
Entre peur, fragilité et désir de soutenir, les hommes vivent le cancer du sein à leur façon. Le Dr Anjum Heera Durgahee décrypte ce rôle invisible mais crucial.
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Le cancer du sein est encore perçu comme un « combat de femmes ». Pourquoi, selon vous ?
Le cancer du sein a historiquement été associé à la féminité, car il touche un organe symbolique de maternité, de séduction et de douceur. Les campagnes de sensibilisation, les marches roses et les témoignages publics ont été portés majoritairement par des femmes, créant inconsciemment une barrière genrée.
Pourtant, cette maladie ne touche pas uniquement les femmes – elle affecte tout un écosystème : conjoint, enfants, parents, collègues. Le combat devrait être collectif. La réduire à une « affaire de femmes » minimise la souffrance et la place émotionnelle des hommes, qui ressentent eux aussi la peur, l’impuissance et parfois la solitude.
Pourquoi un sein malade dérange-t-il autant les hommes ?
Parce que le sein, dans l’imaginaire collectif, est associé à la beauté, au désir et à la maternité. Quand la maladie touche cet organe, elle vient bouleverser toutes ces représentations.
Certains hommes ne savent plus comment regarder ce corps transformé : la peur de « mal regarder », de blesser ou d’exprimer une émotion trop forte les fait se refermer. Ce n’est pas du désintérêt, mais une forme de désorientation affective et sensorielle. Ils se sentent en terrain inconnu, face à un corps qui ne correspond plus à l’image de « femme entière » imposée par la société.
Certains hommes traversent une forme de deuil symbolique : celui du corps connu, du toucher familier, de la spontanéité dans l’intimité. D’autres se sentent coupables de ressentir de la gêne, alors qu’ils aimeraient seulement « aimer sans conditions ». C’est un travail intérieur de redéfinition de la féminité, du couple et de l’amour profond.
Certains hommes se sentent « spectateurs » plutôt qu’acteurs. Cette posture relève-t-elle de la pudeur, de la peur ou de stéréotypes culturels et sociaux ?
Les trois se mêlent. La pudeur, parce que la maladie du sein renvoie à l’intimité féminine, et beaucoup d’hommes n’ont pas appris à en parler sans gêne. La peur, celle de la souffrance, de la mort, de la perte de la femme qu’ils aiment. Les stéréotypes, enfin : l’homme fort, rationnel, ne pleure pas, ne craque pas. Ces modèles entravent l’expression émotionnelle sincère et authentique.
Derrière chaque femme qui se bat, il y a souvent un homme qui aime, qui a peur, qui se tait… et qui souffre aussi»
Selon le rôle – père, fils, conjoint – et l’âge, les réactions diffèrent-elles ?
Tout à fait. Le conjoint vit une double peur : celle de perdre la femme qu’il aime et celle de ne plus la reconnaître dans son corps ou son énergie.
Le père ressent souvent une angoisse protectrice : il voudrait « prendre la maladie à sa place ». Le fils peut réagir avec retrait ou déni, ne sachant pas comment se comporter face à la fragilité maternelle.
Chacun vit la maladie à travers son rôle affectif et le niveau de maturité émotionnelle qu’il a acquis.
Comment les hommes pourraient-ils être mieux impliqués dans l’intimité et le soutien émotionnel ?
Il faut leur donner une place officielle dans le parcours de soin. Les impliquer dans les séances d’information, les inviter à certaines consultations psychologiques, leur proposer des groupes de parole pour conjoints. Mais aussi leur apprendre à parler : à exprimer la peur, à poser des questions, à montrer l’affection autrement. Un mot, une main posée, un regard soutenu valent parfois plus que mille discours.
Le cancer du sein, une épreuve de masculinité : soutenir, rassurer, tout en se sentant impuissant. Comment les hommes vivent-ils ce paradoxe ?
C’est un véritable bouleversement intérieur. D’un côté, ils veulent être le pilier, le repère solide. De l’autre, ils se sentent démunis. Certains vivent une profonde frustration : « Je dois être fort, mais je souffre aussi. » Ce paradoxe peut mener à une fatigue psychologique, parfois à un repli affectif.
C’est pourquoi un accompagnement conjoint (thérapeutique ou de couple) est si précieux : il permet de rétablir un équilibre émotionnel et de donner à chacun l’espace pour respirer dans ce combat partagé.
Le tabou du corps souffrant et du silence masculin : quelles en sont les origines ?
Elles viennent de loin : de la culture familiale, où la douleur ne se dit pas ; de la religion ou des traditions, qui valorisent la pudeur et le silence ; des normes de virilité, où exprimer la peur ou la peine est perçu comme une faiblesse.
Ces croyances enferment les hommes dans un rôle rigide. Or, la vraie virilité, c’est aussi savoir être tendre, vulnérable et compatissant.
Dans les campagnes d’Octobre rose, on voit surtout des rubans et des sourires, mais rarement la souffrance masculine. Manque-t-il une place pour les émotions masculines ?
Oui. Les campagnes mettent en avant la force féminine, la résilience, la beauté malgré la maladie… mais rarement la souffrance silencieuse des conjoints, des pères ou des fils. Intégrer les hommes dans Octobre rose, c’est normaliser le fait qu’ils souffrent aussi, qu’ils doutent, qu’ils ont besoin d’accompagnement. La prévention ne doit pas être seulement un ruban rose, mais aussi un dialogue ouvert sur le vécu humain global.
Comment la place des hommes pourrait-elle être mieux représentée ?
En donnant la parole aux conjoints dans les médias, les associations et les hôpitaux. En créant des espaces mixtes de discussion, où hommes et femmes apprennent à communiquer autour de la maladie. En sensibilisant aussi les jeunes hommes – futurs conjoints, frères, fils – pour qu’ils grandissent avec une vision plus empathique et réaliste de la maladie.
Et si comprendre le cancer du sein, c’était aussi apprendre à regarder la femme autrement ?
Absolument. C’est apprendre à voir au-delà du corps, à aimer la personne dans son entièreté : son courage, sa force tranquille, sa beauté intérieure. Beaucoup d’hommes redécouvrent leur partenaire : non plus à travers l’apparence, mais à travers l’âme. Le cancer devient une épreuve de transformation du regard, une leçon d’amour véritable.
Quels effets cette épreuve peut-elle avoir à long terme sur la vie de couple et la sexualité après le rétablissement ?
La sexualité change, oui, mais elle peut aussi s’approfondir. Certains couples traversent des difficultés – peur du corps changé, perte du désir, sentiment d’être « abîmé ». Mais d’autres découvrent une tendresse nouvelle, une complicité émotionnelle renforcée.
Le plus important, c’est le dialogue. Nommer les peurs, dire les doutes, et parfois se faire accompagner par un(e) psychologue pour reconstruire l’intimité et la confiance. Le cancer du sein ne doit plus être vu comme une épreuve féminine, mais comme une expérience humaine et relationnelle. Derrière chaque femme qui se bat, il y a souvent un homme qui aime, qui a peur, qui se tait… et qui souffre aussi.
Il est temps de parler du courage silencieux des hommes, de leur place dans ce parcours. Comprendre le cancer du sein, c’est apprendre à aimer autrement : avec le cœur, pas seulement avec les yeux.

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