Dans un mois jour pour jour, nous célébrerons le jubilé d’or de l’indépendance de l’île Maurice. L’occasion de relancer le débat sur le mauricianisme, sur les moyens pour construire l’identité nationale et sur les dangers qui la menacent.
C’est quoi être Mauricien ? Cinquante ans après l’indépendance du pays, les débats sur les possibilités d’une identité nationale demeurent d’actualité. Entre les centres culturels accordés à chaque communauté et la vénération pour les langues ancestrales, l’ethnicisation de la Constitution à travers le Best Loser System (BLS) ou le statut encore incertain du créole mauricien comme langue nationale, le débat reste ouvert. Le mauricianisme est un concept qui semble en pleine construction. À la lueur de certains éléments que relèvent les interlocuteurs approchés par Le Défi Quotidien, il semble cependant que l’identité mauricienne qui se développe ne peut qu’être multiple.
Le Centre culturel mauricien, qui n’a été actif que durant deux ans, à partir de 2003, avait justement pour mission de participer à la construction de cette identité nationale. Il existait aux côtés des autres centres culturels à caractère ethnique. L’historien Jocelyn Chan Low, qui le dirigeait, raconte les quelques mesures prises pour amener les différentes cultures du pays au contact l’une de l’autre. « Le centre devait développer l’identité d’une île Maurice plurielle. Nous avions, par exemple, fait une exposition sur la mémoire du travail. Au lieu de parler de l’esclavage et de l’engagisme séparément, nous avons tout mis ensemble autour du 1e-Mai, qui rassemblerait tous les Mauriciens », explique l’historien.
Décloisonnement
Le décloisonnement était le mot d’ordre du centre. Pour la Journée de la musique, il avait créé un village musical avec différents kiosques, chacun des autres centres ayant un stand présentant des instruments de musique traditionnels. « Cela encourageait la découverte de l’autre. À la fin, il y avait un spectacle qui réunissait tous les instruments », se rappelle Jocelyn Chan Low. Le festival Tambours en liberté était basé sur le même principe, réunissant les instruments à percussion de divers horizons dans un même spectacle.
Il faudrait mettre un peu moins d’accent sur le religieux et davantage sur le culturel.»
La mission de décloisonnement impliquait aussi des gestes plus symboliques. Insister sur le fait que le conseil d’administration du Morne Trust Fund comprenne un représentant du Mahatma Gandhi Institute (MGI) en était un. La volonté de réunir les archives liées à la généalogie sous un même toit, plutôt que d’en avoir un au MGI pour les ancêtres venant de l’Inde et un autre au Centre Nelson Mandela pour ceux venant d’Afrique, en était un autre. Mais l’existence du centre a été de courte durée.
En 2005, quand Navin Ramgoolam retrouve le poste de Premier ministre, Jocelyn Chan Low, lui-même nominé politique, démissionne. Ce qui l’étonne pourtant, c’est qu’il ne sera jamais remplacé. « Depuis, le centre existe sur papier », regrette Chan Low. « Pour des raisons politiques, le gouvernement s’est tourné vers les centres ethniques. Chaque petite organisation obtient Rs 2 millions, dont la majorité va dans l’administration, alors qu’il aurait fallu tout réunir sous un seul centre culturel mauricien. L’interculturalité ne se décrète pas, mais on peut créer les conditions pour que cette rencontre se fasse. »
Pour lui, c’est par pur clientélisme que le centre mauricien a été sacrifié au profit des autres. « La culture est instrumentalisée », affirme-t-il. Il se réfère au travail de l’anthropologue Patrick Eisenlohr (Little India: Diaspora, Time and Ethnolinguistic Belonging in Hindu Mauritius, publié en 2006) pour revenir sur les différentes conceptions de la nation. Parmi elles, celle d’une collection de diasporas où les langues ancestrales imaginées sont vénérées alors que les ancêtres ne les parlaient même pas. « These ancestral languages are hindi, urdu, tamil, telugu, marathi, arabic and mandarin, which are never used in everyday life, and were in most cases not even current among the immigrating ancestors of the people who claim them as their ethnic patrimony », rappelle notamment Patrick Eisenlohr dans son ouvrage Creole Publics: Language, Cultural Citizenship, and the Spread of the Nation in Mauritius, publié en 2007.
« Ensuite, vous aurez des politiciens qui viendront avec un discours hypocrite sur l’unité, mais la vérité c’est que ce n’est pas productif pour eux », insiste Jocelyn Chan Low. Il ajoute que « la vision nationale et interculturelle menace les politiques. Ils parlent de la nation mais ne se donnent pas les moyens de la créer ».
Faut-il écouter Jocelyn Chan Low et fusionner tous les centres en un centre culturel national ? Certains se méfient d’une telle proposition et préfèreraient revoir le fonctionnement des centres qui existent déjà. C’est le cas d’Issa Asgarally, président et membre fondateur de la Fondation pour l’interculturel et la paix. « Le chemin à faire est encore plus long et plus difficile. Il y a même des domaines dans lesquels on recule. Le Centre culturel mauricien a été une bonne démarche, mais aujourd’hui, on doit porter un regard critique sur ce qu’on a fait », explique l’intellectuel.
Appartenances
Selon Issa Asgarally, maintenant que les centres culturels sont en place, on ne peut plus reculer et il serait plus sain de revoir leur fonctionnement. « Ce qu’il faudrait faire, c’est mettre un peu moins d’accent sur le religieux et davantage sur le culturel. Le Centre culturel islamique, par exemple, organise les pèlerinages et les récitations du Coran, mais en fait, c’est immense la culture islamique. » Il cite aussi l’exemple de l’Institut du monde arabe, à Paris, qui comprend également des restaurants et qui est présidé par Jack Lang. « Ici ce serait impossible. Au centre culturel islamique, même le jardinier est musulman », fait-il remarquer.
Le président de la Fondation pour l’interculturel et la paix rejoint toutefois Jocelyn Chan Low sur le fait que les différents centres devraient organiser des événements de manière conjointe. « On peut peut-être parfois faire des activités ensemble. Allons voir plus loin : l’histoire du livre, par exemple, est interculturelle. On ne passe pas assez de temps à réunir, alors que l’identité, c’est la somme de toutes nos appartenances. C’est toujours une affaire individuelle plutôt que collective. L’identité n’est pas figée une fois pour toutes. »
Élément centralisateur
Des propos qui renvoient immanquablement à Amin Maalouf, écrivain d’origine libanaise, qui a décrit le processus de construction et d’opposition de l’identité dans Les identités meurtrières, une des références de la fondation d’Issa Asgarally. « Dès le commencement de ce livre, je parle d’identités meurtrières. Cette appellation ne me paraît pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelque fois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs ou en partisans des tueurs. Leur vision du monde en est biaisée et distordue », peut-on notamment lire dans cet ouvrage.
La génération d’écrivains et de poètes de Robert-Edward Hart à Malcolm de Chazal a tenté de dépasser le cloisonnement par l’invention poétique, notamment celle de la Lémurie, continent ancestral qui aurait coulé et dont l’île Maurice aurait fait partie. Petrusmok, de Malcolm de Chazal, est consacré à ce mythe. La pierre de l’île Maurice elle-même, à travers les montagnes sculptées par les lémuriens, devient alors un marqueur identitaire auquel tout Mauricien peut se rapporter.
Mais il est temps de dépasser tout cela, réplique Issa Asgarally à la mention de la Lémurie : « Cela fait partie de notre somme d’appartenance. Mais il nous faut à présent de nouvelles mythologies. Tout cela participe à la construction d’une identité multiple. Enn sel lepep, enn sel nasyon contient déjà un élément centralisateur. »
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