
Le secteur de la construction à Maurice traverse une phase charnière. Si certains y voient un simple passage à vide temporaire, d’autres redoutent une stagnation durable, alimentée par des signaux économiques mitigés, des politiques budgétaires révisées et des défis structurels.
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Baromètre traditionnel de la vitalité économique nationale, la construction est souvent perçue comme le moteur de plusieurs autres secteurs connexes : quand elle ralentit, les répercussions se font sentir bien au-delà des chantiers. Selon plusieurs opérateurs, la croissance dans le secteur devrait rester modérée cette année. Bhooshan Ramloll, CEO de RBRB Construction, estime que le ralentissement perçu ces derniers mois est essentiellement lié à une attente stratégique du Budget 2025-26 et des mesures fiscales qui l’accompagnent.
« Les projets étaient temporairement en pause, en attente du discours budgétaire et du Finance Act. Depuis leur annonce, les activités ont progressivement redémarré », affirme-t-il. Il considère que les ajustements apportés aux Smart Cities ou à la vente de terrains aux Mauriciens n’ont pas eu d’effet dissuasif majeur sur les investissements étrangers.
Pour autant, il reconnaît une absence de croissance marquée en avril et mai, tout en affichant un optimisme mesuré pour le reste de l’année. Toutefois, pour lui, le véritable obstacle reste la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. « L’octroi de permis de travail pour les étrangers est une problématique chronique. Le processus reste lent et bureaucratique. Sa digitalisation serait une avancée majeure pour fluidifier l’accès à la main-d’œuvre étrangère », avance-t-il. Face à une démographie active en déclin et un désintérêt croissant des jeunes pour les métiers du bâtiment, cette problématique devient cruciale.
Le point de vue est nuancé du côté de Kentish Moorghen, CEO de Prime Pillar Group. Il observe bel et bien un ralentissement tangible, notamment depuis l’annonce du budget. « C’est une réaction relativement normale, dans un contexte économique incertain. La pression sur le pouvoir d’achat pèse lourdement sur les ménages », explique-t-il. La contraction du revenu disponible, combinée à l’inflation, retarde les projets d’accession à la propriété. La révision du Home Ownership Scheme, désormais réservé aux primo-accédants, a réduit la portée des incitations fiscales destinées à soutenir la demande.
« Cette catégorie ne représente qu’une part minoritaire du marché. L’impact global de cette mesure reste donc limité », affirme-t-il. En outre, il évoque la rigidité croissante des conditions de prêt immobilier et les prix toujours élevés des matériaux de construction, malgré une amélioration relative de la chaîne d’approvisionnement depuis la pandémie.
Des projets d’envergure, mais sous tension
Transinvest, acteur majeur de l’infrastructure à Maurice, continue malgré tout de livrer des projets de grande ampleur. Son CEO, Bertrand Hanauer, indique que la compagnie opère dans un environnement particulièrement instable. « Actuellement, l’un de nos projets phares est la Link Road Phase 3, qui reliera Pierrefonds à Flic-en-Flac. Nous œuvrons également sur des infrastructures de drainage et d’accessibilité dans le cadre du programme NSLD », détaille-t-il. La société a, par ailleurs, récemment livré 300 logements sociaux à Pointe-aux-Sables et poursuit divers projets immobiliers en partenariat avec le secteur privé.
Cependant, depuis le 5 juin, date de présentation du Budget, le contexte s’est complexifié. Bertrand Hanauer pointe deux mesures budgétaires qui ont particulièrement ébranlé les professionnels du secteur : la fin, au 30 juin 2025, du remboursement de la TVA sur la construction résidentielle, et la suppression des incitations fiscales pour les projets Smart Cities (exonérations sur les droits de morcellement, conversion foncière, enregistrement, et TVA). Seuls les projets déjà entamés y échappent. « Cela a eu un effet immédiat. Plusieurs promoteurs ont gelé ou revu à la baisse leurs projets, invoquant une fiscalité devenue trop lourde et une rentabilité désormais compromise », explique-t-il.
En parallèle, l’amendement de la Construction Industry Authority Act introduit une nouvelle classification des entrepreneurs. S’il vise à favoriser la participation des PME dans les marchés publics, il exige aussi des ajustements importants de la part des grandes entreprises. « Ce nouveau cadre, bien qu’ambitieux, crée une phase de transition complexe. L’activité reste présente, mais elle s’exerce sous tension, avec des marges de plus en plus minces », dit-il.
Ciment : une demande en rééquilibrage
Le ralentissement du secteur se reflète également dans la demande de matériaux de base, notamment le ciment. Pour Heba Capdevila-Jangeerkhan, CEO de Cementis Group, le secteur est en phase d’ajustement. « Comme dans toute économie ouverte, notre activité est influencée par un ensemble de variables : conjoncture locale, dynamisme des projets publics, investissement privé et contexte international », fait-elle ressortir.
Malgré cette période d’incertitude, elle se veut confiante quant aux fondamentaux du marché local. L’engagement constant de l’État dans les projets d’infrastructure et l’intérêt des investisseurs privés constituent, selon elle, des piliers de stabilité pour une reprise progressive. Cementis continue ainsi de miser sur un approvisionnement fiable, dans une logique de qualité et de continuité. Quant à l’évolution des prix du ciment, elle rappelle que ce matériau reste un produit contrôlé à Maurice.
Toute variation de son prix est donc strictement encadrée par les autorités. « En tant que producteur local, nous collaborons de manière transparente avec les institutions compétentes », souligne-t-elle. Toutefois, elle n’élude pas les défis qui pèsent sur les coûts : hausse du prix des matières premières sur les marchés mondiaux, volatilité des taux de change, et augmentation des coûts logistiques à l’international.
Une filière à la croisée des chemins
Le secteur de la construction, s’il n’est pas en crise, avance néanmoins sur un fil tendu. La suppression de plusieurs incitations fiscales, la lente reprise des investissements, les contraintes d’accès à la main-d’œuvre et les pressions inflationnistes convergent pour créer un environnement exigeant. Certains acteurs préfèrent y voir une période de transition, voire d’assainissement du marché, tandis que d’autres s’interrogent sur la capacité du secteur à se réinventer sans un soutien plus ferme de l’État.
L’enjeu est double. Il s’agit à la fois de préserver un moteur économique essentiel et de s’adapter à une nouvelle donne où prudence budgétaire et attractivité des projets devront coexister. La mise en œuvre effective des mesures annoncées, l’optimisation des procédures administratives et une plus grande cohérence entre politiques publiques et réalités du terrain seront déterminantes pour que le secteur puisse, à terme, repartir sur des bases plus solides.
Ravi Gutty, président de la BACECA : « Le modèle des contrats à prix fixe n’est plus soutenable dans le contexte économique actuel »
Le secteur de la construction montre des signes de ralentissement inquiétants depuis le début de l’année. Ravi Gutty, président de la Building and Civil Engineering Contractors Association (BACECA) tire la sonnette d’alarme face à une conjoncture difficile, marquée par la baisse des investissements publics, la hausse des coûts et les retards de paiement. Des solutions s’imposent.
Plusieurs opérateurs du secteur de la construction évoquent un net ralentissement de l’activité depuis le début de l’année. À quoi attribuez-vous cette situation et quels en sont, selon vous, les impacts à court terme pour l’industrie ?
On observe une réduction marquée des investissements publics dans les infrastructures. Plusieurs projets en cours arrivent à leur phase d’achèvement, mais très peu de nouveaux chantiers sont lancés. Le cadre réglementaire actuel, tel que présenté dans le Budget 2025, a également eu un effet dissuasif sur l’investissement privé, même si nous saluons les assouplissements annoncés dans le Finance Bill.
Par ailleurs, la hausse des salaires depuis juin 2024 (liée à la mise en œuvre du Wage Relativity) et l’augmentation du coût de la construction affectent fortement les contrats à prix fixe en cours. À cela s’ajoutent les retards de paiement et les problèmes de trésorerie, qui pèsent lourdement sur les finances des entreprises de construction. Les conséquences sont préoccupantes : un risque de décroissance du secteur dès 2025, qui pourrait s’aggraver en 2026, menaçant emplois, entreprises et investissements.
Face à ce climat morose, quelles mesures concrètes la BACECA préconise-t-elle pour stimuler la relance du secteur, notamment en ce qui concerne les projets publics et privés en attente ?
Nous recommandons en priorité le maintien de certains projets structurants, surtout ceux liés à la décongestion routière, au drainage des terres, à l’approvisionnement en eau potable et à la construction de logements. Il est aussi essentiel de mettre en œuvre un plan de transition pour atténuer l’impact des coupes budgétaires sur l’investissement privé, en particulier dans l’immobilier et les projets Smart City.
Nous plaidons pour l’introduction d’un mécanisme exceptionnel de compensation pour les contrats à prix fixe en cours, ainsi que l’application systématique d’une clause de variation de prix dans les nouveaux contrats. Enfin, il est impératif de réduire les délais de paiement et d’introduire des pénalités systématiques au-delà de 60 jours pour les marchés publics et parapublics.
Le coût élevé des matériaux, les retards administratifs et le manque de main-d’œuvre qualifiée sont souvent pointés du doigt. Quelles actions prioritaires devraient être engagées pour lever ces freins structurels ?
Le modèle des contrats à prix fixe n’est plus soutenable dans le contexte économique actuel, aussi bien local que mondial : il doit être revu. Nous proposons l’accélération des procédures de permis pour le démarrage de nouveaux projets, via un comité interministériel regroupant toutes les autorités concernées.
Il faut également faciliter l’octroi de work et residence permits pour les travailleurs expatriés, et exonérer temporairement les charges fiscales liées à leur recrutement, au moins jusqu’en 2028, afin de pallier le manque accru de main-d’œuvre qualifiée. Enfin, les clauses contractuelles dans les appels d’offres doivent être rééquilibrées afin de garantir des conditions plus justes pour les entreprises du secteur.
Ces solutions recommandées pour redynamiser le secteur
Pour relancer la dynamique du secteur, le CEO de Transinvest, Bertrand Hanauer estime qu’il est crucial de maintenir des projets publics structurants tels que les routes, logements sociaux et infrastructures essentielles. « Il conviendrait également de renforcer la préférence accordée aux entrepreneurs locaux, y compris pour les projets parapublics », dit-il. Pour lui, une révision des conditions contractuelles, associée au strict respect des délais de paiement, s’impose pour rétablir la confiance.
« Enfin, l’accélération des projets en partenariat public-privé - avec une participation locale obligatoire - et des mesures transitoires pour les projets Smart Cities déjà avancés enverraient un signal encourageant aux investisseurs », soutient-il.
Chez Cementis, Heba Capdevila-Jangeerkhan dit adopter une approche agile et responsable. « Dans un contexte où les cycles économiques peuvent évoluer rapidement, notre priorité est de garantir la continuité de l’approvisionnement pour l’ensemble de nos clients, tout en maintenant un service fiable et prévisible », souligne-t-elle. Les efforts, poursuit-elle, sont concentrés sur l’optimisation de leurs opérations, une gestion rigoureuse des coûts et une logistique résiliente. « Cela nous permet de nous adapter aux fluctuations du marché tout en assurant un haut niveau de performance et de réactivité », dit-elle. Pour elle, cette agilité est essentielle pour accompagner les partenaires, quelle que soit la conjoncture.
Kentish Moorghen estime qu’il est temps de prendre des mesures constructives pour soutenir le secteur immobilier. Il rappelle que le Home Ownership Scheme favorisait l’achat, mais que les projets PDS/IRS restent hors de portée pour une majorité. Protéger l’immobilier mauricien implique de penser au-delà de la maison principale ou secondaire. Certains souhaitent acquérir une troisième propriété à des fins locatives, mais aucune mesure ne les encourage. Il appelle à une vision plus large, intégrant la fonctionnalité de l’infrastructure et l’atteinte d’une masse critique pour assurer un développement cohérent et durable du marché.
En chiffres
- Le taux de croissance total de la VAB pour le premier trimestre 2025 par rapport au trimestre correspondant de 2024 est estimé à 4,1 %.
- Le secteur de la « construction » a connu une contraction de 4,3 %, contrairement à la croissance de 6,3 % enregistrée au trimestre précédent.
- La contraction de 4,2 % enregistrée dans le secteur « Bâtiment et travaux de construction » au premier trimestre 2025 s’explique par le recul de toutes les composantes : « Bâtiment résidentiel » (-3,8 %), « Bâtiment non résidentiel » (-3,7 %) et « Autres travaux de construction » (-5,5 %).
Contribution des groupes industriels à la croissance de la VAB (en points de pourcentage)
- 2024
1er trimestre : 1.3
2ème trimestre : 1.1
3ème trimestre : 0.1
4ème trimestre : 0.3
- 2025
1er trimestre : (0.3)

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