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Réforme dans la fonction publique : un chantier aussi nécessaire que délicat

Les syndicats défendent un service public contraint par le manque de ressources.

Les critiques de Business Mauritius sur la lenteur administrative relancent le débat sur l’efficacité de la fonction publique à Maurice. Le secteur privé réclame réactivité et digitalisation, tandis que les syndicats soulignent le manque de ressources. Tous s’accordent sur l’urgence d’une réforme équilibrée et inclusive du service public.

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Lors d’une journée de réflexion organisée à Côte-d’Or la semaine dernière, le débat sur l’efficacité de la fonction publique mauricienne a refait surface. Pradeep Dursun, Chief Operating Officer (COO) de Business Mauritius, a ouvertement critiqué ce qu’il décrit comme une lenteur administrative chronique, freinant la coopération entre le secteur public et le secteur privé. Ses propos ont suscité des réactions contrastées, particulièrement du côté syndical, où certains y voient une remise en cause injustifiée du travail des fonctionnaires.

Des obstacles à la performance nationale

Pour Pradeep Dursun, les failles structurelles du système administratif freinent le développement économique du pays. « Le manque de fluidité dans les échanges d’informations, l’absence de vision partagée dans les comités tripartites et la lenteur du processus de digitalisation des services publics constituent des obstacles majeurs à la performance nationale », a-t-il affirmé devant un auditoire composé d’acteurs économiques, institutionnels et syndicaux.

Le représentant de Business Mauritius estime que la transformation du secteur public est essentielle pour renforcer la compétitivité du pays. « Le secteur public doit évoluer pour devenir un véritable partenaire de développement. Trop souvent, les procédures administratives freinent les initiatives », a-t-il souligné, invitant à une réforme en profondeur des pratiques et des structures.

Des critiques jugées injustes

Ces propos n’ont pas manqué de faire réagir les représentants des syndicats de la fonction publique. Pour Haniff Peerun, président du Mauritius Labour Congress (MLC), les critiques de Pradeep Dursun sont infondées et traduisent une méconnaissance du fonctionnement de l’administration. « Comparer les deux secteurs revient à ignorer leurs natures et leurs objectifs distincts », explique-t-il. « Le secteur privé vise le profit, souvent en négligeant l’aspect humain. Le secteur public, lui, opère dans un cadre légal strict et œuvre pour l’intérêt général », ajoute-t-il. 

Selon le syndicaliste, le privé ne pourrait fonctionner sans le soutien du public. « Les entreprises dépendent des autorisations, des licences et des services rendus par les institutions publiques. Ces procédures garantissent la transparence et la légalité, même si elles sont parfois perçues comme lourdes », fait-il ressortir. 

Haniff Peerun rejette également l’idée que des acteurs du privé puissent se poser en donneurs de leçons. « Même les ministres n’ont pas le droit d’intervenir directement dans la gestion administrative. Pourquoi des cadres du privé se permettraient-ils de le faire ? », déclare-t-il. 

Des difficultés structurelles reconnues

Radhakrishna Sadien, négociateur de la State and Other Employees Federation (SOEF), admet que la fonction publique fait face à des difficultés, mais il en attribue la cause à des contraintes structurelles et budgétaires. « Nous faisons face à un manque criant de personnel dans plusieurs départements, notamment dans la santé. De nombreux infirmiers et médecins ont quitté le service sans être remplacés, ce qui provoque des retards », explique-t-il.

Selon lui, la lenteur administrative ne résulte pas d’un manque de volonté, mais d’un déficit de moyens. Il ajoute : « Contrairement aux cliniques privées, l’État ne peut pas recruter facilement des étrangers. De plus, les salaires proposés ne sont pas compétitifs, ce qui rend difficile le recrutement de nouveaux talents ».

Malgré ces contraintes, il affirme que les fonctionnaires « accomplissent leur travail du mieux qu’ils peuvent avec les ressources disponibles ».

La digitalisation : un levier, mais encore imparfait

Si les représentants syndicaux saluent les progrès réalisés ces dernières années, ils reconnaissent que la transition numérique reste inégale. « Il faut admettre qu’il y a eu des améliorations dans certains domaines. Plusieurs démarches administratives peuvent aujourd’hui se faire en ligne, ce qui facilite la vie des citoyens », observe Radhakrishna Sadien.

Haniff Peerun, de son côté, avertit contre une interprétation biaisée de ces avancées : « La digitalisation ne doit pas devenir un prétexte pour déléguer les fonctions publiques à des entités privées. Le moteur du développement économique du pays, c’est le secteur public. Le privé peut collaborer, mais pas diriger ».

Des témoignages venus du terrain économique

Maya Sewnath, représentante de la SME Chambers, partage une vision plus critique. Selon elle, les lenteurs administratives pèsent directement sur les petites et moyennes entreprises. « Les services publics sont déplorables. L’économie mauricienne pourrait prospérer davantage si les fonctionnaires étaient plus efficaces », affirme-t-elle sans détour. Elle cite plusieurs exemples de dysfonctionnements qui touchent le quotidien des entrepreneurs : « Il y a une lenteur sidérante dans plusieurs ministères, notamment dans le traitement des applications et des demandes d’autorisations. Même la DBM Bank n’échappe pas à ces lenteurs ».

La responsable évoque aussi les limites de la digitalisation actuelle. « Les démarches en ligne comportent encore beaucoup de couacs. Les systèmes tombent en panne, les formulaires disparaissent, et les réponses mettent des semaines à arriver. Dans bien des cas, les responsables des PME doivent s’occuper eux-mêmes des démarches administratives, au détriment de leur activité principale. Cela prend un temps considérable », déplore-t-elle.

Maya Sewnath estime que cette situation crée une fracture entre le discours politique et la réalité du terrain. « On parle de modernisation, mais les entreprises continuent à subir les mêmes lenteurs. Voyez ce qui se passe au niveau de la santé : les dossiers disparaissent, les courriels restent sans réponse. Ce manque de suivi mine la confiance », ajoute-t-elle.

Elle reconnaît toutefois quelques exceptions : « Il faut dire que la Mauritius Revenue Authority (MRA) fait du bon travail. Les démarches y sont plus rapides et plus transparentes. Cela montre qu’il est possible d’avoir une administration efficace quand les bons outils et la bonne volonté sont réunis ».

Maya Sewnath s’interroge enfin sur les perspectives de réforme. « Le ministre de la Fonction publique a reconnu la nécessité d’une transformation. Reste à savoir à quel type de réforme on doit s’attendre. Comment va-t-il s’y prendre pour améliorer le système ? Il y aura forcément des résistances, mais le statu quo n’est plus tenable », se demande-t-elle.

Une collaboration nécessaire, mais encadrée

Si les critiques de Business Mauritius ont provoqué une levée de boucliers du côté syndical, elles ont aussi relancé une réflexion de fond : comment renforcer la collaboration entre deux secteurs essentiels à l’économie mauricienne, tout en préservant leurs spécificités ?

Pour les représentants syndicaux, la coopération entre le public et le privé doit se construire sur un dialogue constant, fondé sur la compréhension mutuelle et le respect des rôles de chacun. Haniff Peerun, président du Mauritius Labour Congress (MLC), insiste sur la nécessité d’un cadre légal clair. « Il faut établir des protocoles communs, notamment lors de situations d’urgence comme les fortes averses. On ne peut pas avoir des règles différentes pour le secteur public et le privé lorsqu’il s’agit de la sécurité des travailleurs », explique-t-il.

Radhakrishna Sadien, de la State and Other Employees Federation (SOEF), partage cette position. « Le gouvernement a déjà un protocole bien établi pour les fortes averses, mais il n’en existe pas vraiment dans le privé. Il faut harmoniser ces pratiques pour éviter les disparités et garantir la sécurité de tous les employés », souligne-t-il.

Mais au-delà de la question des protocoles, les syndicats estiment que le secteur privé devrait s’engager davantage dans la contribution au bien commun. « Les grandes compagnies, qui font d’importants profits, devraient investir davantage dans le social et l’environnement. C’est aussi une forme de collaboration. Elles ne peuvent pas dépendre éternellement du gouvernement pour être soutenues », avance Radhakrishna Sadien.

Haniff Peerun rappelle de son côté que la solidarité nationale a souvent fonctionné à sens unique. « Durant la Covid, c’est le gouvernement qui a payé les salaires des employés du privé. Pour le salaire minimum également, l’État a apporté un soutien direct. Le privé bénéficie déjà de cette entraide ; il doit maintenant rendre la pareille », estime-t-il.

Les deux syndicalistes reconnaissent que les secteurs public et privé peuvent collaborer, mais pas se confondre. « Chacun a son rôle à jouer dans l’intérêt du pays. Ce qui importe, c’est le respect et la reconnaissance de ces différences », affirment-ils.

Pour l’économiste Sanjay Matadeen, Senior Lecturer à Middlesex University, la collaboration doit s’élargir à d’autres acteurs. « Il faut une vision plus vaste de la coopération public-privé. Cela devrait inclure les universités, qui peuvent contribuer par la recherche, l’analyse et le partage de connaissances. Des forums de dialogue permanents peuvent être mis en place, avec des fonds existants, pour favoriser les échanges sur les défis communs : l’intelligence artificielle, l’automatisation, la main-d’œuvre et la baisse des exportations. Il faut unir nos ressources et nos forces », explique-t-il.

De son côté, Maya Sewnath, de la SME Chambers, regrette l’absence de représentation des petites et moyennes entreprises dans ces discussions. « Les PME sont exclues des tripartites, car le gouvernement pense que Business Mauritius les représente. C’est faux : cette organisation parle au nom des grandes entreprises. Les petites structures n’ont pas leur mot à dire. Il aurait fallu un représentant des PME dans ces échanges. Espérons que la réforme en préparation corrigera cette lacune », plaide-t-elle. 

Le regard de l’économiste : une transformation incontournable

Pour Sanjay Matadeen, économiste et Senior Lecturer à Middlesex University, le débat s’inscrit dans un contexte mondial où les services publics sont appelés à se réinventer. « Dans les pays développés, la fonction publique évolue vers une administration plus productive et proactive, notamment grâce à l’intelligence artificielle et aux nouvelles technologies », explique-t-il.

Selon lui, la fonction publique mauricienne doit s’inspirer de ces modèles pour placer la population au centre de ses priorités. « Le gouvernement et le secteur public doivent devenir des facilitateurs. L’objectif est de rendre les services plus accessibles, plus rapides et mieux adaptés à l’ère moderne », indique-t-il.

L’économiste souligne l’importance du projet e-Government, considéré comme une étape clé de la modernisation. « Ce projet est très attendu. Nous espérons que le ministère concerné mettra rapidement en œuvre un plan de digitalisation cohérent. Il ne s’agit pas seulement de numériser des formulaires, mais de repenser la manière dont l’État interagit avec les citoyens et les entreprises », fait-il remarquer. 

Vers une coopération redéfinie

Malgré des visions divergentes, un point commun émerge : la nécessité d’une réforme profonde, à la fois organisationnelle et culturelle. Les syndicats insistent sur la préservation du service public et de sa mission d’équité, tandis que les représentants économiques demandent plus d’efficacité et de réactivité. Sanjay Matadeen y voit une complémentarité à exploiter : « Le secteur privé apporte l’agilité et la rapidité d’exécution, alors que le secteur public assure la stabilité et la continuité. Ensemble, ils peuvent créer un environnement propice à l’innovation et au développement durable ».

 

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