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Yvan Martial : «Nous avons eu notre Gen Z… entre 1968 et 1976»

Quel bilan après presque un an de « changement » ? Yvan Martial ne voit pas émerger de nouvelle génération de leaders compétents. L’observateur politique exhorte les partis à préparer la relève et à partager le pouvoir avec les jeunes et les femmes.

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Le jet privé malgache qui a atterri dans des circonstances troubles dans la nuit de samedi à dimanche a fait l’objet d’une d’enquête. Mercredi, Paul Bérenger a indiqué que la publication du rapport dépendra du Premier ministre, mais a tout de même partagé quelques éléments. Que révèle ce premier éclairage ?
À quel éclairage faites-vous allusion ? De celui soumis à Paul Bérenger et mis au frais pour Navin Ramgoolam ? Paul Bérenger en connaît peut-être le contenu, mais pas la population. Voilà la population encore privée de son droit à l’înformation. Elle reste sur sa faim, avec ses questions sans réponses. 

Que traduit ce type d’incident, selon vous ?
Depuis l’indépendance, notre classe politique, de tous bords, bafoue la délégation de pouvoirs pour mieux les usurper et monopoliser les décisions. À force d’être rabroués, nos meilleurs fonctionnaires s’enferment dans l’impuissance. On leur répète ad nauseam : « Pa twa ki Premie minis. »

Mais voilà qu’en l’absence du Premier ministre, un jet privé atterrit en catimini et débarque ses VIP, dont un ancien Premier ministre malgache. Ceux-ci quittent librement l’aérogare. Pas de saisie, pas de sanctions. Comment incriminer la tour de contrôle ou la police des frontières ? Ils se défausseront.

Ce désordre découle, dans une large mesure, de l’amendement constitutionnel de 1982, du MMM-PSM, qui a permis à des néophytes de se débarrasser impitoyablement de fonctionnaires compétents comme Jean Delaître, Hervé Duval ou Kati Banymandhub, sous prétexte qu’ils n’étaient pas des béni-oui-oui.

Révoquons cet amendement, et nous cesserons alors d’être sous la menace d’un jet privé. Quand les chefs de services publics redeviendront de vrais chefs responsables et non des pantins, la fonction publique retrouvera son autorité, et la nation, sa dignité.

Quand les chefs de services publics redeviendront de vrais chefs responsables et non des pantins, la fonction publique retrouvera son autorité, et la nation, sa dignité»

En dehors de ce cas précis, quels sont à vos yeux les défis principaux du contrôle et de la transparence aux frontières ?
Il n’y a pas ici de défi, mais une menace constante, due à des fonctionnaires condamnés à l’impuissance, à force d’être dépouillés de toute autorité administrative. On entre à Maurice comme dans un moulin. Nos gardiens ne savent pas quoi faire : ils attendent l’ordre du Premier ministre. Sommes-nous sûrs qu’aucun membre d’équipage de jet privé ne soit pas porteur d’un virus dangereux ? 

Les affaires politiques de ce type peuvent-elles, selon vous, avoir des répercussions diplomatiques ou sécuritaires durables pour Maurice ?
Je ne parlerais pas d’affaire politique, mais plutôt de dysfonctionnements adminis-tratifs. Seul l’avenir dira s’ils auront, ou non, des conséquences sécuritaires. Notre véritable menace, en revanche, reste le trafic de drogue, qui s’est tristement banalisé. Aujourd’hui, il n’existe plus de mauvaise passe pour introduire la drogue dans le pays : les filières semblent fonctionner sans entrave.

Le 11 novembre 2025 marquera un an depuis l’arrivée de l’Alliance du changement au pouvoir. Quel bilan global dressez-vous de ces 12 premiers mois, entre attentes et réalisations ?
Qui, du MSM ou du PTr-MMM-ReA, fêtera le plus joyeusement le premier anniversaire du 11 novembre 2024 ? Je parierais sur le MSM. Quelle consolation dan karo kann : festoyer à l’idée que l’Alliance du changement ne fait pas mieux !

Changement ou pas, je ne vois pas émerger une nouvelle génération de la trempe des Dayendranath Burrenchobay, Franck Richard, Vel Pillay, Jagadish Manrakhan, Wahab Owadally, et, plus près de nous, Kriss Ponusamy ou Sudhamo Lal. Ces hommes d’État dissimulaient leur immense compétence sous des dehors simples, mais savaient, quand il le fallait, dire non aux ministres.

De nombreux Mauriciens expriment un sentiment de lassitude ou de colère vis-à-vis du pouvoir en place. À votre avis, s’agit-il d’une crise conjoncturelle ou d’une rupture de confiance plus profonde ?
Se mettre en colère, de guerre lasse, contre le gouvernement du Changement – ou plutôt contre le changement de gouvernement – relève de la naïveté. Croire encore aux contes de fées électoraux, pire, à la réalisation magique des promesses de campagne, c’est refuser de grandir politiquement.

Gagner une élection est à la portée de n’importe quel champion démagogue. Gouverner longtemps est réservé à de vieux routiers de la politique»

Il fallait remporter les législatives du 10 novembre 2024. On n’a pas ménagé les moyens : on a abusé des promesses, des illusions, des mots creux. Il serait facile d’en dresser l’inventaire. Mais les tenir toutes ? Ce serait ruiner le pays. Qui veut de cette faillite annoncée ?
La parole s’envole, les écrits demeurent, du moins en théorie. Car chez nous, même les scandales inscrits à la une de nos journaux s’effacent vite. Notre mémoire collective est une passoire. Et voilà qu’à force de lassitude ou de colère, certains en viennent déjà à rêver du retour du MSM. Mais qui peut empêcher un peuple de se suicider politiquement ?

Après une succession de scandales, le gouvernement dispose-t-il, selon vous, des ressources suffisantes pour poursuivre son action sereinement ?
Quoi de pire qu’un gouvernement serein ? Remporter des élections générales est relativement aisé. Pensons au MSM, victorieux en 2014 contre le PTr et le MMM : il suffisait alors de surfer sur une vague de mécontentement populaire, provoquée par une overdose de cotomili.

Gouverner correctement et durablement est déjà plus difficile. Surtout si on se met à dos la fonction publique. Après le 10 novembre 2025, l’Alliance du changement n’aura plus le luxe de rappeler sans cesse les fautes ministérielles du MSM. En 2026 et 2027, elle devra non seulement remettre à flot l’économie, mais aussi réhabiliter nos structures administratives, en y plaçant des chefs et sous-chefs capables d’assumer leurs responsabilités sans craindre de déplaire lorsqu’ils agissent dans leur droit.

En 2028-2029, l’Alliance pourra songer à sa réélection. À condition d’avoir réellement redressé la barre durant les années précédentes.

Peut-on envisager une stabilité jusqu’en 2029 dans le climat politique actuel ? 
Il n’y a, sans doute, pas de meilleure stabilité ministérielle que celle que nous connaissons dans cette ère de « changement inespéré ». L’opposition parlementaire est assommée, et l’opposition extraparlementaire a perdu tout mordant. Les municipalités et conseils de district dorment d’un sommeil profond. 

Pas de presse d’opposition, et la presse « solaire » traverse une éclipse totale. Quant aux réseaux sociaux, ils restent prisonniers de leur virtualité. Ah ! Il nous reste quelques dirigeants syndicaux à vie, toujours prompts à prouver leur utilité, quitte à abuser de la démagogie.

La route jusqu’en 2029 s’annonce semée de nids-de-poule, de macadams et de peaux de banane politiques. En voici quelques exemples : recrutements partisans, demi-mesure sur la pension de vieillesse, fixée à 65 ans au lieu d’être indexée sur l’espérance de vie (74 ans), mais imposée brutalement faute de communication claire, malgré la MBC TV et sa kyrielle d’attachés de presse.

S’ajoutent à cela un recrutement aéroportuaire peu goûté par certains, une bombe filiale à la Banque de Maurice... Le spectre d’une génération Z madécasse planera sur l’été à venir, avec la menace de coupures d’eau et d’électricité – et l’on sait les colères que cela peut déclencher. Assirvaden a réussi un joli tour de passe-passe, mais le risque est grand qu’on lui demande de rejouer le même numéro en cas de pannes plus graves.

Ramgoolam et Bérenger ne devraient pas divorcer. Leurs rapports de bon voisinage devraient perdurer. Au mieux, ils peuvent aspirer à jouer les mentors après 2029, à condition de préparer dès maintenant la relève. 

Je réitère une suggestion qui pourrait s’avérer gagnante : créer de véritables ailes jeunes et féminines, chacune ayant le droit de désigner sept candidats (soit 14 au total) à chaque élection générale : deux par région – Nord, Est, Sud, Ouest, hautes et basses Plaines-Wilhems, Port-Louis – sans droit de veto d’aucun dirigeant. Un pouvoir partagé, c’est une mobilisation décuplée. Cette logique devrait valoir pour tous les partis, MSM compris.

Les instabilités à Madagascar pourraient-elles, selon vous, affecter l’économie ou la sécurité mauricienne, notamment en matière de flux migratoires ou de commerce ?
Notre sécurité n’a guère à pâtir de ces instabilités malgaches, à moins que les coupures estivales d’eau et d’électricité y soient aussi exaspérantes que celles que subissent nos sœurs et frères malgaches. Madagascar peut être un pays de grandes opportunités, mais il faut savoir l’aborder avec prudence, dans un dialogue constant et empreint d’humilité avec sa population.
Nos investisseurs sur le territoire malgache connaissent mieux que nous les avantages et les risques liés à leur implantation. Faisons-leur confiance. Ces instabilités persisteront jusqu’à ce que la Grande île se dote d’un gouvernement capable de susciter durablement la pleine confiance de ses citoyens.

Pensez-vous que Maurice appréhende pleinement les enjeux géopolitiques liés à ses voisins de l’océan Indien ?
Comment appréhender des enjeux que nous connaissons si mal ? À propos, à quoi sert réellement la Commission de l’océan Indien (COI) ? Nos enjeux géopolitiques sont aujourd’hui davantage liés à l’Inde qu’à l’Afrique, Madagascar, Comores et Seychelles compris. Nous avons l’immense chance que Mother India nous tende ses bras, souhaitant un rapprochement toujours croissant.

Il est peut-être présomptueux de dire que nous avons moins besoin de nos voisins indocéaniques que ceux-ci pourraient avoir besoin de nos avancées. Nous pourrions les rapprocher du giron de Mother lndia, si elle le consent. Madagascar, de son côté, pourrait renforcer ses liens historiques et culturels avec la Malaisie. Avec ce double patronage, nous pourrions faire partie d’un regroupement planétaire exemplaire, réunissant population et ressources. 

L’Inde et la Malaisie y apporteraient leur puissance économique et leur maîtrise technologique, et nous, îles de la mer des Indes, l’étendue océanique et touristique de nos zones économiques exclusives. Rêvons du possible avènement d’un Marché commun indocéanique. Si seulement nous avions un ministre des Affaires étrangères…

Qui, du MSM ou du PTr-MMM-ReA, fêtera le plus joyeusement le premier anniversaire du 11 novembre 2024 ? Je parierais sur le MSM»

On observe une montée en puissance des jeunes générations, notamment la Gen Z, dans différents mouvements de contestation ou de renversement politique, du Népal au Maroc en passant par Madagascar. Selon vous, quels facteurs expliquent ce sursaut de mobilisation chez les jeunes dans ces pays ?
Montée en puissance ou simple impression de puissance ? La Gen Z est-elle réellement au pouvoir à Madagascar, au Népal ou au Maroc ? Le printemps arabe est-il effectivement au pouvoir en Tunisie et en Égypte ? Les étudiants de Tiananmen sont-ils au pouvoir en Chine ? Les moujiks ont-ils jamais été au vrai pouvoir en Russie ? Les manifestants anti-Netanyahou ne le subissent-ils pas toujours ?

Mai-68 (la « chienlit », pour De Gaulle) s’achève dans un raz-de-marée gaulliste aux législatives du 30 juin 1968. À Maurice, au lendemain de la victoire de Dev Virahsawmy lors de la partielle de Pamplemousses/Triolet en septembre 1970, des ministres travaillistes appréhendaient une prise du pouvoir militante. Elle ne s’est jamais matérialisée. 

On sait ce qu’il advint des « 60-0 » ou presque de 1982, 1991 et 1995. Il y a loin de la manifestation réussie dans la rue au pouvoir ministériel. Gagner une élection est à la portée de n’importe quel champion démagogue. Gouverner longtemps, en revanche, est réservé à de vieux routiers de la politique, capables de slalomer habilement entre les mécontentements populaires.

Pourtant, beaucoup d’observateurs parlent d’un « changement de paradigme » induit par l’activisme numérique et l’irruption des thèmes identitaires, écologiques ou sociaux portés par la jeunesse. Partagez-vous cette analyse ? Maurice est-elle prête à voir émerger des mouvements de rupture venant des jeunes générations ?
Restons à Maurice. L’électorat du 10 novembre 2024 a plébiscité deux quasi-octogénaires, capables d’arrêter une hémorragie économique, drainant des milliards de roupies, puisés dans les poches de consommateurs et de contribuables, pour remplir des valises personnelles, familiales et même policières. 

Nous avons eu notre Gen Z, mais c’était entre 1968 et 1976. Nous avons ensuite vieilli ensemble, survivant politiquement grâce à un élan militant, mais aujourd’hui, sommes-nous à bout de souffle ? La Gen Z est tout sauf une formule magique, capable de changer quelque chose dans notre monde hyperpollué, au point de voir réémerger un Donald Trump comme président des États-Unis. Nous avons la classe politique que nous méritons.

La lutte contre la drogue a mobilisé l’attention publique, notamment avec la création de la National Agency for Drug Control (NADC). Quel bilan en tirez-vous ?
Seule la police dispose des moyens pour lutter contre le fléau de la drogue. Mais pas une police politisée ou partisane, courant derrière des « reward money » (scandale désormais passé de mode) inventés de toutes pièces, avec des complicités encore à élucider. Confions les pleins pouvoirs et les budgets nécessaires à un responsable compétent et peut-être obtiendrons nous des résultats tangibles.

En attendant, on peut déjà attaquer le juteux trafic de drogue autrement : permettre, sous contrôle médico policier, la consommation encadrée et temporaire de drogues pour les toxicomanes qui le souhaitent, jusqu’à leur sortie de « nisa ». Cette idée avait été recommandée dans les années 1990 par Claude Michel et un ancien commissaire des prisons. 

Maurice multiplie les comités et commissions, mais sans résultats tangibles. Quels diagnostics portez-vous sur les causes profondes de cette difficulté à endiguer le fléau ? 
L’adage anglais reste pertinent : « Voulez-vous perpétuer un problème ? Confiez le à un comité, ou pire, à une commission. » Résultat garanti. À la place, je propose un responsable unique : incontestable, consensuel, avec pleins pouvoirs et le budget demandé. Exigeons de lui un calendrier de travail et d’objectifs. Qu’il rende compte publiquement, trimestre après trimestre. Si, au bout d’un an, les résultats ne sont pas au rendez vous, renvoyez-le. Ainsi, en cas d’échec comme en cas de réussite, la population saura à qui demander des comptes.

Le comité est à l’administration ce que certains aspects du capitalisme sont à l’exploitation de l’homme : l’absence de responsabilité. Anonymat garanti en cas d’échec ; en cas de succès, foison de félicitations et de titulaires. Nous pouvons être profondément hypocrites.

Enfin, quels grands enjeux devraient, selon vous, dominer l’agenda politique mauricien dans les prochains mois ?
Je ne suis pas Madame Soleil. Mais laissez-moi formuler quelques vœux, sans grande illusion. J’ai donné plus haut un plan susceptible d’intéresser davantage les femmes et les jeunes à une actualité politique outrageusement dominée par les hommes. Mais les leaders l’abominent. La base l’ignore.

La municipalité de Port-Louis ne célèbre pas, cette année, les 175 ans de sa création, en 1850. L’Assemblée nationale fait de même, malgré le bicentenaire de la création de notre premier conseil de gouvernement, le 9 février 1825.

Je crois en un parlementarisme élargi, siégeant parallèlement, mais gratuitement, à côté de nos édiles, débatant (avec interdiction de lire son discours) des problèmes d’ordre national et même de nos projets de loi, mais avec plus de technicité et moins de bla-bla.
Je n’ai plus confiance dans les structures atrophiées de nos administrations régionales. Mais je crois en l’invincibilité de leaders de proximité, capables de galvaniser d’éventuels collaborateurs dans leur village, quartier urbain, groupe d’amis, entreprise, profession particulière, ou parmi les adeptes d’un passe-temps quelconque, d’une passion collective. Des leaders capables de mobiliser des énergies volontaires, créatrices et prometteuses. Tous les miracles deviennent alors possibles.

Il suffit de nous rallier derrière ceux qui sont meilleurs que nous, ceux capables de transformer notre vie, de lui donner un sens, et une orientation patriotique du meilleur aloi. Un acteur vaut toujours mieux qu’un spectateur. C’est la grâce que je souhaite à mon pays.

 

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