pouvoir. Une guerre atomique est envisageable, à écouter ce que Vladimir Poutine et son entourage déclarent publiquement. Les deux blocs s’affrontent économiquement et divisent le monde.

Je suis d’avis que l’on ne doit pas récupérer l’archipel des Chagos sans le démantèlement de la base militaire de Diego Garcia. Il faut aussi retirer les facilités accordées à Narendra Modi à Agaléga pour le transfert des marins et des soldats ainsi que des armes. Toute guerre entre les États-Unis et la Russie, ou l’Inde et le Pakistan, fera de notre pays un co-belligérant si ces bases sont utilisées…

Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier en tant qu’ancien politicien et syndicaliste ?
J’ai été étroitement lié à plusieurs augmentations substantielles de salaire, incluant le 13e et le 14e mois de salaires, la création de fonds de pension et d’entraide, ainsi que de quatre entreprises autogérées. J’ai contribué à l’instauration du salaire minimum, à plusieurs modifications des lois de consommation avec l’ACIM et à l’amélioration des lois dites « du travail ». Ce bilan est concret, tangible et surtout, une référence importante. Je suis engagé dans l’action. Je suis aussi l’auteur de dizaines d’écrits publiés sous forme de livres et d’articles.

Pouvez-vous nous parler de vos projets actuels et de votre engagement envers le développement continu de Maurice en cette période commémorative des 56 ans d’Indépendance ?
C’est la question la plus intéressante. Cela dépend de mes amis du Collectif pour un Combat Unitaire, inséré dans les statuts du Mouvement Premier Mai. Il faut comprendre que la construction doit se faire dans le cadre non seulement de la rupture de classe politiquement, mais surtout avec des objectifs sur le plan syndical et de multiples interventions sur le plan de l’action collective.

Donnez-moi jusqu’à décembre 2024 pour en parler concrètement, non pas en termes de projets mais en termes de réalisations. 

Quel message souhaitez-vous transmettre au peuple mauricien à l’occasion du 56e anniversaire de l’indépendance ?
C’est le message que je transmets depuis 1980 : la presque totalité d’entre vous ne sont pas porteurs de haine. Donc, rejetez toute vengeance. On ne se venge pas lors des élections républicaines, on choisit de faire partir tout régime dangereux. 

Les élections à venir sont importantes. J’ai adressé une lettre à tous les « leaders » de nos partis politiques, à l’exception du MSM. L’enjeu n’est pas seulement économique, il est aussi politique.
 

 

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