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Santé : l’exode des médecins spécialistes menace le service public

Les syndicalistes dénoncent une pression énorme sur le personnel.

Entre surcharge, système 24/7 et dialogue rompu, le service de santé public perd ses spécialistes au profit du privé. Cette situation préoccupante menace la stabilité et la qualité des soins hospitaliers.

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Le système de santé public mauricien traverse une crise majeure avec une hémorragie sans précédent de ses médecins spécialistes. « Entre 35 et 40 spécialistes ont démissionné du service public depuis ces trois dernières années pour prendre de l’emploi dans le service privé », révèle le Dr Meetheelesh Abeeluck, président de la Government Medical and Dental Officers Association (GMDOA). Cette vague de départs touche des domaines essentiels comme la gynécologie, la pédiatrie, la chirurgie, la médecine interne, la dermatologie et l’anesthésie.

La situation est particulièrement critique dans certaines spécialités où chaque départ fragilise davantage le système. « S’il y a encore un ou deux gynécologues qui s’en vont, le système va ‘crash’ car il n’y aura pas suffisamment de gynécologues pour travailler dans les hôpitaux », alerte le Dr Abeeluck. Cette pénurie croissante risque d’impacter directement la qualité et l’accessibilité des soins pour les patients.

Le Dr Vinesh Sewsurn, président de la Medical and Health Officers Association (MHOA), confirme cette analyse en soulignant qu’il est désormais difficile de recruter tant des professionnels mauriciens qu’étrangers. « Durant un exercice de recrutement des spécialistes étrangers l’année dernière, il n’y a pas eu de postulants parce que ces spécialistes, surtout ceux de l’Inde, travaillent dans des conditions meilleures et perçoivent des rémunérations plus attrayantes », révèle-t-il.

La cause principale de cet exode massif est clairement identifiée : l’imposition du système de travail 24/7 depuis août 2022. « C’est comme une épée de Damoclès sur la tête de tous les médecins spécialistes », explique le Dr Abeeluck. Ce système, inadapté aux ressources humaines disponibles, « a découragé pas mal de spécialistes car le service n’a pas suffisamment de personnel pour opérer ce type de rotation de travail ».

Cette organisation contraint les médecins « à des conditions de travail extrêmes », souligne-t-il. « On ne peut demander à un spécialiste de travailler 31 heures d’affilée », fait-il comprendre, pointant un paradoxe flagrant avec les recommandations du Pay Research Bureau (PRB) qui stipulent clairement que les médecins généralistes ne peuvent pas travailler 31 heures consécutives pour préserver leur santé, leur vie familiale et leur équilibre professionnel.

Les deux responsables syndicaux s’accordent sur la détérioration des conditions de travail. « Nous faisons face à cet exode des professionnels parce que les conditions de travail dans le public se sont considérablement détériorées depuis les cinq dernières années », affirme le Dr Sewsurn, corroborant l’analyse de son confrère.

Le cas particulier de Rodrigues

Le président de la GMDOA met en lumière une contrainte spécifique qui a poussé de nombreux gynécologues à quitter le service public : l’obligation d’effectuer des « postings » à Rodrigues. Ces affectations temporaires, initialement fixées à deux mois et récemment réduites à un mois, imposent aux spécialistes d’être en service permanent.

« Durant cette période, le spécialiste se retrouvait en service 24/7, car il devait assurer une garde en permanence », explique le Dr Abeeluck. « Être de garde pendant 30 jours n’est pas conforme à la loi », ajoute-t-il, partageant son expérience personnelle à Rodrigues où il lui est arrivé de travailler sans relâche pendant 48 heures, sans temps de repos.

Au-delà du système 24/7 et des affectations à Rodrigues, d’autres facteurs aggravants contribuent à cette fuite de cerveaux. Les médecins évoquent notamment « une charge de travail considérable » due au manque chronique de personnel, créant une pression intenable sur les praticiens restants.

Plus préoccupant encore, « ceux qui sont partis ont fait comprendre qu’ils subissaient trop de pression et d’ingérence politique dans le management des patients », révèle le Dr Abeeluck. Un « système dictatorial » s’était installé sous l’ancien gouvernement, où ceux qui osaient remettre en question le fonctionnement du système de santé public étaient sanctionnés par des transferts arbitraires. « La situation était telle que les médecins attendaient à chaque fin de semaine qui allait recevoir sa lettre de transfert », témoigne-t-il.

Le climat de travail dans le public est d’autant plus délétère du fait de « l’amertume dans le service » liée notamment au non-paiement des heures supplémentaires et à la rumeur de suppression des « bank sessions » et des « overtime ». Ces dispositifs permettent actuellement de pallier le manque de personnel, et leur suppression pourrait précipiter l’effondrement du système.

Le Dr Abeeluck illustre cette dégradation par l’exemple des Records Officers qui ont cessé de faire des heures supplémentaires en raison du non-paiement de leurs indemnités. Cette situation crée des retards considérables dans le traitement des dossiers. 

« La classification des dossiers et la préparation des documents pour les rendez-vous est énorme pour une seule personne », explique-t-il. Ce dysfonctionnement explique en partie pourquoi les patients attendent souvent de longues heures avant de pouvoir consulter un spécialiste, même avec un rendez-vous.

L’attractivité du secteur privé

Face à ces conditions difficiles, le secteur privé apparaît comme un havre de paix pour de nombreux spécialistes. Les médecins qui y exercent « peuvent mieux planifier leur emploi du temps », explique le 
Dr Abeeluck. « Ce qui leur permet d’avoir une meilleure qualité de vie et être plus productifs tout en conciliant la vie professionnelle, sociale et familiale. »

Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas principalement pour des raisons financières que les spécialistes quittent le public, mais bien pour « fuir » des conditions de travail dégradées. « Il y a moins de pression dans le service privé que ce soit des administrateurs ou de quiconque. Il n’y a aucun désordre. Le médecin sait ce qu’il veut et peut se donner les moyens pour atteindre ses objectifs », observe le Dr Abeeluck.

Pour enrayer cette hémorragie de spécialistes, les deux responsables syndicaux plaident pour des mesures urgentes et un dialogue constructif. « Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de rencontre entre les syndicats et le ministère de la Santé », déplore le Dr Abeeluck. Selon lui, « le ministre de la Santé est mal conseillé et a des informations erronées sur le service de santé public ».

Face au manque chronique de médecins, « ceux qui sont en service sont surmenés », constate le Dr Abeeluck. Il souligne « une nécessité absolue de recruter des gynécologues, pédiatres, anesthésistes mais aussi des radiologues », ces départements étant particulièrement en difficulté.

Le Dr Sewsurn abonde dans le même sens : « Il faut que le gouvernement améliore ces conditions de travail pour recruter et retenir ces professionnels. Il y a là un travail énorme à faire à travers le PRB pour assurer sa vision afin d’arrêter cette fuite de cerveaux. »

Malgré cette situation critique, les responsables tiennent à souligner que « les membres du personnel hospitalier sont des professionnels qui font de leur mieux, même si la fatigue pèse sur leurs épaules, pour prodiguer les soins appropriés aux patients ». Le Dr Abeeluck déplore le « doctors bashing » sur les réseaux sociaux et les agressions envers le personnel des hôpitaux : « Avec les propos désobligeants qui sont tenus envers les membres du personnel, c’est assez agaçant et embarrassant pour eux. »

Il met en garde contre les généralisations hâtives : « Si on ne fait que marteler que le système de la santé publique ne fonctionne pas convenablement, c’est ce que va penser le public. » Pour lui, il faut reconnaître que la majorité des patients sont satisfaits des services qu’ils reçoivent à l’hôpital. « Il y a de nombreuses interventions chirurgicales qui se font dans les hôpitaux, si le système était aussi mauvais que cela, tous les jours nous aurions enregistré des décès après les interventions », souligne-t-il.

Sans mesures urgentes et structurelles, le système de santé public mauricien pourrait bien se retrouver au bord de l’effondrement, avec des conséquences graves pour l’accès aux soins de la population.

Ram Nowzadick : « Il faut agir tout de suite pour éviter le pire »

Ram NowzadickNowzadick, président de la Nursing Association (NA), dresse un état des lieux nuancé de la situation des infirmiers dans le système de santé public mauricien. Si les Nursing Officers déjà en poste ne rencontrent pas de « véritable problème », c’est au niveau des jeunes diplômés sous contrat, formés dans des institutions comme Polytechnics Mauritius que la situation se complique considérablement. 

« Après avoir signé un contrat pour travailler dans le service public, ils abandonnent leur poste en raison du salaire qu’ils considèrent comme dérisoire et préfèrent trouver de l’emploi dans le secteur privé », explique Ram Nowzadick. Cette désertion précoce amplifie un déficit déjà important.

Avec un manque estimé à environ 1 500 infirmiers, le service public de santé souffre gravement de cette pénurie. Cette situation est d’autant plus problématique que « les services se sont multipliés au fil des années », ouligne le président de la NA. L’augmentation de l’offre de soins n’a pas été accompagnée d’un recrutement proportionnel de personnel soignant.

Face à ce déficit, le système se retrouve contraint de réaffecter du personnel entre différents services, aggravant encore les tensions. « Avec les nouveaux services mis en place, il faut déplacer des membres du personnel d’un service à un autre, alors qu’il y a déjà un manque de personnel », déplore Ram Nowzadick. Ces réorganisations constantes provoquent des mécontentements et génèrent parfois des situations conflictuelles, allant jusqu’à « des cas d’agression envers les membres du personnel », une situation que le président de la NA juge déplorable.

La pénurie d’infirmiers entraîne une cascade d’effets négatifs sur l’ensemble du système de santé. Ram Nowzadick fait comprendre que « le personnel en place doit assumer une surcharge de travail », ce qui provoque inévitablement « fatigue, manque de concentration et absentéisme ». Ce cercle vicieux affecte non seulement la santé des soignants mais compromet également la qualité et la sécurité des soins dispensés aux patients.

Pour répondre à cette crise, diverses pistes ont été explorées. Le recrutement d’infirmiers étrangers avait initialement été envisagé, mais cette option « a vite été abandonnée », précise Ram Nowzadick, sans toutefois détailler les raisons de ce revirement.

Le président de la NA insiste sur l’urgence d’agir, même si les résultats ne seront pas immédiats. Il souligne en effet qu’« il faut compter entre un et trois ans avant que les nouveaux infirmiers soient pleinement opérationnels ». Cette réalité, loin de justifier l’inaction, devrait au contraire motiver une accélération des recrutements, selon lui. « Il faut s’engager dans la voie du recrutement au lieu de s’appesantir sur la situation et ne rien faire. » Il estime que les recrues « pourront aider à résoudre progressivement un problème qui perdure depuis trop longtemps ».

Il insiste : « Il faut agir tout de suite, sinon le problème deviendra plus grave. »

L’intervention urgente du ministre Bachoo sollicitée 

Radhakrishna Sadien, président de la State and Other Employees Federation, a adressé une lettre au ministre de la Santé, Anil Bachoo, pour alerter sur plusieurs dysfonctionnements majeurs : la pénurie de personnel, les retards dans le paiement des heures supplémentaires et le non-versement d’une prime promise.

Dans sa correspondance, Radhakrishna Sadien déplore une gestion insuffisante des ressources humaines, malgré les investissements dans les infrastructures de santé. Il rappelle que le rapport du PRB de 2016 recommandait une planification rigoureuse des effectifs dans les organismes publics pour aligner le nombre et les compétences des employés sur les besoins des services. Ce rapport précisait : « Toute organisation doit réaliser un exercice de planification des ressources humaines afin de disposer des personnes qualifiées et compétentes nécessaires pour atteindre ses objectifs. »

Le syndicaliste souligne que ces recommandations, réitérées en 2021, ont été largement ignorées. « Cette négligence a engendré une pénurie criante de personnel dans les hôpitaux, les cliniques et autres établissements de santé », explique-t-il, notant les conséquences directes sur le fonctionnement du système.

Un autre point de friction concerne les heures supplémentaires, dont les paiements accusent des retards importants. Un accord conclu en 2024 prévoyait un règlement des arriérés sous trois mois maximum. « Or, les délais actuels s’étendent de huit à douze mois, ce qui est inacceptable pour des employés qui se dévouent dans des conditions éprouvantes », déplore-t-il. 

Il évoque également le retard dans le versement d’une prime de Rs 2 000, promise aux employés pour leur participation à un exercice de cohésion d’équipe en 2023. Une communication du ministère des Finances, datée du 18 décembre 2023, confirmait ce paiement, qui n’a toujours pas été effectué. « Cette prime était une reconnaissance de l’engagement des employés. Son absence alimente une insatisfaction croissante parmi ceux qui ont investi temps et énergie », regrette le syndicaliste.

Face à ces défis, Sadien appelle à une intervention urgente du ministre de la Santé pour régler les paiements en souffrance et combler les déficits en personnel. « Nous sollicitons une rencontre pour aborder ces enjeux et garantir que les employés ne soient pas pénalisés par des problèmes hors de leur contrôle », écrit-il.

Le syndicaliste insiste sur les conditions de travail ardues des soignants, confrontés à une surcharge de travail, à des heures supplémentaires non rémunérées et à des engagements non respectés. « Ces difficultés nuisent directement à la qualité des soins offerts à la population. Le ministère doit agir rapidement pour y remédier », conclut-il.

 

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