
Le 20 mai 1975, des milliers de jeunes Mauriciens, pour la plupart des collégiens descendirent dans les rues, jusqu’au pont de Grande-Riviere-Nord-Ouest, pour manifester contre un système éducatif élitiste et pour réclamer sa « mauricianisation ». Un demi-siècle plus tard, certains d’entre eux se souviennent de ce quasi-happening protestataire sur fond de « séga typique engagée », alors que la guerre au Vietnam arrivait à sa fin et que l’apartheid perdurait en Afrique du Sud.
Comment en ce mois de mai 1975, des milliers de jeunes ont-ils pu braver la police du gouvernement travailliste, son ministre de l’Éducation et son chef de la sécurité John Rewcastle, sans craindre de contourner le barrage de la Riot Unit sur le pont de GRNO ? « Nou ti impe inkonsian, defyan me nou ti sirtou par milier lor la rout ki desann ver Porlwi », explique Pradeep Sooroojbally, ex-élève au collège New-Eton (NEC) où il enseignera la sociologie après ses études.
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En fait, le NEC, devenu véritable foyer de la contestation en mai 75, était déjà un collège fortement sensibilisé aux idées de gauche avec ses enseignants fondateurs du MMM. Ce sont les frères Jooneed et Chaffick Jeerooburkhan, Subhash Gobine et Tirak Ramkissoon. Avec la mise sur pied du Student Council au sein de l’institution et des débats autour du marxisme dans l’une des classes de l’institution, les idées de gauche ne feront qu’y gagner du terrain.
D’autres collégiens avaient eux aussi leurs enseignants « engagés ». Au Bhujoharry College, il y avait Ranjeet Foogooa, Dev Virahsawmy, Bashir Khodabux et Lindsey Colle. Ailleurs également, d’autres foyers de réflexion prennent naissance, notamment au sein des groupes se réclamant du radicalisme marxiste. Parmi eux figure le MMM-socialiste progressiste (MMM-SP), une scission maoïsante créée par Dev Virahsawmy qui souhaite que la formation aux idées de gauche soit privilégiée plutôt que de compromettre avec l’électoralisme.
« Sa lepok-a mo ti dan komite redaksion Soley Ruz, avec Eshan Kodarbux, Dan Callikan, entre autres. Nou ti pe koz lor sa bann problematik ki presan dan milie skoler », explique Alain Laridon. Toutefois, ce sont les mêmes problématiques qui alimentent ces groupes de même que la Jeunesse Militante, l’aile jeune du MMM, dont les membres se retrouvent chaque samedi au domicile de Paul Bérenger, à côté de l’église St-Rosaire.
Disparités sociales
À l’époque, le milieu secondaire est un véritable reflet des disparités sociales de la société mauricienne. Les familles pauvres et modestes éprouvent les pires difficultés à offrir à leurs enfants les conditions indispensables à leur scolarité secondaire. Cela est dû aux coûts des manuels scolaires, aux frais de scolarité insoutenables, au prix du ticket d’autobus et au coût des leçons privées, qui ne placent pas tous les collégiens sur un pied d’égalité.
« Bien souvan, dan bann fami nombreuz, pa ti kapav envoy tou zanfan kolez, ti pe sakrifie parfwa bann tifi », fait ressortir Alain Laridon. Ancien lauréat du collège Royal de Curepipe, le Dr Harry Phoolchund précise que les clubs UNESCO ont largement contribué à la prise de conscience politique parmi les collégiens. « Au RCC, le rekter, Robert D’Unienville ti donn nou lotorisasion pou organiz bann deba sosietal », indique-t-il.
Aux difficultés déclinées par Alain Laridon viennent s’ajouter d’autres revendications générales comme la décolonisation du système éducatif, la reconnaissance de la langue créole et l’enseignement de l’histoire de Maurice. S’y ajoutent aussi l’amélioration des infrastructures des petits collèges, la gratuité de l’éducation et la mise en place des « students councils ».
Ces thématiques sont transversales au sein de la Jeunesse Militante (JM), de la Mauritius Association of Students (pro-MMM-SP), du Students Literary Council, du Front Libération Nationale Etudiants Mauriciens, de l’Association nationale des Étudiants Mauriciens et des clubs UNESCO.
Collèges privés
Dans leur immense majorité, les collégiens qui manifestèrent ce 20 mai 1975 étaient issus des collèges privés qui ne bénéficiaient d’aucun soutien de l’État. Certes, des collèges comme le NEC et le collège Eden étaient composés en majorité d’élèves issus de classe moyenne. Toutefois, au cortège se dirigeant vers le pont du GRNO, se sont aussi joints les élèves du Stratford, London, People, Bhujoharry.
Est-ce que le mot d’ordre de la manifestation est parti de l’Université de Maurice ? Au sein de la JM, cette question soulève des doutes : « Ti ena renion kordination ant de-trwa asosiasion, me personn pa kapav dir ki etidian liniversite ki finn donn lord pou desann dan simin. Ti ena diversans akoz bann etidian liniversite ti pros avek MMM-SP », avance un ex-membre des JM.
En tout cas, ce 20 mai 1975, la nouvelle que les collégiens allaient marcher en direction de Port-Louis serait partie du collège New-Eton. Toujours est-il que le directeur du collège, Vijay Venkatasamy, proche du MMM (il obtiendra une investiture mauve aux élections générales de 1976), n’hésita pas à laisser partir ses élèves. La mobilisation de ces derniers est totale.
Bientôt apparait Sydney Selvon, journaliste au Mauricien et lui-même membre du MMM. Quelqu’un dans la foule lance l’idée d’aller « libérer » d’autres collèges. Ce sera le collège St Andrews dont les élèves rejoindront ceux du NEC. Le cortège s’épaissit, puis se dirige vers le collège de Lorette de Rose-Hill. Sur place, les jeunes manifestants se heurtent à des portails fermés à double tour. Derrière les vitres de leurs classes, les filles de Lorette, imperturbables, regardent de haut ces jeunes issus des « petits » collèges. « Bann tifi burzwa-sa. Zot pa pu vinn ar nou », lance un jeune du NEC.
Place Margéot
L’effervescence est à son comble à Rose-Hill, où quelques élèves du collège Royal de Curepipe, du collège Queen Elizabeth, du collège John Kennedy et de l’UoM se sont déjà joints au cortège. Parmi, quelques têtes d’affiche, Pravin Kumar Daby, président des JM, Pradeep Bhimsingh ou encore Rajiv Servansing. C’est à la Place Margéot que Pravin Kumar Daby et Bheemsingh improvisent un meeting devant des centaines de jeunes, dont des adolescents.
« Nou tou nou ti ena la konviksion ki nou pe partisip a enn kiksoz istorik », se souvient encore Rowland Naraidoo, élève du St Andrews à ce moment-là. Toutefois, c’est à mi-chemin entre la montée de Coromandel et le pont de GRNO que les collégiens se rendront compte de l’envergure de la foule. « Kan nou ti pe get deryer nou, lerla nou finn rann nou kont ki sete enn lafoul enorm », explique Pradeep Sooroojbally.
« Riot lor pon ! »
La nouvelle avait déjà atteint les Casernes centrales. Une des premières décisions de la police a été de bloquer les autres entrées de Port-Louis. « La polis ti pe redoute ki defile ki ti pe vinn depi Rozil zwenn bann lezot etidian de bann kolez porlwi », explique Rowland Naraidoo.
Au moment où le défilé venant de Rose-Hill s’approche du pont de GRNO, une nouvelle gagne les rangs des manifestants : « Riot lor pon ! ». Que faire ? Selon les premiers rangs des manifestants, le ministre de l’Éducation, Régis Chaperon et Vijay Venkatasamy, flanqués de Rewcastle au milieu du pont, tenteraient de dissuader les étudiants de rebrousser chemin. Rien n’y fait ! Un mot d’ordre fend la foule. « Anou pass anba pon ! ».
Ce sera là un grand moment de bravoure dont ces jeunes-là se souviennent encore. « Tifi ek garson finn trap lame pou travers la-rivier », raconte Rowland Naraidoo. De l’autre côté du pont, Jean-Claude Augustave, ex-St Andrews et membre des JM est assis à même le sol, entouré d’autres jeunes. L’atmosphère a les airs de guérilla urbaine !
Entretemps, des collégiennes des établissements de Port-Louis, dont celles de Madad-Ul-Islam, Islamic College et du London College, sont venues grossir les rangs des manifestants qui ont commencé à s’éparpiller dans les rangs de la capitale. Sur les routes, les voitures sont filtrées, celle de l’ambassade de l’ex-Union soviétique, sur laquelle se dresse un fanion rouge à la faucille et au marteau, est autorisée à circuler.
Plus loin, des jeunes – parmi des casseurs du PMSD - pillent un camion transportant des pulls. La nuit commence bientôt à tomber, la foule de manifestants a déjà commencé à diminuer, les jeunes venus des régions rurales se précipitant sur les derniers autobus desservant leurs localités. Les autres jeunes, eux, se débrouillent pour rentrer chez eux à Plaines Wilhems. Le lendemain, des échauffourées éclatent de manière sporadique un peu partout, la Riot Unit chargeant tout jeune barbu et cheveux longs. Certains, sous la pression familiale se hâteront de se refaire un profil plus conventionnel chez leurs coiffeurs.
Un demi-siècle plus tard, les questions qui se posent sont les suivantes : Que reste-t-il de Mai-75 ? Qu’est devenue cette génération qui s’est frottée à la police en ces années-là et est-ce qu’une telle manifestation est-elle possible en ces années de l’ère digitale ? « Bann tem mobilisaters nepli parey e bann zenn zordi ena lezot sousi. Kapav ena ki prokipe par lanvironman ek sanzman klimatik. Me zot osi sou linflians zot paran ki oule ki zot pa fer politik e plito konsentre lor zot letid. Nou sosiete mem finn sanze », fait ressortir Pradeep Sooroojbally.
Néanmoins, pour Rowland Naraidoo, les thématiques sociopolitiques restent d’actualité, les médias désormais sous contrôle des groupes financiers et hommes d’affaires, choisissent de les occulter pour faire oublier les enjeux de classe. « Nou kone ki zot mem pli gro poluer avek zot mod de produksion. Me se bann zen des zane 70 e ki ti ena 6-7 an kan ti gegn lindepandans ki finn vot MMM an 1976, en an apre la-grev etidian. Se premie fwa kot zot finn vote », fait-il valoir.
Pour sa part, Dr Harry Phoolchund fait observer que le jeune d’aujourd’hui ne possède pas le même « nivo de konsians politik » qui prévalait dans les années 70-75.

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