Le Chief Executive Officer de Rogers & Co – groupe engagé dans le tourisme, la logistique, la technologie financière, l’immobilier et l’agro-industrie -, effectue une analyse détaillée de la situation prévalant dans le pays. Dans cet entretien exclusif, Philippe Espitalier-Noël revient sur l’impact de la fermeture des frontières sur la performance 2020-21. Notre interlocuteur aborde le soutien de la Mauritius Investment Corporation aux opérateurs touristiques. Extraits.
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Dans le rapport annuel 2019-20 du groupe, vous affirmiez que les dirigeants des secteurs public et privé seront confrontés à des dilemmes pour trouver le juste équilibre entre les considérations sanitaires et économiques. Un an plus tard, êtes-vous d’avis que les décideurs ont trouvé le juste milieu afin de soutenir et relancer l’économie ? Quels sont les challenges ?
Les décideurs du monde entier ont été dépassés par l’ampleur de la pandémie. Après presque deux ans, nous devons accepter que ce virus continuera de perturber nos vies pendant un bon moment encore. La nature humaine fait que nous sommes mal à l’aise de ne pouvoir être en contrôle de la situation et maîtriser les effets de la pandémie. Désormais, les vaccins nous protègent et évitent que la crise ne s’aggrave davantage sur les plans sanitaire, économique et social.
Depuis le début, un énorme effort a été fait par le pays sur le plan de la sécurité sanitaire afin de faire passer le bien-être de la population avant toute chose. Avec un taux de vaccination élevé, nous sommes désormais mieux armés face au virus et avons repris nos activités grâce à des protocoles sanitaires adaptés pour réduire autant que possible les risques liés à la reprise des flux touristiques.
Les défis restent grands et il nous faudra vivre avec le virus en nous assurant que l’économie reste à flot et que la santé publique soit prise en charge. Je dirais que nous avons bien géré la situation jusqu’ici. Nous devrions profiter du contexte pour faire un état des lieux des services hospitaliers du pays pour ensuite déployer les moyens nécessaires pour répondre aux manquements qui seront identifiés. En tant qu’économie insulaire à haut revenu, nous devons confirmer notre ambition d’avoir des services médicaux qui répondent aux exigences du moment.
Ces défis nous demandent une remise en question plus profonde, nous obligeant à nous réinventer. Cela fait partie de la grande aventure humaine que je trouve passionnante.
Puisque nous y sommes, est-ce que le partenariat entre l’État et le secteur privé a opéré de manière harmonieuse tout au long de la crise ? Vous conviendrez que les critiques des deux côtés n’ont pas manqué.
Dans toute démocratie avancée, c’est le sens critique qui fait avancer les choses. Winston Churchill a dit ceci: « Criticism may not be agreeable, but it is necessary ». Je ne m’offusque pas du fait qu’il y ait différentes prises de position dans notre pays, car d’aucuns doivent savoir entendre, voire promouvoir, la voix de toutes les parties prenantes. Ce n’est pas paradoxal et il faut s’attendre à nous retrouver avec des intérêts divergents qui doivent être conciliés par le dialogue.
La difficulté est de maintenir en permanence un regard partagé sur les grands axes prioritaires et de formuler des critiques constructives, réalistes et bienveillantes pour faire avancer les choses. Maurice a démontré sa capacité à aller au-delà des divergences dans l’intérêt de tous. Tout le monde sait que la communauté des affaires et le gouvernement sont condamnés à renouveler en permanence leur modus operandi.
La Covid-19 a créé une période charnière et nous devons tous répondre présent à ce rendez-vous. Chaque partie prenante doit faire son examen de conscience en toute humilité, y compris la communauté des affaires.
Le développement économique et social de notre pays est conditionné par la qualité du dialogue que nous arrivons à établir et par les efforts pour l’élaboration d’objectifs partagés. Je salue les efforts consentis par de nombreux dirigeants de tous bords pour mieux structurer les échanges, car ce partenariat est plus que jamais une condition sine qua non pour nous sortir de la crise.
Il faudra continuer à aider les agents économiques qui ont été touchés à surmonter leurs difficultés, afin qu’un maximum d’entreprises puissent contribuer à cette reprise.»
L’an 2021 est présenté comme étant la phase initiale d’une longue reprise. Il est question d’un rebond à 5,5 %. Est-ce réalisable ? Sommes-nous trop optimistes ?
L’arrêt des activités dans plusieurs secteurs économiques durant plusieurs mois a fortement affecté le produit intérieur brut (PIB) mauricien. Bien malin celui qui peut prédire le taux de croissance pour 2021-22.
Nous allons mesurer la croissance sur une base réduite du PIB et cet objectif, de ce fait, me semble réaliste. Il est néanmoins encore un peu tôt pour affirmer le chiffre de 5,5 % car la croissance dépendra beaucoup de la reprise touristique qui s’annonce encourageante. Il faudra continuer à aider les agents économiques qui ont été touchés à surmonter leurs difficultés, afin qu’un maximum d’entreprises puissent contribuer à cette reprise. Je suis convaincu que c’est en donnant le meilleur de nous-mêmes que nous aurons la plus forte progression possible.
Cet optimisme se reflétera-t-il dans le bilan financier 2020-21 de Rogers & Co ?
Soyons mesurés. Le groupe Rogers est l’un des plus investis du pays dans l’espace touristique, et il est évident que l’impact négatif du secteur sur nos résultats à fin juin 2021 sera très conséquent, compte tenu de l’année que nous venons de vivre. Il faudrait être magicien pour que cela en soit autrement.
Comme nous l’avons partagé dans nos communications, les efforts consentis nous ont beaucoup apporté et ont eu un impact positif sur les résultats de nos autres secteurs. Par exemple, nos filiales Ascencia et Velogic continuent de produire des performances positives. Ces bons résultats resteront insuffisants pour compenser le manque à gagner lié aux pertes engendrées par nos opérations touristiques.
Durant ces mois de panne dans nos activités touristiques, nous avons fait le maximum pour nous mettre en phase avec les conditions du marché qui, à notre avis, vont prévaloir avec la réouverture. Nous pensons que la reprise sera suffisamment solide pour influer positivement sur le chiffre d’affaires du groupe, avec un effet moindre sur la réduction des pertes. Ce n’est qu’en 2022-23 que nous pensons que nos opérations hôtelières renoueront avec la profitabilité.
La reprise repose sur un flux quasi-normal de touristes au cours du troisième trimestre. Rogers & Co est présent dans le secteur par le biais de VLH et, de manière indirecte, de New Mauritius Hotels. Les réservations confirment-elles ce retour des visiteurs vers la destination mauricienne ?
Pour le moment, le haut de gamme a une meilleure tenue que les produits d’entrée de gamme. En nous appuyant sur la tendance actuelle et les données disponibles, nous pensons que la majorité de nos hôtels pourront atteindre entre 45 et 50 % d’occupation au cours de la période allant d’octobre à décembre 2021.
Au-delà de cette période, la visibilité est moins bonne que d’habitude, d’où la difficulté de prédire le comportement du marché à partir de janvier 2022.
Je pense que le pays n’a pas encore dit son dernier mot pour ce qui est de promouvoir la reprise. Pour de nombreux voyageurs, plus que jamais, l’espace, c’est le luxe. Et cet espace, nous l’avons dans nos hôtels. Avec la vaccination, je pense que nous avons une carte promotionnelle unique à jouer car les voyageurs seront rapidement aussi bien, sinon mieux protégés que s’ils restaient dans leurs pays.
Nous pensons que la reprise sera suffisamment solide pour influer positivement sur le chiffre d’affaires du groupe avec un effet moindre sur la réduction des pertes.»
Dans ce contexte de réouverture des frontières, les opérateurs touristiques ont des appréhensions quant au nombre de sièges proposés sur la destination. Quel est votre avis ?
L’Association du transport aérien international prévoit un retour à la normale pour 2024. Concernant la destination Maurice, nous faisons face, pour l’heure, à un manque de visibilité à l’horizon 2022 et au-delà. En octobre, la capacité en termes de sièges en provenance de nos marchés porteurs sera à 50 % du nombre de sièges disponibles avant la pandémie. Avec un surplus dans le nombre d’avions dans le monde, la capacité sera au rendez-vous si la demande se confirme pour notre île.
Avec une tendance porteuse pour l’hôtellerie de luxe, ce qui m’inquiète, c’est la disponibilité des sièges dans les classes supérieures. La plupart des avions sont configurés avec un ratio très faible de sièges business ou de première classe. Ceci freine les réservations additionnelles et cette clientèle ira ailleurs par manque de sièges.
Tourisme, toujours. Sevré de revenus depuis avril 2020, le secteur est sous respiration artificielle. La Mauritius Investment Corporation (MIC) a été créée pour soutenir les entreprises d’importance systémique pour l’économie. Est-ce que sa création est intervenue à un moment opportun ? Comment la MIC a-t-elle été bénéfique à ce jour ?
Effectivement, la création de la MIC est intervenue au bon moment, étant donné qu’il était vital de soutenir le secteur. Elle a permis aux groupes hôteliers d’obtenir des emprunts à long terme, à une période où d’autres institutions financières avaient adopté une approche plus prudente afin d’éviter de fragiliser le système bancaire. À ce jour, le financement accordé à travers ce mécanisme a permis de préserver des emplois et de maintenir les hôtels en état pour la réouverture. De plus, nous pouvons espérer qu’une reprise permettra aux groupes hôteliers de rembourser leurs prêts à terme.
Les défis restent grands et il nous faudra vivre avec le virus en nous assurant que l’économie reste à flot et que la santé publique soit prise en charge.»
Est-ce que VLH a sollicité la MIC pour un prêt ? De quel montant parle-t-on ?
VLH a sollicité la MIC pour un financement et a obtenu un montant maximum de Rs 1,3 milliard.
Tourisme et aviation vont de pair. Rogers & Co est incontournable dans le segment du voyage par le biais de Rogers Aviation et sa participation dans Air Mauritius. Est-ce qu’une meilleure visibilité est requise au sujet de la relance du transporteur national ? Comment ?
Le plus important est une visibilité des capacités aériennes dont l’île disposera, ceci avec le maximum d’anticipation possible. Rogers Aviation maintient son rôle habituel auprès des lignes qu’elle représente. Concernant Air Mauritius, compte tenu de notre participation historique à sa création et de notre soutien indéfectible pendant plus de 50 ans, il est clair que nous croyons dans la nécessité d’une compagnie aérienne nationale. Nous devons attendre la décision des administrateurs et le choix du gouvernement afin d’appréhender le champ des possibles. Cette décision mérite d’être prise de façon dépassionnée en tenant compte de tous les enjeux pour l’avenir du tourisme, de notre économie et du pays.
Rogers & Co domine l’actualité boursière. Démarrons avec Ascencia, premier propriétaire et gérant de centres commerciaux du pays. En tant qu’actionnaire de référence, quelles sont les retombées positives auxquelles vous vous attendez ?
Dans un contexte économique marqué par la crise sanitaire, accéder au marché officiel de la SEM a une importance stratégique pour l’entreprise. En effet, les sociétés cotées sur ce marché suscitent l’intérêt des investisseurs étrangers, ce qui facilite la levée de capitaux pour permettre le financement de leurs projets futurs.
Ce « listing » permettra à Ascencia d’être sur le radar des plateformes internationales, telles que Bloomberg. D’ailleurs, le cours en Bourse et le niveau de liquidités de la société progressent de manière intéressante. C’est très encourageant car cela démontre la confiance qu’accordent les investisseurs à Ascencia.
En octobre, la capacité en termes de sièges en provenance de nos marchés porteurs sera à 50 % du nombre de sièges disponibles avant la pandémie.»
Maintenant, le groupe envisage le « listing » de Velogic sur le marché secondaire, le Development & Enterprise Market. Qu’est-ce qui motivé cette introduction à la Bourse de Maurice ?
Grâce à son expertise et à son réseau à travers le monde, Velogic est devenu un partenaire de choix dans la chaîne logistique. Avec quelque 1 400 collaborateurs, la stratégie de Velogic est de consolider ses activités sur ses marchés traditionnels tout en se concentrant sur les marchés émergents, tels que l’Afrique de l’Est, Madagascar et l’Inde. C’est la raison pour laquelle l’entreprise a amorcé une stratégie d’expansion au-delà de nos frontières.
Le « listing » de Velogic fait partie d’un plan à long terme, défini depuis quelques années, pour soutenir la stratégie de croissance de l’entreprise. L’introduction en Bourse offrira donc la possibilité au grand public et aux autres investisseurs de participer à la croissance de la seule entreprise cotée qui soit véritablement intégrée aux flux logistiques internationaux.
Économie et développement durable sont inséparables quand on parle de progrès. Vous êtes le président de la commission Sustainability and Inclusive Growth au sein de Business Mauritius. D’abord, dans un contexte local, quelle définition du développement durable serait la plus appropriée ?
Avant de considérer l’avenir, il nous faut prendre conscience que nous n’avons pas pris soin de notre île et de son environnement, par ignorance principalement. Maintenant que nous sommes avertis des dégâts et des enjeux, nous ne pouvons, de manière consciente, garder les mêmes pratiques.
Les Nations unies ont effectué un travail remarquable en structurant les 17 objectifs de développement durable. Il nous fallait énoncer les priorités pour notre île en tenant compte de ces objectifs. C’est dans cet esprit que nous avons mobilisé une équipe de volontaires au sein de Business Mauritius pour créer, en août 2020, le pacte ‘SigneNatir’, qui comprend des directives pour accompagner les entreprises mauriciennes dans leur prise de décision. Ce document les aide à participer pleinement au développement durable et inclusif de leur secteur d’activité et du pays dans son ensemble. J’encourage vivement les entreprises qui n’ont pas encore signé le pacte à le faire.
In fine, l’objectif doit être de créer durablement de la valeur économique tout en veillant à la protection de l’environnement et en s’assurant de ne laisser personne en dehors de l’évolution positive liée à ce développement. Il ne s’agit pas seulement de préserver : il nous faut reconstruire.
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